• Les trésors de la boîte à livres 1

    photo Pierre Ahnne

     

    Qui ne connaît les boîtes à livres ? On y prend ce qu’on y trouve et, du moins en principe, on y remplace ce qu’on y a pris. Ce qu’on y trouve : des manuels de jardinage, des livres de poche éculés, des Guides du routard datant un peu… Mais il y a des emplacements privilégiés. Ainsi, sur la côte normande, habitaient, il y a encore peu de temps, de vieux messieurs et de vieilles dames qui avaient des bibliothèques. Leurs descendants, sans doute, n’ont plus ni leurs intérêts ni leurs goûts. En tout cas, on peut, au hasard d’une promenade, tomber sur tout un lot d’ouvrages publiés au cours des années 1920 par Ferenczi et fils dans la collection Le Livre moderne illustré (dont j’ai déjà parlé ici).

     

    Il y avait Les Noces vénitiennes, d’Abel Hernant (1924), L’Ascension de monsieur Baslèvre, d’Édouard Estaunié (1918, édition 1926), Myrrhine, courtisane et martyre, de Pierre Mille (1922, édition 1927)… Bien d’autres choses qu’il fallut abandonner, surtout en l’absence de monnaie d’échange.

     

    Les fêtes de fin d’année approchent, c’est la saison des surprises, laissez-moi partager un peu avec vous deux de celles que le temps et le hasard m’ont faites.

     

     

    photo Pierre AhnneFrancis Carco, Les Innocents (bois originaux de Dignimont)

     

    C’est l’histoire du Milord et de mademoiselle Savonnette, qui se sont rencontrés à Besançon. Mais le Milord n’est que de passage. Il doit regagner Paris, où l’appelle le désir d’accomplir de grandes choses dans le monde de la délinquance : « Y a l’filon, là-bas… t’sais… Les copains… » Dans la capitale il rencontre Winnie, laquelle est anglaise, et voit immédiatement en lui le héros d’un roman possible : « Elle n’aimait pas le Milord, mais elle se sentait amoureuse, pour son livre, de tout ce qui formait sa vie mystérieuse ». Carco, dit-on, s’est inspiré, pour son deuxième ouvrage publié, de sa liaison avec Katherine Mansfield.

     

    À Besançon, Savonnette pense au Milord et vend ses charmes, aux civils comme aux militaires (avant sa réédition dans la collection en 1924, le roman est paru d’abord, au Mercure de France, en 1916). Son frère, N’a-qu’un-œil, comme son nom l’indique, ne la surveille qu’à demi.

     

    À « Paname », la vie du Milord est plus compliquée que prévu. Winnie l’incite à « aller jusqu’au bout » de lui-même – « Plus tard, quand vous avez commis les choses horribles, vous pouvez vous reposer ». Avec elle, le jeune homme découvre un monde inconnu, et les dialogues, hyperréalistes et contrastés, traduisent la fascination réciproque des personnages pour l’impression d’étrangeté que chacun suscite chez l’autre : « Vous allez dans la pluie et vous cherchez à échapper… Vous savez très bien qu’il est la fin de votre vie, l’amour… et alors, c’est comme si vous êtes furieux » / « J’suis un vrai mec et j’fais c’qu’il m’plaît, mais d’puis que j’m’ai mis avec toi, t’as tout serché pour m’barrer la route et c’est marre, t’entends bien ».

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Le Milord hésite entre les perspectives ouvertes par Winnie et la nostalgie de Savonnette (« Je l’aime et elle m’aime. Et, jamais, ça s’ra possible, à cause qu’on a, les deux, chacun ses imaginations »). Il s’engage, il est blessé, le revoilà, comme par hasard, à Besançon. Il y revoit Savonnette. Winnie vient lui rendre visite…

     

    Il y a des départs, des retours, des bagarres, des scènes torrides. Comme le fait aussi Mac Orlan, comme le fera Genet, l’auteur de Jésus-la-Caille (1914) sonde les profondeurs des gens sans instruction et le romanesque des voyous que leur romanesque captive. Tandis que l’histoire déroule son cours tortueux, le décor poursuit sa vie mélancolique : « Dehors, l’épaisse ondée des jours d’hiver frappait les pavés blancs » ; « Mille bruits s’élevaient. Une sirène, puis une autre se firent entendre et le sifflet du petit train départemental qui traverse les remparts »… L’histoire, c’est aussi celle d’un roman qui s’écrit. Winnie le sent prendre tournure, mais elle cherche le dénouement. Quel sera-t-il ? Funeste.

     

    (Suite la semaine prochaine)

     

    Illustrations : bois de Dignimont illustrant Les Innocents, de Carco

     

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