• Les trésors de la boîte à livres 2

    photo Pierre Ahnne

     

    Qui ne connaît les boîtes à livres ? On y prend ce qu’on y trouve et, du moins en principe, on y remplace ce qu’on y a pris. Ce qu’on y trouve : des manuels de jardinage, des livres de poche éculés, des Guides du routard datant un peu… Mais il y a des emplacements privilégiés. Ainsi, sur la côte normande, habitaient, il y a encore peu de temps, de vieux messieurs et de vieilles dames qui avaient des bibliothèques. Leurs descendants, sans doute, n’ont plus ni leurs intérêts ni leurs goûts. Et on peut, au hasard d’une promenade, tomber sur tout un lot d’ouvrages publiés au cours des années 1920 par Ferenczi et fils dans la collection Le Livre moderne illustré (dont j’ai déjà parlé ici – et ici).

     

    Il y avait Les Noces vénitiennes, d’Abel Hernant (1924), L’Ascension de monsieur Baslèvre, d’Édouard Estaunié (1918, réédité en 1926), Myrrhine, courtisane et martyre, de Pierre Mille (1922, réédité en 1927)… Bien d’autres choses qu’il fallut abandonner, surtout en l’absence de monnaie d’échange.

     

    Les fêtes de fin d’année approchent, c’est la saison des surprises, laissez-moi partager un peu avec vous deux de celles que le temps et le hasard m’ont faites.

     

     

    photo Pierre AhnneAndré Savignon, Une femme dans chaque port (bois gravés de Gustave Alaux)

     

    En 1912, il eut le Goncourt pour Filles de la pluie (chez Grasset), qui n’était pas un roman mais plutôt, comme l’indiquait le sous-titre, un ensemble de Scènes de la vie ouessantine. Il fallut ensuite attendre six ans pour voir paraître (chez Flammarion) un nouveau livre, Une femme dans chaque port, qui n’était pas un roman non plus, et fut repris dans la collection Le Livre moderne illustré en 1926.

     

    Des filles aux femmes, et d’Ouessant à plusieurs ports d’Europe du Nord, si le principe était le même le propos et l’ambiance se révélaient assez différents. Dans le premier ouvrage, le journaliste André Savignon (1878-1947), après, visiblement, une enquête de terrain, enchaînait des histoires vraies ou imaginaires inspirées par la vie singulière des femmes sur une île que les dangers de la mer isolaient doublement du continent, et d’où les hommes étaient absents pour de longues périodes – navigation au long cours ou pêches d’Islande. Les épouses solitaires, mais nullement désespérées, étaient les héroïnes énergiques de ces récits où leurs compagnons n’avaient ni le premier ni le beau rôle.

     

    Le livre suivant se présente à nouveau comme une suite de quasi-nouvelles, à peine plus étroitement reliées entre elles par la présence d’un « skipper », Hansselin, et d’Allan, dont on ne sait pas trop s’il est son second ou un simple « marin amateur » tenant lieu de confident et d’homme de confiance. En tout cas, ce personnage un brin pervers, toujours prêt à écouter les discours des uns et des autres et, au moyen d’insinuations calculées, à « remuer [leurs] âme[s] » afin de « voir ce qu’au fond d’[eux]-mêmes » ils pensent, fait un narrateur idéal.

     

    Que nous raconte-t-il ? Des histoires de femmes, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles se situent bien loin avant Me Too. Celles (la majorité) qui ne font pas figure d’assez fades victimes sont, disons-le franchement, dissimulatrices, cruelles et totalement autocentrées. « Une femme a cessé d’être femme quand elle ne cherche plus à griffer ni à tromper », on ne sait s’il faut « admirer son cynisme ou plaindre son inconscience », j’en passe…

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Il est vrai que les hommes, ici, sont des marins, et que les marins… Nous sommes dans cette littérature qui fut à la mode entre les deux guerres, et dont les héros « ont vu la mort en face, dans les rixes des maisons de femmes, dans les champs d’or du Sud-Africain ou sur le pont d’un bateau, (…) ont couru la grande aventure et (…) tiennent qu’un coup de couteau est vite donné ». Littérature d’action qui fut, tout autant, une littérature d’atmosphère. Celle des ports quand « le cri déchirant des journaux du soir se mêl[e] aux clameurs des disputes et des éclats de rire », que « des orgues de Barbarie se [font] entendre » et que « la rue entière, peu à peu inondée de stout et de whisky, sembl[e] tressaillir, chanter, rire ou pleurer, on ne [sait] pas trop, tandis que l’appel des grands vapeurs (…) étouff[e] un moment ce vacarme ». Celle qui règne sur l’eau, par temps de brume (« Toute la mer (…) nous fut un monde nouveau, vaste néant où plus rien ne semblait subsister »), par gros temps (« Le pont du bateau devint pareil à un lieu hanté dont des éléments inconnus et irrésistibles auraient pris possession »), par temps clair (« Une force généreuse (…) se jouait dans la voilure ; (…) le bateau entier frémissait sous cette étreinte mâle et, dans son plaisir, il s’inclinait sur le côté, comme une bête voluptueuse se couche sous la main qui caresse »).

     

    On navigue entre l’Angleterre, l’Irlande, la France, Jersey étant le centre emblématique de ces va-et-vient – avec quelques détours plus lointains, par l’Amérique, du Sud comme du Nord, ou les Antilles. Et l’on ne sait jamais très bien quelle est la nationalité des personnages. Quelle importance ? Tous sont citoyens du même monde. Celui de l’aventure, et des aventures, la plupart du temps, ici, assez sinistres, voire sordides. Même la nature « n’est pas toujours saine. À ses heures, elle est pleine de griseries, elle a ses ivresses, ses langueurs aussi, elle est dangereuse ». Et « l’art des hommes » réussit « à égaler les perversions de la nature »…

     

    P. A.

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Illustrations : bois gravés de Gustave Alaux illustrant Une femme dans chaque port d'André Savignon, sauf pour ce qui est de la dernière, bois de Dignimont

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