• Braconnages, Reinhard Kaiser-Mühlecker, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay (Gallimard)

    www.itinera-magica.comLe seul livre qu’on mentionne et qu’on ouvre, dans ce roman d’un jeune auteur déjà célèbre en son pays et au-delà, est une œuvre d’Adalbert Stifter. Et, d’abord, le lecteur s’étonne. Certes, tout se passe ici dans la campagne autrichienne, où Jakob, le héros, dirige une exploitation agricole. Cependant l’auteur de L’Arrière-saison (1) peignait, avec quel luxe de détails, le mystère des choses et celui de la nature ; alors que chez Reinhard Kaiser-Mühlecker rien de tel, les objets, nombreux, ne sont que les vecteurs de l’action, dont les lieux, mis à part le pont autoroutier qui domine les champs de Jakob, sur lesquels il déverse un incessant bruit de fond, ne constituent que le décor.

     

    Bref, peu de rapports, se dit-on dans un premier temps, avec l’œuvre du grand écrivain célébré par Nietzsche et Kafka. Puis, on se rappelle que cet auteur prolifique s’est, un beau jour de 1868, tranché la gorge. Et on commence à mieux comprendre…

     

    « Ferme de l’année »

     

    Jakob a la responsabilité de la ferme depuis son plus jeune âge : ni son frère ni sa sœur ne s’y sont intéressés, et son père, du moins en apparence, est un incapable passablement perturbé. L’exploitation ne marche pas très bien : l’élevage de poissons a été un échec, et les poulets ne vont pas fort. Quant à la vie privée de Jakob… Après avoir enfin compris que l’enfant de Nina n’était pas son propre fils, il l’a quittée, et il passe désormais ses soirées à boire de la bière en traînant sur Tinder. De temps à autre, il sort de sa table de nuit un vieux revolver dont le barillet ne contient qu’une seule balle, et joue à la roulette russe. Sans succès pour le moment.

     

    Mais Jakob rencontre Katja, jeune artiste invitée en résidence dans le bourg voisin. Contre toute attente une relation naît entre eux, qui aboutit à un mariage et à la naissance d’un jeune Brandon. Ayant hérité de sa grand-mère, Jakob, sous l’influence de son énergique compagne, se lance dans l’élevage des porcs. L’attribution à son domaine du titre de « Ferme de l’année 2021 » vient couronner son ascension.

     

    « Gris d’Hitler » et « casque antibruit »

     

    Si on s’en tient à ce résumé, qui ne néglige que les dernières pages du roman, on omet l’essentiel : l’incroyable tension qu’on éprouve à le lire. Rien de spectaculaire n’advient. Seuls de discrets détails-jalons viennent s’accumuler, qui ne prendront leur sens que lors du dénouement brutal. Mais rarement récit aura produit un si fort sentiment d’angoisse et de péril sous-jacent.

     

    Au premier plan, la vie de la ferme suit son cours, sans qu’on ait pourtant jamais le soupçon d’être dans un roman documentaire ou à thématique écologico-sociétale. L’art du déplacement est poussé à son comble. On se sent toujours au bord de ce dont il s’agit vraiment – c’est-à-dire d’une violence souterraine, laquelle n’affleure que par le biais de détails intrigants ou d’allusions lacunaires. Le revolver, « découvert dans une vieille sacoche, sous les combles de la ferme », a appartenu au grand-père de Jakob. Ce même aïeul s’est enrichi grâce à « l’argent des Juifs », dont son petit-fils finira par hériter. À l’auberge, les paysans, dont certains arborent « le costume traditionnel du pays », fument ce qu’on appelle, « sans trop savoir pourquoi », « le gris d’Hitler ». Jakob entre en fureur quand il voit les citadins goûter à la campagne « les vertus de l’oisiveté, dont on vous reb[at] les oreilles à la radio » (« Connards. Avait-il le temps de paresser, lui ? »). On partage exclusivement son point de vue, n’entrant dans ses pensées qu’autant que lui-même éprouve le besoin de le faire : il a eu jadis une « histoire avec Markus, qu’il [est] préférable de passer sous silence » et dont on apprendra plus tard qu’elle n’est pas ce qu’on serait d’abord tenté  d’imaginer ; Katja, heureusement, « ne [sait] pas ce qu’on [sait) à son sujet ici » ; un jour, il a « lancé une grande et lourde brique (…), visant son père » ; au début du récit, on le voit empoisonner son chien ; puis il aura, plus tard, un autre chien…

     

    Sa femme le regarde souvent avec perplexité, sentant qu’il y a « quelque chose qui cloch[e] » chez lui. Mais qui est venu « braconner » dans le domaine de l’autre ? Est-ce lui qui l’a « attirée dans ses filets », ou elle qui l’a « épinglé à son tableau de chasse » ? La vaillante jeune épouse est ambivalente. Tout le monde l’est, dans ce curieux livre, construit tout entier sur un triple écart : entre le quotidien et ce qui pourrait arriver à tout moment ; entre le personnage et les autres, que nous observons avec lui depuis « la fenêtre de l'existence » ; entre le personnage et lui-même, dont il cherche à s’isoler au moyen du « casque antibruit » dans lequel il écoute la radio à fort volume.

     

    « Qui était-il, alors ? »

     

    Pourtant, cet écart entre lui et lui fascine aussi Jakob, au point qu’il y revient sans cesse. Ce jeune fermier sans grande instruction est hanté de questions et de réflexions, portées par de longues phrases à la syntaxe impeccable, que le traducteur restitue avec la rigueur et l’élégance dont il est coutumier. Parfois, Jakob ne pense à rien, mais souvent il pense à Dieu, à sa vie (« Les obstacles semés sur sa route [ont-ils été] une épreuve cruelle digne de l’Ancien Testament ? »), à ce qu’il peut bien être : le monde croit qu’il tient de son grand-père ; lui-même sait qu’il ressemble à son père ; « mais s’il s’[est] toujours comporté comme un autre, qui [est]-il, alors ? »…

     

    Qui ? Un paysan autrichien de 2021 ; un jeune mari qui aime son épouse et son fils ; un homme jamais certain de ne pas risquer de les perdre, et cela par sa propre faute – il risque en effet toujours de voir surgir un autre en lui. La superposition de l’Histoire, de la psychologie et de la métaphysique donne à ce sombre récit ses profondeurs. Sombres. Ne le sont-elles pas toujours ?

     

    P. A.

     

    (1) Traduction française Martine Keyser, Gallimard 2000

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    Tags Tags : , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :