• La Boule de neige, Brigid Brophy, traduit de l’anglais par Léo Lack (Belfond [vintage])

    en.kinorium.comPersonnage méconnu chez nous et singulier que Brigid Brophy (1929-1995)… Féministe, prônant le mariage homosexuel bien avant l’heure, heureusement mariée à un historien d’art mais entretenant une liaison avec Iris Murdoch, elle est l’auteure d’essais et d’une dizaine de romans, « souvent érotiques », dit l’éditeur, et « marqués par l’influence de Sigmund Freud ».

     

    Ce roman-ci, ajoute-t-il, paru en 1964 (première édition française en 1967), « fit scandale lors de sa publication ». L’influence de l’inventeur de la psychanalyse n’y sauterait pourtant pas d’abord aux yeux, n’était la présence assez directe de la sexualité et son imbrication avec la mort. Ainsi, peut-être, que le retour insistant d’une question : jusqu’où Don Juan est-il allé avec Donna Anna avant que celle-ci le chasse de sa chambre en appelant au secours son père, le Commandeur ?

     

    « Vers le lit le plus proche… »

     

    L’opéra de Mozart prête sa musique à l’histoire d’amour et de séduction que nous conte l’écrivaine anglaise. Dans leur vaste et luxueuse demeure londonienne, Anne et Tom-Tom donnent un bal masqué pour le réveillon. Thème : le XVIIIe siècle. Parmi les invités figurent Anna K. en Dona Anna, un homme masqué et costumé, dont on ne verra qu’à peine le visage et dont on ignorera toujours le nom, en Don Juan, la jeune Ruth en Chérubin, son amoureux, Edward, en Casanova. Pris dans la logique de leurs rôles, Anna et « Don Juan » s’attirent, se rapprochent, ont de longs dialogues brillants et obscurs, tandis qu’en contrepoint le bal suit son cours et que Ruth cède pour la première fois à Edward, dont c’est la première fois aussi. Les deux héros principaux s’éclipsent pour aller chez lui faire l’amour (« J’ai perdu toute honte, dit-elle. J’ai tout simplement envie de vous emmener vers le lit le plus proche »). Sans lever le masque pour autant (« Que saurions-nous vraiment de plus si nous savions tout l’un de l’autre ? »). Ensuite ils retournent à la soirée.

     

    « Vous comprenez, n’est-ce pas, que vous ne pouvez pas simplement disparaître… vous en aller… à la fin de ce bal ? » lui dit-il. Le fera-t-elle ? Laissons la surprise au lecteur, même si nous ne sommes pas chez Agatha Christie. Nous sommes dans quelque chose d’assez peu traditionnellement britannique, et qu’un mot résume : baroque. D’abord de par les thèmes. Masques et théâtre, bien sûr. Jeux de miroirs et redoublement. L’histoire de Ruth et d’Edward est parallèle à celle d’Anna et « Don Juan », et ce parallélisme se complique d’une double attirance transversale. « Ne peux sûrement pas m’imaginer aimant Anna K. », écrit Ruth dans son journal, bel exemple de dénégation ; et Edward : « Je crois que c’est une femme terriblement séduisante ». Quant à Anna elle-même, elle est quasiment éprise d’Anne, l’hôtesse, dont elle a épousé l’ex-premier mari. Cherchant « le lit le plus proche », elle entraîne « Don Juan » dans la chambre de cette amie, qu’elle surprend, comme par hasard, fort occupée avec son propre époux actuel.

     

    La boule et la spirale

     

    C’est l’histoire de trois femmes, dont nous adoptons les points de vue en alternance. C’est l’histoire de trois couples, incarnant trois âges de la vie, dont le caractère fugace fournit au récit une véritable basse continue : on est au moment du passage d’une année à l’autre, Anna et « Don Juan » sont dans l’équilibre précaire de l’âge mûr, Anne et Tom-Tom sont au bord de la vieillesse ; pas vraiment de satire sociale ici, mais la vanité de l’existence humaine maintes fois soulignée (« Quelque chose d’affreux s’attache à tous les gens de ce monde (…). On dirait des atomes qui semblent tourner en rond sans aucun but »). Et le jeu du noir et du blanc achève de composer une atmosphère élégamment funèbre : blanc de la peau sous une robe noire, costumes d’Edward et de Ruth, l’un en noir, l’autre en blanc ; blanc de la neige finale, et de la boule de neige lancée par Ed à Anna, justement, ainsi que lui-même l’avoue, parce qu’il la trouve si « séduisante ».

     

    Le baroque réside aussi dans un mode de construction qui feint de prendre cette figure de la boule pour modèle. Dans ce quasi huis clos, tous « tournent en rond » et seront à la fin aussi seuls qu’au début. Cependant la fin sera aussi ouverture vers le monde extérieur et vers un avenir inconnu mais fatal. La boule est trompeuse, elle a la fragilité de la neige. La figure-programme ici est la vraie figure baroque : la spirale.

     

    Spirale et tourbillon de la danse, bien sûr. Et singulièrement celle de l’écriture. Il n’est que de lire la première page, où l’on voit d’abord s’ouvrir une porte à deux battants, laquelle laisse passer une chaise à porteurs, dont on découvre le toit, comprenant à cette occasion qu’on la voit de haut – par les yeux d’Anna, apparaît-il enfin… La virtuosité et l’art de la surprise se retrouvent ensuite tout au long du roman. Notamment dans les descriptions et les portraits. Qui contemple le visage d’Anna doit « s’aguerrir pour arriver à tolérer un visage tragique, dont le tragique résid[e] dans ces traits de bébé à demi formés qui, ébauchés séparément, puis fortement comprimés, [ont] finalement glissé ou été tordus de côté ». Vu en contre-plongée, le visage d’Anne « paraît plus charnu que jamais, un grand pain de pâte formant des plis horizontaux, la tête d’en angelot malfaisant, presque maléfique, vue dans un miroir déformant, un génie de la terre, un génie d’argile ».

     

    Anna, caressant le corps de « Don Juan », « tel un musicien raclant les interminables rythmes de Bach », se sent entraînée « au-delà du point de non-retour, subissant un acte aussi involontaire qu’éternuer, s’endormir ou mourir ». On est au-delà des plaisirs de la chair, de l’anamorphose ou de l’humour. La note grave est toujours là. Et le dernier mot du roman sera : « mort ».

     

    P. A.

     

    Illustration : photo du film de Joseph Losey, Don Giovanni (1979)

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