• Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    Linguiste, universitaire, poète, Jean-Paul Honoré est aussi l’auteur, chez Arléa, de deux ouvrages qu’on ne sait pas trop comment désigner. L’un, Pontée (2019, voir ici), est consacré au voyage que l’auteur a accompli, de la Chine au Havre, à bord d’un porte-conteneurs. L’autre, Un lieu de justice (2021, voir ici), rassemble les notes qu’il a prises en arpentant le Tribunal de justice de Paris, dans le quartier des Batignolles.

     

    Ni récits, ni essais, ni (tout à fait) poèmes en prose, ces textes explorent une zone indécise qu’on dirait située entre le regard et les mots : entre l’étonnement du regard découvrant un univers singulier, où les choses prennent un aspect et une fonction inhabituels, et les mots pour saisir cet instant éphémère où le monde apparaît comme neuf. Tout cela sans discours, sans abstraction, par la seule grâce de l’écriture — et de l’humour.

     

    Pour s’en faire une idée, on peut aussi lire, ici, le texte que Jean-Paul Honoré m’a fait parvenir en réponse à ma nouvelle La Moleskine du diable.

     

     

    ©Jean-Paul Honoré

     

     

    Parler de mes livres ? Une question d’alignement...

     

     

    « Je sais, vous trouvez cet aperçu un peu tortueux, c’est normal. »

    P.A.

     

     

    Vous conviendrez, cher Pierre Ahnne, qu’il y a un paradoxe à mettre sous les yeux d’un public, souhaité aussi large et attentif que possible, quelques centaines de pages issues de nos souvenirs, de nos expériences, de nos fantasmes et de notre travail, mais à redouter de parler de ce qu’elles exhibent. C’est pourtant mon cas, et je prends le pari que d’autres que moi, dans la chronique que vous avez ouverte avec cette question, vous feront la même réponse. Autant le dire, je ne suis pas bon à l’oral : aucun brillant dans la répartie, des mots qui fuient, peu de mémoire et d’humour... L’écriture, issue d’une décantation précautionneuse, avec ses phrases dix fois pesées, me convient mieux que le dialogue, fertile en lapsus et soumis à l’engrenage redoutable des questions qu’on voudra bien me poser. La perspective de parler de mes livres m’a toujours fait penser au lit du fakir : j’ai l’impression de devoir m’étendre sur une forêt d’épines. Aussi, quand il m’est arrivé d’être enregistré pour l’occasion, j’ai préféré ne pas plus en parler autour de moi que de mes dialogues avec mon ostéopathe. Et j’ai laissé passer de longues semaines avant d’écouter le podcast, dans l’espoir qu’entre-temps les points douloureux auraient miraculeusement disparu de l’entretien. Non, franchement : parler de mes livres, je préfère que d’autres, plus doués, le fassent à ma place, s’ils en disent du bien...

     

    Car il n’y a dans mon attitude aucune forme de modestie. Si je n’aime pas (enfin... si je n’aime pas en général) parler de mes livres, c’est pour toutes sortes de raisons négatives qui tiennent aux circonstances. Quis ? Quid ? Ubi ? Quibus auxiliis ? Cur ? Quomodo ? Quando ? Tiens, cela me rappelle ce jour où, sur les quais d’un port de mer, je faisais le pied de grue derrière la table préparée pour les dédicaces, et tentais d’allécher les trois ou quatre chalands ayant manqué les extrémités des files d’attente qui se pressaient devant Mona O***, à droite, et deux auteurs de bandes dessinées, à gauche. À la tête de sa patrouille, un brigadier de police s’est approché. Il a saisi un volume et l’a feuilleté à la façon d’un passeport, sans rien dire. J’ai pensé qu’il fallait me justifier d’être là, et je lui ai récité mon petit argumentaire. Il m’a interrompu :

     « J’aime bien lire. »

    Il a jeté un coup d’œil sur la quatrième de couverture, puis m’a regardé dans les yeux :

     « Vous connaissez Musso ? »

    Je n’avais pas d’alibi. Il a reposé mon livre sur le haut de la pile, à l’envers.

    « Vous devriez écrire pareil, c’est très bien ! »

    Il s’est éloigné. Derrière lui, ses deux adjoints m’ont adressé un coup d’œil, modèle « rappel à l’ordre bienveillant », et je me le suis tenu pour dit.

     

    C’était l’une de ces circonstances – les plus nombreuses, en fait – où l’on se retrouve à parler de son livre sans vraiment le faire. Cela peut aussi se produire pendant un dîner, chez des amis : « Au fait, vous saviez que Jean-Paul vient de publier un livre ? – Tiens donc !... Tu nous en dis un mot, Jean-Paul ? » Et là, c’est encore plus inconfortable, il faut résumer, afficher un air modeste, parler par phrases brèves et ne pas insister... D’autant plus qu’on est assis à côté du convive qui s’efforce depuis vingt ans de faire éditer ses Souvenirs d’une enfance à Bizerte, ou son recueil de poèmes dauphinois. Dans ces conditions, la conversation a de bonnes chances de se déplacer de l’ouvrage lui-même, de l’ouvrage dans son projet, dans sa langue, dans sa chair, aux circonstances – encore elles – qui l’ont inspiré, et à propos desquelles chacun éprouve le besoin de raconter, là, tout de suite, une expérience personnelle :

    « Ah ? La description d’un cargo ? Intéressant... Moi, j’ai fait les Glénans, quand j’étais jeune ! »

    (Voilà, tout va bien, c’est déjà fini... Tout au fond de soi, sur une scène tragique minuscule, la Vanité constate qu’elle a ourdi son propre destin, et rend, pleurée par la Frustration, le dernier soupir).

     

    Allons ! me direz-vous, vous trichez ! Vous tirez à la ligne et fuyez la question ! Vous évoquez justement des situations où – vous venez de l’avouer vous-même – on ne parle de son livre que de façon périphérique et pour constater, en somme, que l’objet existe. Mais parler d’un livre, ce n’est pas cela : venons-en aux circonstances heureuses où vous pouvez aborder le fond, le style, la technique, descendre dans la salle des machines et dévoiler votre travail d’écrivain !

     

    Mon travail d’écrivain, justement... Ne pouvant raconter de bonne foi que je me nourris de fruits moisis ou que je convulse si je m’éloigne de mon clavier, je sens bien que je déçois quand je me présente comme un type banal, assis à un bureau ordinaire, devant un ordinateur de milieu de gamme, et qui prend de temps en temps, dans la lassitude, sa pause devant la machine à café. Et je me dis qu’à la prochaine question, qui a de bonnes chances d’être « Et comment l’idée de ce livre vous est-elle venue ? », je ne pourrai pas me contenter de répondre « Par hasard... », ce qui ne serait peut-être pas moins vrai que le reste. Non : par considération pour le travail de celui qui m’interroge, qui m’a lu dans la nuit et a pris la route à l’aube pour venir se percher face à moi, micro aux lèvres, sur une sorte de chaise de bar, dans ce hall immense et réverbérant où la foule tourne et adhère, en petits paquets éphémères, au bord de l’estrade ; par sympathie naturelle, aussi, envers ceux dont je perçois à présent les visages, l’attente, les efforts pour m’entendre à travers le brouhaha, je sens bien qu’il va falloir que je fournisse des propos plus relevés, plus pittoresques, et en particulier de l’anecdote. C’est important, l’anecdote ! Elle éclaire les visages, fait pétiller les regards, jaillir un compliment : « Comme c’est intéressant !... » Quand je parle de mes livres, il y a des moments où je sens bien que c’est l’anecdote qui fait l’écrivain. Par chance – ou par fatalité –, nul besoin de solliciter la machine à fiction pour en produire. Non : l’anecdote se coagule d’elle-même, par répétition, au fil des rencontres et des entretiens. Elle prend, pour ainsi dire, comme le tapioca dans la soupe, et adopte rapidement sa forme lisse et prête à servir. C’est ainsi que, presque malgré moi, j’ai constitué en vue de l’exercice « Parler de mes livres » un petit stock d’anecdotes qui se déclenchent d’elles-mêmes au bon signal – « Et alors, comme ça, vous avez partagé la vie des marins ? » – et que je regarde rouler en éprouvant le soulagement d’un scénario sans risque, la satisfaction de répondre à ce qu’on espère de moi, mais aussi la culpabilité secrète des redites. Dans ces conditions, parler de mes livres me procure un plaisir mélangé.

     

    Je sens que vous allez vous moquer : « – Allons bon ! Comment pouvez-vous vous fourrer dans des situations pareilles ? Prenez-vous-en à vous-même ! Tant pis pour vous si, dans ces conditions, vous retirez de ces échanges l’impression qu’on vous fait, à chaque fois, sauter sur les trois mêmes tabourets à travers des cerceaux identiques ! » Mais vous pensez bien, cher Pierre, que c’est exactement ce que je pense au moment où je raconte une anecdote, et que cela contribue à mon euphorie...

     

    Il arrive pourtant que les circonstances s’alignent sous un ciel plus favorable. Mais le phénomène est si rare que j’ai failli ne pas en parler. Il est vrai que je n’ai pas produit assez d’anecdotes – ni de livres, de bons livres – pour l’observer aussi souvent que d’autres. Je pense, bien sûr, à ce qu’est la première conversation avec mon éditrice après qu’elle m’a annoncé qu’un de mes manuscrits vient d’être retenu. En fait, c’est plutôt elle qui parle de mon livre à ce moment-là, tandis que, devenu léger et poreux, j’émets des remerciements à travers une sorte de lumière (lors de la seconde conversation, ce sera déjà différent : elle y descendra avec moi, dans la salle des machines, et sortira la clé à molette pour déboulonner mon titre et réviser chacun de mes alinéas). Je pense aussi à ces interlocuteurs avertis, savants, diserts, recrutés par les chasseurs de têtes des salons littéraires et qui se présentent à vous avec votre livre gavé de post-it, de sorte que vous voilà rassuré : si jamais vous êtes à court d’anecdotes, si vous manquez d’inspiration, ils auront tout ce qu’il faut pour parler à votre place. Par exemple, ils vous expliqueront avec bienveillance votre projet, vous révéleront l’existence de votre plan subtil, mais présent pour qui sait lire... (et ma foi, maintenant que vous y songez...)

     

    Je connais deux autres de ces beaux alignements d’étoiles. D’abord, toute occasion qui m’est donnée de parler de mon livre devant des collégiens. Non que leurs questions se révèlent profondes – je sens que je vais à nouveau décevoir – ni même qu’ils aient tous compris la page que je viens de leur lire, mais leurs regards expriment un tel étonnement de ce à quoi je passe mon temps, ils m’en font sentir à tel point le caractère extravagant et magique, qu’en sortant de leur classe j’en arrive à partager leur opinion et repars gonflé à bloc par cette expression de surprise. Et d’autre part, j’aime ces moments où, pendant un entretien en public, mon interlocuteur devine qu’il est temps de solliciter ce filet de sécurité : la lecture. Situation idéale : un intermittent du spectacle devait se promener par là, on l’a embauché, et je vois ce que j’ai écrit se détacher de moi, prendre son essor, s’élever dans l’atmosphère, flotter comme un ballon... Mon livre ne m’appartient plus, il vit sa vie, il parle par lui-même, et – réserve faite du bonheur d’une belle critique – c’est la situation que je préfère. Vous allez m’objecter que je me dérobe encore, que ces deux circonstances ne sont pas de celles où l’on effectue ce qui mérite d’être appelé parler d’un livre, et vous êtes bien placé pour le dire. Mais que voulez-vous, cher Pierre : si je suis peu adroit pour parler de mes livres, je ne peux l’être davantage pour parler de la façon dont j’en parle.

     

    Jean-Paul Honoré

     

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    2 commentaires
  • Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    Laurence Cossé a publié, presque toujours chez Gallimard, une douzaine de romans, dont la parution s’échelonne entre 1981 (Les Chambres du Sud) et 2018 — Nuit sur la neige. J’avais beaucoup aimé ce cruel récit d’apprentissage dans les années 1930, tout en noir et blanc, qui montrait les débuts de la société des loisirs sur fond de montée des fascismes (voir ici).

     

    Les passions politiques et leurs ravages, les rapports conflictuels entre l’individu et l’ordre social sont des thèmes récurrents chez l’écrivaine. Mais qu’il s’agisse du pouvoir politique, religieux (Le Coin du voile, 1996), médiatique (Le 31 du mois d’août, 2003) ou culturel (Au bon roman, 2009), l’écriture en tant que telle est toujours son souci dominant. Et le style, chez elle, est un personnage à part entière.

     

     

     

    photo Catherine Helie, Gallimard

     

     

     

       C’est la littérature qui me captive et que je travaille. Or, par les temps qui courent, la littérature n’intéresse pas grand monde. Si quelqu’un qu’elle intéresse veut en parler avec moi, j’y suis toute disposée.

       Je parle très souvent de romans qui ne me doivent rien. J’ai beaucoup de passions littéraires. Pour peu qu’un roman m’émerveille, je le fais circuler autour de moi, au risque de le donner deux fois à la même personne. Ces dernières années, j’ai ainsi eu le plaisir de diffuser Rapport aux bêtes, de Noëlle Revaz, Charles dégoûté des beefsteaks, de Pierre Girard, Sporting club, d’Emmanuel Villin, Traversée, de Francis Tabouret, La grande idée, d’Anton Beraber.

       Il en va autrement de ce que j’ai écrit. Jamais je n’en parle de mon chef. Il m’arrive de côtoyer longtemps des personnes qui, un jour, apprenant que je suis l’auteur de quelques romans, me disent : Vous n’en parlez jamais. Ce n’est pas tout à fait exact. J’en parle si on me le demande.

       Cela change tout. Si quelqu’un s’intéresse au roman et m’interroge sur mon travail, je suis prête à répondre à ses questions. Le problème est que ces questions sont souvent bien générales, et l’échange, du coup, bien limité. - Ah, vous écrivez : quel genre de romans ? - Je ne sais pas trop ; j’essaye de faire chaque fois quelque chose de différent. - Et sur quels sujets écrivez-vous ? - Eh bien, chaque fois sur un sujet particulier. - D’où vous vient l’inspiration ? - J’aimerais le savoir, moi aussi.

       Je pense alors à ce qu’a dit Paul Valéry, « On devrait toujours s’excuser de parler de la musique ». Un roman est fait pour être lu. Qu’on le commente, pourquoi pas, mais après l’avoir lu. Et encore : parler d’un roman, c’est le plus souvent parler de son sujet ou de son intrigue, lesquels sont également accessoires. Même si c’est l’auteur qui en parle, il ne dit rien d’important. La littérature est un art tout d’exécution. Tous les sujets sont bons et il existe des romans sublimes sans intrigue.

       Parler de l’exécution, voilà qui est intéressant. Parler cuisine. Discuter d’un texte techniquement. Pourquoi avoir pris le parti de commencer le livre ainsi ? Pourquoi avez-vous achevé le roman là où vous l’avez fait ? Pourquoi les personnages ont-ils ces noms ? Pourquoi le choix du passé simple plutôt que du passé composé ? Vous êtes la dernière à utiliser le point-virgule, vous y tenez ? Il n’y a que des personnages masculins dans ce livre : auriez-vous pu l’écrire avec des personnages féminins ? Qu’avez-vous voulu dire exactement dans cette phrase ?

        Un autre type d’échange échappe à la platitude, c’est celui qui se produit lorsqu’un lecteur confie à l’auteur : ce que vous avez écrit, je l’ai vécu. Une lectrice, ainsi, m’a dit du titre de mon dernier roman : « Nuit sur la neige, c’est exactement ce qu’a été mon enfance et mon adolescence. J’avais six ans lorsque mon père a été enseveli par une avalanche. » Mais dans ce cas, l’auteur n’a pas grand-chose à dire, il n’a qu’à écouter.

     

    Laurence Cossé

     

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

    Pierre Kretz préfigure peut-être ce que sera un jour la figure de l’écrivain européen. Peu connu à Paris, il est abondamment publié, lu, traduit (en allemand), invité et fêté dans une zone géographique qui inclut l’Alsace, la Sarre, le pays de Bade, une partie de la Suisse alémanique… Au cours de l’entretien que j’ai eu avec lui, dans un de ces salons de thé strasbourgeois qu’il affectionne, peu après la naissance de ce blog, il expliquait comment, dialectophone de naissance et longtemps actif dans le domaine du théâtre dialectal, il est venu tardivement, en français, au roman, ce genre qui permet d’aller « plus loin » qu’aucun autre.

    Qu’il reste proche de l’autobiographie (Quand j’étais petit, j’étais catholique, La Nuée Bleue, 2005) ou qu’il inscrive des destins individuels dans l’histoire tourmentée de sa région, à laquelle il a aussi consacré plusieurs essais (voir ici), le malheur d’être alsacien est au cœur de son œuvre. Il en fait, comme le suggère le titre de son dernier roman, Vies dérobées (Le Verger, 2019 voir ici), le résultat d’une absence originelle, une nostalgie constitutive qui, de livre en livre, a de moins en moins à voir avec un quelconque régionalisme. Et pour le dire, il invente un ton singulier, entre lyrisme contrarié et faux détachement ironique.

     

     

    ©Pierre Kretz

     

     

    Aimez-vous parler de vos livres ?

     

    Oui, je crois que j’aime parler de mes livres, mais c’est compliqué.

    C’est compliqué car je n’aime pas trop l’idée que j’aime ça. Je n’aime pas le genre de type que je deviens quand je parle de mes livres.

    Car avouer qu’on aime parler de ses livres, c’est admettre d’emblée une forme de narcissisme inhérente à l’exercice.

    Les écrivains qui ont fait résolument le choix de l’anonymat le plus absolu et qui s’y tiennent sont rarissimes. Cela devrait pourtant être la règle. Car si l’écrivain écrit, c’est qu’il a des choses à dire par la littérature, qu’il pense que la trace qu’il peut laisser de son séjour ici-bas ne peut passer que par la littérature et que tout le reste n’est qu’énergie dépensée en pure perte.

     Il suffirait donc à l’écrivain de dire « Lisez- moi, tout est dans mes livres. Que je sois beau ou laid, spirituel ou bègue n’a strictement aucune importance ».

    Dès lors, parler de ses livres s’apparente à une sorte de succession de notes en bas de page, que l’on ne tolère en littérature que dans les œuvres traduites.

    Je n’aime pas parler de mes livres en présence de mon épouse car elle me connaît trop bien. Sous son regard, je ne peux que constater à quel point l’exercice est l’opposé de la littérature, car il consiste à se répéter, se répéter encore, se répéter toujours. Et ce piège de la répétition, impossible d’y échapper à partir du moment où l’on accepte de parler de ses livres. Et qui dit répétition dit clichés.

    L’écrivain passe donc sa vie à se battre contre les clichés quand il écrit mais en produit à la pelle dès que son livre est sorti et qu’il lui faut le « défendre » en public.

    Et si la clé de l’énigme résidait dans le rôle que l’on fait jouer à l’interlocuteur, à l’auditeur ?

    Car ce que je préfère de loin, c’est parler des livres que je n’ai pas encore écrits, de ceux qui se frayent péniblement un chemin dans ma tête et sous mes doigts, dont certains sont à l’état de limbes, d’autres un peu plus avancés.

    Le point de départ de ce genre d’échanges peut être une question très banale : tu écris en ce moment, tu travailles sur quoi ?

    Le début de réponse en ce qui me concerne est toujours le même, conforme d’ailleurs à la vérité : oh tu sais, j’ai toujours pas mal de choses sur le feu… Une réponse standard qui ressemble à une dérobade. Mais pour peu que les circonstances s’y prêtent, pour peu que mon interlocuteur me demande d’aller un peu plus loin, il participe, sans le savoir, à la création. Car la référence culinaire est bonne. On sait qu’il ne faut pas brûler ce que l’on a sur le feu, qu’il est bon de laisser mijoter à feu doux. On sait surtout, et c’est le plus important, quand la sauce est en train de prendre.

    Et là peut se produire un petit miracle : quand on est capable de résumer en quelques phrases son prochain livre, que ces quelques phrases assemblées spontanément ont une cohérence, et que la réaction de l’interlocuteur est intéressante, alors on peut dire qu’on n’a pas parlé dans le vide.

    Cela me fait penser à l’enseignement d’un Herr Doktor Professor à l’université allemande que j’ai fréquentée. Il était l’auteur d’un bestseller, Die Fünfsatztheorie, la théorie des cinq phrases, et animait un séminaire qui portait le même nom. Ce séminaire était fréquenté majoritairement par des militants politiques et syndicaux, mais je me souviens qu’au premier rang de la salle il y avait à chaque cours un petit groupe de religieuses qui prenaient des notes avec beaucoup d’application. Je m’étais demandé à l’époque si elles parvenaient à démontrer l’existence de Dieu à l’aide de la Fünfsatztheorie.

    Celui qui avait suivi le séminaire de bout en bout avait compris que tout, absolument tout, pouvait et devait se dire en cinq phrases. Pas quatre, pas six. Cinq. Il suffisait de savoir compter. Et il valait mieux renoncer à prendre la parole si on ne pouvait pas résumer sa pensée en cinq phrases.

     

    Donc, en conclusion :

    Oui j’aime parler de mes livres. Mais cela m’apparaît comme foncièrement suspect. Par contre il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Alors restons positifs. Et constatons que si parler des livres déjà écrits est désespérément narcissique, parler des livres en chantier est hautement bénéfique.

     

    Pierre Kretz

     

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    « Saisir l’ensemble dans une seule phrase »… Cette formule, qu’il utilisait dans l’entretien donné par écrit à ce blog, pourrait résumer l’impossible exigence qui commande l’écriture de Xavier Bazot. Elle explique son usage particulier de la syntaxe, laquelle tend à reproduire la simultanéité du tableau plutôt que de se soumettre aux lois de la successivité narrative.

     

    Dans une telle entreprise, notre auteur se reconnaît, dit-il, de « grands prédécesseurs », tels Arno Schmidt, Gadda, Pavese… Il la poursuit de livre en livre, qu’il évoque son enfance (Un fraisier pour dimanche, Le Serpent à plumes, 1996), qu’il parle du couple (Tableau de la Passion, P.O.L., 1990) ou du monde du cirque, qu’il a jadis côtoyé (Camps volants, Champ Vallon, 2008). Dans son dernier livre, Fresque et mosaïque, paru cet automne à L’Atelier contemporain (voir ici), c’est la vie familiale qui lui sert de thème, et lui permet de brosser, en revisitant le genre de la confession, un autoportrait éclaté.

     

     

    ©Xavier Bazot

     

     

    Dans aucun de mes textes jusqu’à Fresque et Mosaïque, publié en ce mois d’août 2021, alors que mon matériau est autobiographique, je ne fais référence à mon écriture. C’est un choix, je ne suis pas féru de théâtre dans le théâtre. Dans Fresque et Mosaïque, qui raconte la vie de ma famille durant l’enfance et l’adolescence de nos filles, je suis amené à mentionner mon métier, car il implique un certain mode de vie, tissé de bourses et de résidences d’artiste. J’aurais pu me prétendre peintre, ou sculpteur, mais je connais mal les problématiques de ces autres métiers.

     

    Mon travail ne naît pas d’une théorie littéraire que j’appliquerais. Mes livres sont chacun le fruit d’une nécessité, qui s’impose un beau jour à moi. C’est pourquoi je puis demeurer longtemps sans publier.

    Je n’ai pas conduit de réflexion sur mon écriture avant de rencontrer le public. Au fur et à mesure de mes publications, j’ai été invité à présenter mon travail à un public qui ne le connaissait pas. C’est à la faveur de mes prises de parole que j’ai formalisé ma pensée sur le livre objet de la rencontre comme sur l’ensemble de mon œuvre. Je ne renonce pas à ce beau mot d’« œuvre », qui ne préjuge en rien de sa qualité mais qui fait appel à la notion d’un tout, que je construis de livre en livre, même si, de cette construction, l’architecture ni les techniques mises en œuvre ne sont préméditées, voire conscientes au moment où j’écris.

    Poser ma candidature à des bourses de création ou de résidence, exercice que j’ai souvent pratiqué afin de pouvoir continuer à écrire, a été la deuxième occurrence où j’ai été amené à parler de mes livres, cette fois par écrit.

    Ma réflexion porte plutôt sur ce qui est accompli, elle vient après coup.

    J’ai plus de mal à parler à l’avance du livre que je veux écrire, ainsi qu’il vous est demandé si vous sollicitez un soutien financier.

     

    En quoi cette expérience de parler de mes livres est-elle bénéfique ?

    Elle permet que je m’interroge sur la syntaxe de mes phrases, le pourquoi des inversions et des enchâssements qui les agencent et les habitent ; de me rendre compte que je vois la scène que je relate comme une photo, un instant suspendu, qui doit alors être restituée par l’unicité d’une phrase ; de mieux appréhender comment je parviens à transformer un matériau autobiographique en une fiction ; de différencier une structure verticale, historique, avec une intrigue et un point focal, d’une structure horizontale, géographique ; de comprendre pourquoi la narration de Stabat Mater débute par les événements les plus récents pour remonter aux plus anciens, ce à quoi je n’avais pas réfléchi au moment de l’écriture, etc.

     

    Est-ce que cette réflexion influe sur le thème ou la forme ou le style du livre à venir ? Non. Je ne me dis jamais : je vais aborder tel sujet. C’est le sujet qui s’impose, parfois en réponse aux préoccupations et à la trajectoire de ma vie, et qui va décider de la forme, de la structure du texte. Quant au style, induit par l’oreille musicale, qui crée des inversions, des rythmes et des rimes au sein de la prose, il épouse la phrase, dont la syntaxe rassemble les membres d’Osiris, selon l’expression d’Ezra Pound. Je ne sais pas comment va s’écrire le livre qui vient. Je pense qu’écrire ne s’apprend pas. Ne s’enseigne pas. Ce que le travail de mes textes passés a pu me transmettre ne va m’être d’aucune aide pour le texte présent.

     

    Si une présentation de mon travail au public a lieu sous la forme d’un entretien, je puis être dérouté par les questions de la personne qui anime, parce que ces questions sont extérieures à moi. En revanche je suis capable de parler durant une heure à un auditoire de mes livres sans aucune introduction ni appui venant de l’extérieur. Je note d’ailleurs qu’il m’est bien plus aisé de m’adresser à un ensemble de cinquante personnes qu’à une poignée de lectrices ou lecteurs. La prestation de l’auteur.trice devant le public est un spectacle, un « one wo.man show ». Je dois avouer que j’aime une telle situation. Ce plaisir ressenti doit toutefois plus à l’attrait de la scène qu’au fait de parler de mes livres. Mais j’ai eu de l’agrément à écrire ce texte.

     

    Xavier Bazot

     

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

    Comment dire exactement ce qu’il fait ? On ne peut certainement pas prétendre qu’il romance l’Histoire, encore moins qu’il la réécrit. Qu’il l’écrit, peut-être, comme je l’affirmais à propos de Rome en noir (Gallimard, 2020, voir ici), en ce sens qu’il y fait entrer le roman, formule que j’ai tentée aussi, en parlant de Quatre saisons à l’Hôtel de l’Univers (Gallimard, 2017, voir ici).

    Historien, auteur d’articles et d’ouvrages savants, engagé dans la lutte contre le négationnisme, Philippe Videlier, discrètement, de livre en livre, invente un genre littéraire qu’on a donc du mal à nommer. Sans jamais recourir à la fiction, il use pour raconter l’Histoire du XXe siècle de toutes les ressources de ce qu’on ne peut appeler qu’un style : nonchalance prétendue de la phrase, humour des juxtapositions, ironie vraie ou fausse, sens du rythme. Et, toujours, art de la construction, l’essentiel surgissant à l’arrière-plan de détails apparemment négligeables, voire dérisoires (voir Dernières nouvelles des bolcheviks, Gallimard, 2017 ou Plaidoyer pour les chiens, bâtards, fils de chiennes, Gallimard 2021).

    Tout cela contribue à un récit captivant et jubilatoire, où l’érudition, pour considérable qu’elle soit, a l’élégance de se faire discrète quand elle n’est pas malicieusement soulignée. De même, la dénonciation des massacres, des trahisons, de l’intolérance et de l’exploitation de l’homme par l’homme prend souvent le masque du détachement ou de l’humour noir. Elle n’en est que plus efficace.

     

     

    ©Philippe Videlier

     

     

               J’aurais tendance à penser que non seulement les livres parlent d’eux-mêmes mais qu’en principe et par nature ils sont conçus et construits à cette fin. Monte-Cristo plaide sa propre cause. Et Les Trois Mousquetaires. Et L’Île au trésor, et Le Dernier des Mohicans. Évidemment, Dumas m’intéresse en tant que personnage, et Robert Louis Stevenson qui livra aux flammes le premier jet du Dr Jekyll et M. Hyde sur un caprice de sa femme, et Fenimore Cooper qui fut nommé consul des États-Unis à Lyon.

               S’agissant de cette dernière nouvelle, elle était annoncée en première page du Bulletin de Lyon et du département du Rhône, le samedi 14 octobre 1826, sous forme lapidaire : « M. Fenimore Cooper, consul des États-Unis à Lyon, vient d’y arriver. Il a été installé dans ses fonctions le 9 de ce mois », immédiatement suivie d’une autre également intéressante et romanesque : « Le 11 de ce mois, on a trouvé dans l’allée d’une maison de la rue de la Gerbe une petite caisse exactement fermée, sur laquelle on avait dessiné une croix. L’ouverture en ayant été faite, on y a vu avec surprise un enfant mort, de trois mois environ. On présume qu’il appartenait à de pauvres gens qui ont voulu éviter ainsi les dépenses d’un enterrement. » Venait ensuite, d’importance équivalente, une annonce pour un chocolat philhygiène de bon goût, composé à Paris par le pharmacien Boutigny et placé en dépôt chez son confrère Gauthey tenant boutique d’apothicaire au numéro 8 de la rue Saint-Jean. On ignore en vérité si James Fenimore Cooper demeura à Lyon plus d’une journée, car il préférait vivre à Paris, nettement plus animé. (Il fut remplacé au poste de consul à Lyon par Cornelius Bradford qui avait une solide réputation d’escroc et mourut en Palestine, dans la ville sainte de Jérusalem, en prenant le frais le soir sur la terrasse d’un couvent. Les moines firent graver sur sa tombe en latin qu’il avait abjuré les erreurs de Luther et Calvin pour embrasser la véritable religion, catholique, apostolique et romaine, ce qui était faux. À escroc, comme on dit, escroc et demi.) Mais cela nous éloigne des Mohicans et d’Œil-de-Faucon qui n’ont besoin d’aucun commentaire de cette sorte.

                Dans son texte de 1881 La Moralité de la profession d’écrivain, composé à Davos, charmante station climatique helvétique perchée à 1 500 mètres d’altitude, Robert Louis Stevenson offrait ce conseil : « Aborder tous les sujets avec l’esprit le plus élevé, le plus honorable, le plus audacieux, dans le respect des faits, voilà le devoir d’un écrivain. » Je suis enclin à partager son opinion.

                Je ne jurerais pas de la probité d’Alexandre Dumas. On connaît trop le procès retentissant qui l’opposa à son nègre principal Auguste Maquet. Les avocats des deux parties étalaient en guise de preuves des correspondances privées. « Cher ami, du Chicot, trente ou quarante pages encore, puis si vous pouviez demain faire un chapitre de Maison-Rouge. Puis si vous pouviez, après-demain, venir déjeuner avec moi et prendre 500 francs nous ferions du Monte-Cristo. À vous, A. Dumas. » L’essentiel, pourtant, se trouve dans Monte-Cristo, dans Les Trois Mousquetaires, dans La Dame de Monsoreau. Le reste n’est qu’un surplus.

                Je place le livre avant l’écrivain.

                Le rapport que j’entretiens avec les miens est des plus curieux (à mon avis).

                Durant le temps de l’écriture, je suis totalement immergé dans l’histoire, le contexte, je vis avec les personnages, dont j’essaye de savoir tout, je ne parviens pas à m’en détacher ne fût-ce qu’une journée. Cela jusqu’à la parution. Ce peut être un bonheur, modéré néanmoins par l’attente de l’édition.

                Puis, d’un coup, sur l’heure, à la minute, ma relation au livre change : lorsque je le vois imprimé, en piles, sur la table, chez l’éditeur, lorsque je l’aperçois comme objet matériel, séparé de moi.

                Dès lors il appartient entièrement aux lecteurs. Je suis, bien sûr, heureux qu’ils lui fassent écho.

     

    Philippe Videlier

     

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique