• Jean-Paul Honoré, aimez-vous parler de vos livres ?

    Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    Linguiste, universitaire, poète, Jean-Paul Honoré est aussi l’auteur, chez Arléa, de deux ouvrages qu’on ne sait pas trop comment désigner. L’un, Pontée (2019, voir ici), est consacré au voyage que l’auteur a accompli, de la Chine au Havre, à bord d’un porte-conteneurs. L’autre, Un lieu de justice (2021, voir ici), rassemble les notes qu’il a prises en arpentant le Tribunal de justice de Paris, dans le quartier des Batignolles.

     

    Ni récits, ni essais, ni (tout à fait) poèmes en prose, ces textes explorent une zone indécise qu’on dirait située entre le regard et les mots : entre l’étonnement du regard découvrant un univers singulier, où les choses prennent un aspect et une fonction inhabituels, et les mots pour saisir cet instant éphémère où le monde apparaît comme neuf. Tout cela sans discours, sans abstraction, par la seule grâce de l’écriture — et de l’humour.

     

    Pour s’en faire une idée, on peut aussi lire, ici, le texte que Jean-Paul Honoré m’a fait parvenir en réponse à ma nouvelle La Moleskine du diable.

     

     

    ©Jean-Paul Honoré

     

     

    Parler de mes livres ? Une question d’alignement...

     

     

    « Je sais, vous trouvez cet aperçu un peu tortueux, c’est normal. »

    P.A.

     

     

    Vous conviendrez, cher Pierre Ahnne, qu’il y a un paradoxe à mettre sous les yeux d’un public, souhaité aussi large et attentif que possible, quelques centaines de pages issues de nos souvenirs, de nos expériences, de nos fantasmes et de notre travail, mais à redouter de parler de ce qu’elles exhibent. C’est pourtant mon cas, et je prends le pari que d’autres que moi, dans la chronique que vous avez ouverte avec cette question, vous feront la même réponse. Autant le dire, je ne suis pas bon à l’oral : aucun brillant dans la répartie, des mots qui fuient, peu de mémoire et d’humour... L’écriture, issue d’une décantation précautionneuse, avec ses phrases dix fois pesées, me convient mieux que le dialogue, fertile en lapsus et soumis à l’engrenage redoutable des questions qu’on voudra bien me poser. La perspective de parler de mes livres m’a toujours fait penser au lit du fakir : j’ai l’impression de devoir m’étendre sur une forêt d’épines. Aussi, quand il m’est arrivé d’être enregistré pour l’occasion, j’ai préféré ne pas plus en parler autour de moi que de mes dialogues avec mon ostéopathe. Et j’ai laissé passer de longues semaines avant d’écouter le podcast, dans l’espoir qu’entre-temps les points douloureux auraient miraculeusement disparu de l’entretien. Non, franchement : parler de mes livres, je préfère que d’autres, plus doués, le fassent à ma place, s’ils en disent du bien...

     

    Car il n’y a dans mon attitude aucune forme de modestie. Si je n’aime pas (enfin... si je n’aime pas en général) parler de mes livres, c’est pour toutes sortes de raisons négatives qui tiennent aux circonstances. Quis ? Quid ? Ubi ? Quibus auxiliis ? Cur ? Quomodo ? Quando ? Tiens, cela me rappelle ce jour où, sur les quais d’un port de mer, je faisais le pied de grue derrière la table préparée pour les dédicaces, et tentais d’allécher les trois ou quatre chalands ayant manqué les extrémités des files d’attente qui se pressaient devant Mona O***, à droite, et deux auteurs de bandes dessinées, à gauche. À la tête de sa patrouille, un brigadier de police s’est approché. Il a saisi un volume et l’a feuilleté à la façon d’un passeport, sans rien dire. J’ai pensé qu’il fallait me justifier d’être là, et je lui ai récité mon petit argumentaire. Il m’a interrompu :

     « J’aime bien lire. »

    Il a jeté un coup d’œil sur la quatrième de couverture, puis m’a regardé dans les yeux :

     « Vous connaissez Musso ? »

    Je n’avais pas d’alibi. Il a reposé mon livre sur le haut de la pile, à l’envers.

    « Vous devriez écrire pareil, c’est très bien ! »

    Il s’est éloigné. Derrière lui, ses deux adjoints m’ont adressé un coup d’œil, modèle « rappel à l’ordre bienveillant », et je me le suis tenu pour dit.

     

    C’était l’une de ces circonstances – les plus nombreuses, en fait – où l’on se retrouve à parler de son livre sans vraiment le faire. Cela peut aussi se produire pendant un dîner, chez des amis : « Au fait, vous saviez que Jean-Paul vient de publier un livre ? – Tiens donc !... Tu nous en dis un mot, Jean-Paul ? » Et là, c’est encore plus inconfortable, il faut résumer, afficher un air modeste, parler par phrases brèves et ne pas insister... D’autant plus qu’on est assis à côté du convive qui s’efforce depuis vingt ans de faire éditer ses Souvenirs d’une enfance à Bizerte, ou son recueil de poèmes dauphinois. Dans ces conditions, la conversation a de bonnes chances de se déplacer de l’ouvrage lui-même, de l’ouvrage dans son projet, dans sa langue, dans sa chair, aux circonstances – encore elles – qui l’ont inspiré, et à propos desquelles chacun éprouve le besoin de raconter, là, tout de suite, une expérience personnelle :

    « Ah ? La description d’un cargo ? Intéressant... Moi, j’ai fait les Glénans, quand j’étais jeune ! »

    (Voilà, tout va bien, c’est déjà fini... Tout au fond de soi, sur une scène tragique minuscule, la Vanité constate qu’elle a ourdi son propre destin, et rend, pleurée par la Frustration, le dernier soupir).

     

    Allons ! me direz-vous, vous trichez ! Vous tirez à la ligne et fuyez la question ! Vous évoquez justement des situations où – vous venez de l’avouer vous-même – on ne parle de son livre que de façon périphérique et pour constater, en somme, que l’objet existe. Mais parler d’un livre, ce n’est pas cela : venons-en aux circonstances heureuses où vous pouvez aborder le fond, le style, la technique, descendre dans la salle des machines et dévoiler votre travail d’écrivain !

     

    Mon travail d’écrivain, justement... Ne pouvant raconter de bonne foi que je me nourris de fruits moisis ou que je convulse si je m’éloigne de mon clavier, je sens bien que je déçois quand je me présente comme un type banal, assis à un bureau ordinaire, devant un ordinateur de milieu de gamme, et qui prend de temps en temps, dans la lassitude, sa pause devant la machine à café. Et je me dis qu’à la prochaine question, qui a de bonnes chances d’être « Et comment l’idée de ce livre vous est-elle venue ? », je ne pourrai pas me contenter de répondre « Par hasard... », ce qui ne serait peut-être pas moins vrai que le reste. Non : par considération pour le travail de celui qui m’interroge, qui m’a lu dans la nuit et a pris la route à l’aube pour venir se percher face à moi, micro aux lèvres, sur une sorte de chaise de bar, dans ce hall immense et réverbérant où la foule tourne et adhère, en petits paquets éphémères, au bord de l’estrade ; par sympathie naturelle, aussi, envers ceux dont je perçois à présent les visages, l’attente, les efforts pour m’entendre à travers le brouhaha, je sens bien qu’il va falloir que je fournisse des propos plus relevés, plus pittoresques, et en particulier de l’anecdote. C’est important, l’anecdote ! Elle éclaire les visages, fait pétiller les regards, jaillir un compliment : « Comme c’est intéressant !... » Quand je parle de mes livres, il y a des moments où je sens bien que c’est l’anecdote qui fait l’écrivain. Par chance – ou par fatalité –, nul besoin de solliciter la machine à fiction pour en produire. Non : l’anecdote se coagule d’elle-même, par répétition, au fil des rencontres et des entretiens. Elle prend, pour ainsi dire, comme le tapioca dans la soupe, et adopte rapidement sa forme lisse et prête à servir. C’est ainsi que, presque malgré moi, j’ai constitué en vue de l’exercice « Parler de mes livres » un petit stock d’anecdotes qui se déclenchent d’elles-mêmes au bon signal – « Et alors, comme ça, vous avez partagé la vie des marins ? » – et que je regarde rouler en éprouvant le soulagement d’un scénario sans risque, la satisfaction de répondre à ce qu’on espère de moi, mais aussi la culpabilité secrète des redites. Dans ces conditions, parler de mes livres me procure un plaisir mélangé.

     

    Je sens que vous allez vous moquer : « – Allons bon ! Comment pouvez-vous vous fourrer dans des situations pareilles ? Prenez-vous-en à vous-même ! Tant pis pour vous si, dans ces conditions, vous retirez de ces échanges l’impression qu’on vous fait, à chaque fois, sauter sur les trois mêmes tabourets à travers des cerceaux identiques ! » Mais vous pensez bien, cher Pierre, que c’est exactement ce que je pense au moment où je raconte une anecdote, et que cela contribue à mon euphorie...

     

    Il arrive pourtant que les circonstances s’alignent sous un ciel plus favorable. Mais le phénomène est si rare que j’ai failli ne pas en parler. Il est vrai que je n’ai pas produit assez d’anecdotes – ni de livres, de bons livres – pour l’observer aussi souvent que d’autres. Je pense, bien sûr, à ce qu’est la première conversation avec mon éditrice après qu’elle m’a annoncé qu’un de mes manuscrits vient d’être retenu. En fait, c’est plutôt elle qui parle de mon livre à ce moment-là, tandis que, devenu léger et poreux, j’émets des remerciements à travers une sorte de lumière (lors de la seconde conversation, ce sera déjà différent : elle y descendra avec moi, dans la salle des machines, et sortira la clé à molette pour déboulonner mon titre et réviser chacun de mes alinéas). Je pense aussi à ces interlocuteurs avertis, savants, diserts, recrutés par les chasseurs de têtes des salons littéraires et qui se présentent à vous avec votre livre gavé de post-it, de sorte que vous voilà rassuré : si jamais vous êtes à court d’anecdotes, si vous manquez d’inspiration, ils auront tout ce qu’il faut pour parler à votre place. Par exemple, ils vous expliqueront avec bienveillance votre projet, vous révéleront l’existence de votre plan subtil, mais présent pour qui sait lire... (et ma foi, maintenant que vous y songez...)

     

    Je connais deux autres de ces beaux alignements d’étoiles. D’abord, toute occasion qui m’est donnée de parler de mon livre devant des collégiens. Non que leurs questions se révèlent profondes – je sens que je vais à nouveau décevoir – ni même qu’ils aient tous compris la page que je viens de leur lire, mais leurs regards expriment un tel étonnement de ce à quoi je passe mon temps, ils m’en font sentir à tel point le caractère extravagant et magique, qu’en sortant de leur classe j’en arrive à partager leur opinion et repars gonflé à bloc par cette expression de surprise. Et d’autre part, j’aime ces moments où, pendant un entretien en public, mon interlocuteur devine qu’il est temps de solliciter ce filet de sécurité : la lecture. Situation idéale : un intermittent du spectacle devait se promener par là, on l’a embauché, et je vois ce que j’ai écrit se détacher de moi, prendre son essor, s’élever dans l’atmosphère, flotter comme un ballon... Mon livre ne m’appartient plus, il vit sa vie, il parle par lui-même, et – réserve faite du bonheur d’une belle critique – c’est la situation que je préfère. Vous allez m’objecter que je me dérobe encore, que ces deux circonstances ne sont pas de celles où l’on effectue ce qui mérite d’être appelé parler d’un livre, et vous êtes bien placé pour le dire. Mais que voulez-vous, cher Pierre : si je suis peu adroit pour parler de mes livres, je ne peux l’être davantage pour parler de la façon dont j’en parle.

     

    Jean-Paul Honoré

     

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  • Commentaires

    2
    Véronique Garrigou
    Samedi 27 Novembre 2021 à 12:46

    Excellent! J'adore...Mais encore un écrivain que je ne connais pas...

      • Samedi 27 Novembre 2021 à 15:46

        ... et qui vaut vraiment la peine d'être découvert !

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