• Pontée, Jean-Paul Honoré (Arléa)

    photo Pierre AhnneJean-Paul Honoré est linguiste, poète, universitaire spécialiste du discours poétique. En 2016, il embarque, en tant que passager, sur le porte-conteneurs Bougainville : la pontée, c’est l’ensemble des conteneurs qui constituent ici la « cargaison arrimée sur le pont » du vaisseau. En trente-huit jours, ce dernier va transporter le narrateur de Chine en Malaisie, à travers la mer Rouge, le long du Canal de Suez, puis, passé Gibraltar, à Hambourg via Southampton, et retour au Havre. Parlant de lui tantôt à la deuxième personne (vous), tantôt à la troisième (le PAX = passager, sur la liste des « crew-members »), l’auteur va nous faire le récit de son voyage.

     

    Sauf que ce n’est pas un récit. Et pas davantage un journal de bord. Qu’est-ce que c’est ? C’est un livre qui, comme il arrive souvent, se recommande d’abord par ce qu’il n’est pas, et par les écueils qu’il évite : pas de pensum socio-économique ou de cours de géographie ; et pas non plus d’émois lyriques face à l’immensité — l’absence de la première personne a ici valeur de programme. Le vocabulaire abstrait est aussi presque entièrement banni d’un ouvrage où, sous le systématique désordre chronologique et topologique, se dessine une organisation par thèmes, aux enchaînements subtilement dissimulés. Les courts chapitres qui se succèdent pourraient s’intituler Cabine, Cloisons, portes et échelles, Dimensions, Passerelle

     

    Le parti pris des choses

     

    Bref, on l’aura compris, c’est un peu le parti pris des choses. Et, de fait, on pense à Ponge, en lisant le portrait de la machine à laver du bateau, ou le récit du combat qu’y livrent « les produits détergents contre les hydrocarbures ». Car, ici, on ne trouve ni crevettes ni huîtres, mais des objets fabriqués traditionnellement honnis, et bannis du discours littéraire : appareils de mesure, radars, grues (« Il y a de l’élégance et de la sauvagerie dans la relation du grutier au bloc qu’il maîtrise »), moteur (« Son échine vert et or supporte des harnais en chrome et onze têtes remplies de feu »)…

     

    La mer n’est guère qu’à l’arrière-plan, d’où elle surgit parfois à la faveur de brèves notations, quand, au crépuscule, « l’azur se débilite », ou lorsque la pleine lune répand sur l’eau « les flaques de blancheur et d’encre grasse qui plongent le cargo dans une lithographie romantique ». Mais, la plupart du temps, elle est réduite à ce qu’on en aperçoit « entre deux murailles de conteneurs », ou au « concert de grondements, de chocs plats, de gifles liquides et de pétillements » qui révèle sa présence, comme celle d’un autre moteur. Car elle aussi tient sa partie dans la grande usine qu’est le cargo, et, « dans une certaine lumière blanche damassée par le clapot, ressemble à une lame bien entretenue, fourbie avec un chiffon gras ».

     

    Certes, il est aussi question des hommes, et l’auteur évoque finement les rapports entre officiers français et matelots philippins. Ce n’est cependant pas un hasard si un long et désopilant passage est consacré à l’usage des langues à bord du Bougainville : les individus eux-mêmes constituent ici les pièces d’un mécanisme, où chacun doit jouer au mieux, en interaction avec les autres.

     

    « Savoir ce que je vois »

     

    Notre PAX, là-dedans, c’est « Candide au pays des machines ». Découvrant des objets, des codes, des inscriptions mystérieuses, telle celle qui figure sur l’horloge de la passerelle, où « sont encastrés côte à côte (…) le cadran MASTER et le cadran SLAVE » (« Ce vocabulaire à la fois simple et philosophique détonne »). Deux citations figurent en exergue du livre. L’une est tirée des Travailleurs de la mer, où l’on se rappellera qu’un chapitre superbe est constitué d’une longue énumération de noms d’outils. L’autre, de Giacometti, livre une des clés de l’entreprise : « Si je copie un modèle comme je le fais (…) c’est pour la curiosité de savoir ce que je vois ». Plongé dans un environnement profondément déconcertant, le PAX doit se livrer à « une conversion difficile ». Éduquer son regard, « accoutumé à la taille imposante des falaises, à l’horizon immensément vide, à l’abîme insondable », mais qui « se scandalise de voir, dans un grand port (…), tout ce métal manufacturé qui s’étend loin sous les nuages pour se confondre avec le ciel, à perte de vue ». Éduquer tout son corps, dont « le centre de gravité se déplace dans l’abdomen de façon imprévisible », où « les muscles du pied et de la jambe (…) s’alarment de ce que le sol de la cabine ou de la coursive n’adopte pas l’inclinaison attendue ».

     

    Et, surtout, trouver des mots pour dire tout cela. Explorer, par le langage, ce qui, dans un moment de trouble, se dérobe à lui, et révèle ainsi l’étrangeté fondamentale du réel. N’est-ce pas là l’essence même de la poésie ? Qu’elle trouve à s’incarner dans les conteneurs, le fioul et les sabords, cela ajoute, suprême élégance, les vertus de l’humour à ce que Hugo, pour revenir à lui, aurait peut-être appelé un grand petit livre.

     

    P. A.

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