• Fresque et Mosaïque, Xavier Bazot (L’Atelier contemporain)

    www.christies.comDans l’entretien qu’il a accordé, voici quelques années, à ce blog, Xavier Bazot déclarait : « Ce que je veux rapporter m’apparaît comme une succession de tableaux ou de photos, de moments suspendus ». Mais il ajoutait : « Je vois un événement comme un rhizome. Je voudrais en saisir l’ensemble dans une seule phrase ». Ce double mouvement de dispersion et de concentration est au principe même d’une œuvre dont l’auteur aime à citer Ezra Pound donnant pour mission au poète de « rassembler les membres d’Osiris ». Et c’est la même logique apparemment contradictoire qu’on voit à l’œuvre dès le titre du septième livre que Bazot publie cet automne, à L’Atelier contemporain, maison discrète et raffinée, consacrée en grande partie aux ouvrages d’artistes ou portant sur l’art.

     

    Démembrer/rassembler

     

    Ce pourrait être l’histoire d’une famille, réelle ou partiellement fantasmée. Il y a celui qui parle et qui écrit, il y a Mina, sa compagne. Il y a Théodore, disparu peu après sa naissance, Armande et Lamiel, nées ensuite. Une famille pas tout à fait comme les autres, où le père, « ne pouvant déroger à la règle d’or qui exige que le prix de revient de [son] activité approche de zéro », n’accepte en dernière extrémité, pour travail salarié, qu’un emploi intermittent de veilleur de nuit dans un musée ou de rares résidences d’écrivain. La plupart du temps, il est « la nourrice de [ses] filles ». Cette famille peu conventionnelle habite un lieu tout aussi atypique : un appartement déglingué dans un immeuble parisien peuplé de locataires diversement pittoresques, le tout, entre réparations de fortune et petits cataclysmes, s’acheminant lentement mais sûrement vers l’état de ruine.

     

    Les filles grandissent, le logis se délite. Ça commence par une naissance et finit par un déménagement contraint et forcé. Mais, entre les deux, c’est la loi du fragment qui règne. Des fragments, subtilement et systématiquement dispersés de façon à mettre en pièces la chronologie. Dans de courts paragraphes alternent mots d’enfants, récits de rêves, scènes de la vie quotidienne, histoires d’objets… La syntaxe si particulière de Xavier Bazot redit cette désorganisation voulue de l’expérience servant de matière au récit. Exemple, pris parmi les plus brefs : « Dont les cent mètres carrés dessinent un "L", empêche facilement d’entendre la sonnette du palier la géographie de notre appartement ». Comment ne pas voir que la phrase parle beaucoup plus justement de l’appartement en question que si elle obéissait à un ordre plus canonique ? Toute la démarche de Bazot est là : démembrer pour rassembler et, ainsi, donner à voir. Son parcours morcelé, suggérant la simultanéité du tableau plutôt que la successivité de la narration, construit une image plus vraie que le serait un enchaînement illusoirement exact.

     

    Autoportrait d’un écrivain

     

    Image d’une vie, d’un couple, de deux enfants. Image, aussi, d’un écrivain. Qui revendique orgueilleusement sa pauvreté, voire sa marginalité, avec une volonté d’indépendance frisant l’anarchisme : « Demeurant (…) à la lisière de la société, à laquelle je n’ai pas l’impression d’adhérer, je préserve l’illusion de ma liberté ». Tout cela n’allant pas sans un brin de misanthropie tempérée d’humour (« J’aime les gens, mais de loin »).

     

    Et puis il y a les manies, les exigences excessives, le sentiment parfois d’exagérer un peu. Il est un modèle dont Bazot ne se réclamerait peut-être pas mais auquel on ne peut s’empêcher de songer quand on le lit : Rousseau. Son livre, c’est un peu, mutatis mutandis, les Confessions moins la chronologie. Petites rancœurs inavouées jusqu’alors, péchés minuscules ; comme cette partie d’échecs avec une de ses filles, au cours de laquelle, lui qui auparavant prenait soin de ne pas gagner trop souvent, la bat soudain à plates coutures, détruisant « en trois gestes le semblant de confiance qu’[il] av[ait] mis des semaines à construire en elle ».

     

    Une phrase résume peut-être l’intention centrale et à demi secrète de l’ouvrage : « De notre relation à notre enfant existe-t-il un acte, voire une pensée, un sentiment, qui, à son sujet, nous ait effleurés ou que nous ayons commis, que nous ne puissions lui raconter une fois que sa conscience et sa mémoire auront franchi sans retour le rideau derrière lequel se retranchent (…) les souvenirs et les sensations de la petite enfance ? » Belle interrogation, qui, entre pensées effleurantes et souvenirs presque refoulés, livre une clé, annonce un programme — et justifie une écriture.

     

    P. A.

     

    Illustration : Vieira da Silva, L'Issue lumineuse, 1983-86

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