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Rome en noir, Philippe Videlier (Gallimard)
Ce n’est pas un hasard si tout commence dans les étoiles. Et s’il sera souvent à nouveau question, dans le livre de Philippe Videlier, d’astronomie, voire d’astrologie, ce n’est pas seulement parce que certains de ses héros s’entourent de mages et croient en l’horoscope. La mention, dès la première page, de la « planète minuscule » baptisée, cette année-là, 1932 PB, et de la « comète Brooks » convient bien à un récit où le carambolage de faits, minuscules ou non, invite à une réflexion sur le hasard et le destin. Surtout, elle annonce que, dans ce roman commencé du côté de Sirius, le jeu des points de vue va constituer l’armature de la narration.
Cimes et bas-fonds
En 1932, donc, dans un bal populaire de Villeurbanne, un certain Di Mauro, boxeur de son état et fasciste notoire, est exécuté de plusieurs balles de pistolet par des inconnus. L’enquête qui va s’ensuivre est l’occasion d’une double plongée : dans l’univers policier de l’époque, tant en France qu’en Italie mussolinienne, et dans le monde ouvrier immigré, italien surtout, souvent anarchiste ou communiste : « Les hautes cheminées de briques, les toits obliques, le vacarme, les puanteurs de Gerland, de Monplaisir, de Saint-Fons, de Vénissieux, de Vaulx-en-Velin et Villeurbanne, les foules brunes en casquettes du matin, tôt… »
Mais, en alternance avec cette vision au ras du sol, le roman grimpe chez les puissants, pour nous conter la sinistre et grotesque épopée du fascisme, de cette année 1932 à la mort du Duce, en 1945. On retrouve la tension entre grands événements et détails anecdotiques qui était au cœur de Dernières nouvelles des bolcheviks (Gallimard, 2017, voir ici). Et pas uniquement parce que, d’un chapitre à l’autre, on passe du poste de commande de la grande machine à broyer (mussolinienne, nazie, stalinienne) aux recoins et sous-sols où se tapissent ses victimes : les chapitres mêmes consacrés aux « grands » du monde d’alors fourmillent de détails infimes et dérisoires. Si Philippe Videlier n’oublie pas la grandeur du « petit » (bouleversante lettre d’adieu d’Eusebio Giambone, dirigeant communiste clandestin fusillé en 1943), il excelle à montrer le petit du « grand » — ainsi apprend-on que Mussolini, avant ses (nombreux) rendez-vous galants, « se brossait les dents avec du dentifrice Euthymol, une pâte rose bonbon importée d’Angleterre, au tube rouge-blanc-vert ». « Forcément, cela aidait ».
De façon générale, le comique, nécessairement grinçant, naît ici souvent de la profusion de détails, de l’excès de minutie, de l’avalanche de noms propres. Érudition étourdissante, bien sûr, mais jamais gratuite : notre auteur a le sens du comme-en-passant, et c’est sur ce ton-là qu’il révèle, par exemple, au détour d’une longue énumération des dons d’or faits à l’État fasciste par ses administrés enthousiastes, que « Luigi Pirandello donna sa médaille de prix Nobel de littérature ».
De la Pieuvre à Fantômas
Comme dans Quatre saisons à l’Hôtel de l’Univers (Gallimard, 2017, voir ici), le roman entre dans l’Histoire plutôt que l’Histoire dans le roman. Et après avoir joué, dans ce dernier titre, avec le roman d’aventures, après (Dernières nouvelles…) un détour par le récit bref, Videlier s’attaque au polar. À sa manière. En s’interdisant, fidèle à la technique qu’il a inventée et mise au point, tout recours à la fiction pure. On ne saura jamais qui a tué Di Mauro. Mais le genre policier et, avec lui, toutes les formes de la culture populaire, envahissent le texte, venant mêler leurs références à l’Histoire et à la politique. L’OVRA, la police de Mussolini, désignée par « quatre lettres menaçantes » dont personne ne sait exactement ce qu’elles signifient, a failli s’appeler, comme dans un magazine de quatre sous, PIOVRA (la pieuvre). Le jour où Di Mauro trouve la mort, il aurait pu, au lieu de se rendre au bal fatal, aller voir Après l’amour (avec Gaby Morlay), Le Démon des femmes (il s’agit de Raspoutine), La Bande à Bouboule (de Milton), mais aussi Fantômas. Un soir de réveillon, tandis que « les trimoteurs Caproni et Savoia-Marchetti [de Mussolini] bombard[ent] Madrid [encore aux mains des Républicains] », voilà que « les Saturniens attaqu[ent] la terre »… dans un magazine pour enfants ! À la fin, les Terriens gagnent ; conclusion d’un des héros : « L’Italie, berceau de la civilisation mondiale (…) donnera, comme toujours, l’exemple des miracles que permettent l’ordre et la discipline ».
C’est l’imaginaire d’une époque, et d’un régime où le fantasme tient une place centrale. Car, en la matière, l’exemple vient de haut : Mussolini, nous révèle Videlier, fut aussi auteur de roman-feuilleton (La Maîtresse du cardinal, cinquante-sept épisodes) ; scénariste (Les Cent jours, avec pour héros Napoléon) ; et même… acteur, puisque le film Mussolini Speaks connut un triomphe aux États-Unis.
On se souvient du goût de Hitler pour le cinéma ; on pense au dictateur de Chaplin, jouant avec son globe terrestre… Le totalitarisme est, sans doute, ce mélange baroque de folie criminelle, de puérilité, de passion pour la fiction allant jusqu’au désir d’imposer sa fiction au monde. Il fallait un romancier pour dire tout cela. Mais pas un romancier comme les autres. Philippe Videlier, de livre en livre, invente décidément une manière redoutablement efficace d’écrire l’Histoire. On ne demande qu’une chose : qu’il continue.
P. A.
Illustration : Gerardo Dottori, Mussolini, 1933
Tags : Philippe Videlier, Rome en noir, roman français, janvier 2020, Histoire
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