• fr.wikipedia.orgCela n’aura échappé à personne : la nature, pour toutes sortes de raison, fait en littérature son grand retour. Avec elle revient le roman de montagne – on en a eu récemment plus d’un exemple (1).

     

    On croit d’abord être ici dans un tel roman. Florian, qui se prénomme comme l’auteur, est né en Suisse comme lui et écrit aussi des romans, veut escalader le Cervin. Il y a pensé toute l’année. C’est l’été, il a quitté Paris, est retourné chez sa mère, dans son pays natal. Il a rendez-vous plus tard dans la saison pour des escalades avec deux amis, Ambroise, autre écrivain, et Judith, mais c’est assez vague. En attendant il fait des courses préparatoires avec un guide nommé Raffaele, la terreur des autres guides et des clients (« C’est en criant sur les gens qu’on leur sauve la vie »).

     

    Plus dur que l’amour

     

    Récit de ces courses. Chapitres historiques et documentaires. Vocabulaire et références pour initiés : la dent de Morcles, la tour des Muverans, la Hardergrat, le Breithorn, j’en passe, et les « becquets », les « dégaines », les « pitons », l’« ancrage par corps mort »… En dépit du glossaire final on n’y comprend rien, décidément on doit bien être dans un vrai roman d’alpinisme.

     

    Pourtant, on se rend compte peu à peu que quelque chose, heureusement, cloche. D’abord, chez Florian. « Qu’est-ce que je foutais là ? » se demande-t-il à l’occasion lui-même. C’est sûr, il n’est « pas prêt pour le Cervin », avec ses « pertes d’équilibre, d’orientation parfois », sans parler de ses « flots d’anxiété ». « Il y aura toujours quelque chose avec lui », dit, dans le seul chapitre où lui-même n’est pas l’unique narrateur, un personnage. Et un autre de renchérir : « Même dans la rue il donne l’impression d’être sans arrêt sur le point de tomber ».

     

    Plutôt qu’un récit d’aventures sur les pentes, voici donc l’autoportrait d’un alpiniste raté. Il y a des raisons à cet échec, esquissées sans commentaires mais non sans humour : le récit commence chez la mère de Florian, près de qui il court se réfugier dès que ça va trop mal ; il est ponctué de longues consultations téléphoniques avec le docteur Nuaje, lequel, malgré son nom, tâche de ramener son patient sur terre ; mais comment s’étonner que la montagne lui pose problème, lui qui s’entête à vouloir gravir un sommet dont le nom allemand est Matterhorn ? « La montagne, c’est plus dur et plus intimidant que l’amour », avouera-t-il à son psy. « Avec une femme, je ne risque pas ma vie, et pourtant, vous savez comme je me bloque ».

     

    Grimper quand même

     

    Pourtant Florian reste résolu à grimper. Il s’efforce, renonce, tombe malade, va se soigner chez maman, y retourne. Les amis prévus finissent par arriver, ça se passe mal et se termine par un accident dû en partie à notre héros. Entre-temps il a fait la connaissance de deux femmes énergiques : Morgane, future guide, rude, rigoureuse, aux épaules musclées ; Lise, bergère un tantinet anarchiste, féminine et gouailleuse ; encadré par ces créatures complémentaires, qu’unissent des rapports incertains, Florian finit quand même par escalader sa fameuse montagne. Mais, au moment de sombrer ensuite dans un sommeil réparateur, il éprouve « la hâte de [se] réveiller tout neuf et de [s’}y mettre enfin »…

     

    Point final d’un admirable roman du surplace, où la construction, presque invisible, toute en allers-retours déceptifs, dit mieux que de longs discours la logique du blocage et de l’impuissance. Bien sûr, en chemin, nous aurons eu des portraits de montagnards, des moments comiques, de la tension dramatique… Car le risque de la chute est toujours là, et dès le titre, puisque, comme on l’apprendra au passage, « ciel bleu » signifie, dans le jargon des guides, « T’es en bas ».

     

    Mais pas de lyrisme, ou si peu. Quand on grimpe, on ne regarde pas le paysage. La montagne ici est un pur système de relations. Imaginaires, comme la référence répétée à Tolkien l’indique. Réelles : entre Florian et ses guides, dont il craint en permanence le jugement et les remontrances ; entre le corps de Florian et celui de la montagne – « Je repousse le mur, trop fort, je pars sous le surplomb, mon genou tape. À nouveau je coince, et le machard, merde (…) – Calme, tu le tiens mal, tu dois le tenir comme si tu te branlais… » (Dans le même ordre d’idées, la seule nuit d’amour, avec la troisième femme du livre, Judith, sera décrite un peu comme une escalade, en gestes plutôt qu’en sensations.)

     

    Au total, qu’est-ce qui se sera passé ? Paradoxalement, dans ce livre où on agit tout le temps, rien. Et c’est tout l’intérêt d’un récit qui ne cesse, sans jamais le dire, de se désigner lui-même. Activité au fond absurde, toujours à reprendre, dont le vrai but se dérobe d’autant plus sûrement qu’il est dans l’acte proprement dit plutôt que dans son aboutissement, l’alpinisme, on l’aura compris, c’est l’écriture.

     

    P. A.

     

    (1) Voir par exemple ici ou ici

     

    Illustration : le Cervin ou Matterhorn

     

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  • https://arthive.comOn devrait toujours accorder aux gens une deuxième chance. En 2022, Dans la maison au cœur de la forêt profonde (1), du même Laird Hunt, m’avait laissé, et c’est peu dire, dubitatif (2). Zorrie apparaît d’entrée de jeu aux antipodes de cette labyrinthique histoire pleine de sorcières, de maléfices et de rouges-gorges géants (avec des bras). On se situe apparemment ici, tout au contraire, dans le camp du réalisme et de la simplicité.

     

    Cela étant, il faut se méfier de la simplicité, surtout quand c’est celle du Flaubert d’Un cœur simple, cité en exergue et évoqué, avec Virginia Woolf, Hérodote ou Anne Frank, parmi les livres que l’auteur assure avoir, « gardé[s] près de [lui] en écrivant » celui-ci.

     

    Une histoire simple

     

    Que l’histoire, au moins, soit simple, il serait évidemment difficile de prétendre le contraire. C’est celle d’une vie, narrée de façon strictement chronologique, à l’intérieur d’une longue analepse. Zorrie naît et grandit dans l’Indiana. Ses parents étant morts très tôt de la diphtérie, elle est élevée par une tante peu expansive. Lorsque celle-ci disparaît à son tour, voilà la jeune fille livrée à elle-même sur les routes des années 1930. À Ottawa, « la société Cadran Radium » cherche des « filles travailleuses » pour peindre des chiffres sur des cadrans d’horloge avec une poudre merveilleuse qui scintille dans l’obscurité. Zorrie y découvre la camaraderie, puis l’amitié. Mais l’Indiana lui manque. Elle y retourne, y est recueillie par Gus et Bessie, lesquels voient sa valeur et lui présentent leur fils, Harold. Mariage, bonheur, que vient assombrir une fausse couche. Survient ensuite la guerre, elle emporte Harold.

     

    Après avoir manqué se perdre dans son chagrin, Zorrie est sauvée par le travail de la ferme et la présence des voisins. Dont Hank, qu’elle refuse, et l’étrange Noah, qui l’éconduit. Il y a aussi de très rares voyages, au bord du lac Michigan, à Ottawa, où elle retrouve ses vieilles amies, en Hollande, au bord de la mer où a sombré le bombardier qui portait Harold. Nous laissons Zorrie, vieille, à présent, « sur la banquette » où elle a pris l’habitude de s’allonger et où nous l’avions trouvée, « tourn[ant] le dos à la pièce », « regard[ant] le mur blanc » et se rappelant ce qui précède.

     

    Avouons-le, on est un peu étonné d’entendre l’éditeur parler de « livre éminemment politique » et de « moment pivot de l’histoire américaine ». Quel moment ? Il y a là la crise de 1929 jetant sur les routes des gens privés, comme Zorrie, de domicile ; l’enthousiasme pour l’atome et le radium, cause des cancers qui emporteront les camarades de l’héroïne – et, peut-être, de l’échec de sa propre grossesse ; la Seconde Guerre mondiale, vue de loin ou après coup, quand Zorrie, à Amsterdam, visite le musée Anne Frank… Le message historico-politique, s’il existe, est néanmoins de toute évidence à chercher ailleurs.

     

    Des cœurs profonds

     

    Qu’est-ce qu’un cœur simple ? Si c’est un cœur sans arrière-plans ni abîmes, l’adjectif est loin de pouvoir s’appliquer à Zorrie et à ses amis. « Il y a des choses », dit l’un d’eux, « qui s’entendent très fort même (…) alors qu’on n’y pense pas. Des choses qui s’échappent par des fissures ». « La tête » de Zorrie abrite des « salles » et de « vertigineux couloirs ». Dans ces profondeurs, la folie guette. Elle a frappé Opale, la compagne de Noah, et le frôle sans cesse lui-même, après s’être emparée de son père, Virgil. Zorrie, par moments, craint de « perdre pied ». Des fragments de souvenirs, des visions, « des sons, des odeurs et des goûts » surgissent souvent en elle, et ses pensées s’incarnent dans ces images : les « heures sombres » reviennent « voleter devant ses yeux telles ces phalènes appelées sorcières noires », le chagrin « sembl[e] offrir une sorte de membrane conjonctive »…

     

    Bref, ces personnages simples sont des personnages complexes – qui, du reste, outre la Bible, ne dédaignent pas de lire à l’occasion Montaigne, Eschyle ou Cicéron, puisés dans la bibliothèque de Virgil, qui a été maître d’école. Pour dire leur richesse intérieure, le romancier américain invente un langage qui, là encore, n’est simple qu’en un sens très spécial. Il repose sur un usage systématique et raffiné de la métonymie. Chacun, ici, a tendance à regarder ailleurs et à parler d’autre chose. Des lieux, de la nature, quand « des lucioles trac[ent] leur traits vert-jaune dans les airs, des grillons arboricoles lanc[ent] leur cri », et que « Vénus appar[aît], éclatante, à travers la masse bleue » du ciel. De la nourriture, des préparatifs culinaires, de « la façon dont la vieille lame entr[e] dans la texture dense et granuleuse des pommes de terre ».

     

    Tous les personnages pratiquent cet art du décalage. Pour annoncer que sa femme est enceinte, Harold « [fait] une petite danse devant le buffet, [abat] la main sur le bois sombre, et dit à Gus (…) de sortir ses cigares ». Hésitant à déclarer son amour à Noah, Zorrie se plonge dans un catalogue de matériel de jardin et « déb[at] en elle-même pour savoir si elle [va] commander une nouvelle pelle à poignée en caoutchouc véritable ». Le narrateur imite ses héros, qui ne nous apprend les événements essentiels, comme la perte de l’enfant, que rétrospectivement et à demi-mot.

     

    Cette technique se révèle d’une magnifique efficacité. Ce dont il est vraiment question, toujours comme mis de côté, est, pour cette raison même, toujours là, enveloppé d’un halo mystérieusement rayonnant. La présence de quelque chose qui ne peut ou ne doit être dit se fait ainsi obsédante, dans la mesure exacte où elle est repoussée. Laird Hunt rend le plus beau et le plus politique hommage possible à ses humbles héros en faisant d’eux, toute simplicité et toute appartenance sociale mises à part, des êtres pour qui il y va de l’essentiel.

     

    P. A.

     

    (1) Actes Sud, même traductrice

    (2) Voir ici

     

    Illustration : Vincent van Gogh, Nature morte aux pommes de terre, 1888

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  • www.triceas.topAu début, on croit être dans un de ces ouvrages anglo-saxons écrits généralement par des femmes et contant, sur un ton enjoué, les aventures sentimentales de jeunes femmes modernes, qu’on ne lit jamais. La référence explicite à Maeve Binchy fournira peut-être, même si elle nécessite des recherches complémentaires, une indication plus précise…

     

    Mais bien des allusions nécessiteraient des recherches, dans ce livre que la traductrice (laquelle croit, par ailleurs, qu’on extorque quelqu’un) ne juge pas utile d’éclairer de notes. En l’état, on a souvent l’impression de devoir déchiffrer une langue étrangère : « Une de ces filles à pédés ? comme dans Will et Grace ? » ; « C’était avant le règne de Benedict Cumberbatch sur la BBC » ; « Son style se trouvait quelque part entre celui d’une maîtresse d’école et celui de Daphne dans Scooby-Doo »… Pour suivre, mieux vaut, à l’évidence, comme Rachel et Caroline O’Donoghue, être né en 1990 et en Irlande, plus précisément, s’il est possible, à Cork.

     

    Économie, chaussures, cunnilingus

     

    Que le roman, dans l’espoir probable d’une adaptation sous forme de série télévisée, compte environ trois cent cinquante pages pourrait être un facteur supplémentaire de découragement. Pourtant… Au bout d’un moment, on se rend compte qu’on est en train de les lire, les trois cent cinquante pages. Et même avec un certain appétit. Celui-ci n’est pas tant aiguisé par la peinture d’une époque dont l’écrivaine irlandaise est censée ressaisir « l’ambiance » – l’Irlande en 2010, dont l’économie « se port[e] mal, pas un mal normal, mais un mal corrompu » et où les femmes, pour avorter, doivent avoir les moyens de se rendre en Angleterre.  L’humour, réel, mais un peu omniprésent, ne suffirait pas non plus à nourrir le lecteur, malgré certaines notations d’une assez réjouissante loufoquerie : « Ce [baiser] fut comme trouver votre paire de chaussures préférées sous le lit » ; « Je n’avais rien lu du tout sur le traumatisme lié au fait que votre professeur d’anglais décide ne pas vous baiser ».

     

    La liberté de ton, on le voit cependant, règne (« Je m’en voulais tellement de ne pas apprécier le cuni davantage »), et tout cela participe, l’un dans l’autre, de la vivacité et de la précision indéniables des descriptions du quotidien, dans un livre où, longtemps, il semble ne pas se passer grand-chose. Rachel Murray et James Devlin ont vingt ans et travaillent tous deux dans la même librairie de Cork. Ils deviennent amis, puis colocataires – fêtes, alcool, fous rires et pauvreté. Il est gay, elle est hétéro, et amoureuse de son prof à la fac, Fred. C’est pourtant avec James que Fred couchera, tandis que Rachel découvre la passion près d’un autre James (Carey).

     

    Quatre couples plus un

     

    Grâce à Fred, Rachel fait un stage auprès de Deanie, éditrice, et épouse de l’enseignant. Quand cette dernière a des soupçons quant à la conduite de son mari, sur qui, à votre avis, se porteront-ils ?... Tous les détails lâchés jusque-là négligemment s’organisent soudain et trouvent leur nécessité narrative. L’affaire Rachel éclate, dont Rachel, devenue journaliste comme Caroline O’Donoghue, écrit le récit dix ans plus tard à Londres : une affaire de faux adultère, qui en cachait un vrai et fait le malheur de cinq personnes.

     

    Une histoire de couples dont aucun n’est un couple à part entière. Il y a Fred et Deanie, bien sûr, mais leur relation est fondée sur le secret et le mensonge. Il y a Fred et Rachel, mais c’est un couple fictif. Il y a Fred et James Devlin, mais Fred, qui « préfèr[e] être un professeur abuseur et corrompu plutôt que d’être [ouvertement] bisexuel », n’aura été, dans la vie de son amant comme dans celle de Rachel, qu’un « touriste ».

     

    Il y a Rachel et James Carey, l’hétéro. Mais « la seule personne dont l’opinion compte » pour Rachel, c’est James Devlin, le gay : « Tu avais l’air de t’en foutre d’avoir un petit ami. Tu avais déjà un James », dira plus tard le premier, à propos du second, à la troisième. La véritable histoire d'amour, même si, genre littéraire oblige, l’héroïne-narratrice finira heureusement mariée, est sans doute là : l’histoire de deux êtres qui n’ont pas de secrets l’un pour l’autre, ne peuvent se passer l’un de l’autre, dorment ensemble, partagent tout – sauf le sexe.

     

    Et si c’était pour cela que les liens entre eux sont si forts ? La modernité et l’intensité du roman résident dans l’adroite imbrication de relations toutes atypiques. Histoire de genres ? Pas vraiment. Mais roman d’amour authentiquement contemporain, d’un temps où personne ne parvient plus vraiment à se conformer à des modèles pourtant toujours dominants, où chacun doit se bricoler une relation qui cloche, et, justement pour cette raison, ouvre un espace possible à la vérité des sentiments. Tel est, dans ce livre, la véritable peinture d’époque. Non pas l’année 2010, qui paraît si lointaine aux trentenaires Rachel et Caroline O’Donoghue, mais – encore aujourd’hui – la nôtre.

     

    P. A.

     

     Illustration : Cork

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  • www.kanpai.frLe titre trompe… D’ailleurs, le sous-titre, Pérégrinations asiatiques, le dément. Certes, le point de départ, c’est bien, sujet du premier chapitre, la résidence d’écriture à Taipei dont l’auteur a bénéficié en 2022. Certes, la pluie joue un grand rôle dans le livre et c’est bien à Taipei qu’il pleut, au lieu de hallebardes, « des prunes ». Mais, d’abord, cette résidence n’est évoquée que dans une partie du chapitre susdit, où l’auteur relate aussi un premier séjour antérieur. Et ce chapitre n’est lui-même qu’un des chapitres de l’ouvrage, dans lequel des associations d’idées, de souvenirs, la simple contiguïté géographique nous entraînent vers de nombreux autres endroits ; en Corée ; en Chine, où Éric Faye, en 2014, a descendu le Yangtsé avec six autres écrivains invités pour célébrer le cinquantenaire des relations diplomatiques entre France et Chine populaire ; au Tibet, déjà objet d’un autre livre, Dans les  pas d’Alexandra David-Néel (avec Christian Garcin, Stock, 2018, voir ici) ; en Sibérie (voir En descendant les fleuves,  avec C. Garcin, Stock, 2011) ; jusqu’à Vladivostok – près  de la mer du Japon, pays où nous conduit le dernier chapitre.

     

    « Recoller des bribes du passé »

     

    Des pérégrinations… Celles que l’auteur a accomplies, au fil des années, dans des pays adorés (le Japon, le Tibet) ou moins (la Chine d’aujourd’hui). Mais toujours dans des lieux extrêmes. L’île japonaise d’Ishigaki se trouve « au bout de la longue, longue chaîne des îles Ryûkyû ». Celle de Hokkaïdo « est la dernière guérite du Japon avant la Russie ». Le récit du séjour en Corée du Sud commence sur la frontière avec le Nord. En Sibérie, notre homme prend ses quartiers d’été à Norilsk, non loin de l’océan Arctique. Bref, on éprouve partout la « sensation délicieuse de séjour sur les marges du monde ». Marges spatiales, climatiques, historico-politiques, ou que rend excentriques leur singularité absolue. Le cas le plus représentatif de ce dernier point de vue étant le Tibet, qui, « bien qu’ouvert aux étrangers », demeure « un point culminant toujours inviolé, que nous croyons fouler mais qui se dérobe ».

     

    Au moment cependant où l’auteur écrit la plus grande part de son livre, tout lui paraît en danger de se dérober. Le monde va peut-être « s’enfoncer dans une situation de pandémie perpétuelle ». « L’Asie de l’Est (…) s’[est] cloîtrée », et risque de redevenir « interdite ». Dans cette incertitude, l’écriture devient moyen de « recoller des bribes du passé », afin de sauver au moins ce qui a été. « Je laisse venir les images », « Je reviens (…) en pensée à cette scène »… le moment du souvenir, si ce n'est celui de la rédaction proprement dite, est bien souvent ici le moment essentiel. C’est la seconde raison pour laquelle le titre peut sembler malicieusement trompeur : ce récit de voyage est d’abord un livre sur le temps, et les pérégrinations qu’il relate sont avant tout mémorielles.

     

    « Épochè »

     

    Bien sûr, c’est aussi un chatoyant livre d’images (mentales), ponctué de cartes géographiques qui, élégamment esquissées, sont autant de supports à la rêverie. Bien entendu, l’aspect documentaire, toujours précis et passionnant, est bien là, occasionnant des analyses et des indignations – toujours calmes, à la manière d’Éric Faye. L’essentiel est pourtant ailleurs. En attestent un début placé sous le signe des lectures d’enfance (« Tout l’univers » et autres « encyclopédie[s] en couleurs ») ainsi qu’un finale magnifique où il est question du goût des Japonais pour Proust, chez qui ils trouvent des « descriptions d’objets ou d’états d’âme fugaces, qui leur rappellent peut-être ce que les haïkus ont vocation à fixer : un sentiment éphémère, un instant ».

     

    « Gouttes de temps pur », comme dit l’auteur de La Recherche, « moment[s] d’épochè », écrit Éric Faye, où « le monde extérieur n’existe plus », de pareils « instants » sont au cœur de Taipei sous la pluie de prunes. Une « lumière cristalline », des « murailles enduites d’un beau gris-bleu », « les chameaux près de la ligne de chemin de fer », « l’arrondi particulier de certaines montagnes »… Plutôt que de pays en pays, on voyage d’une image-souvenir à l’autre. Les jeux de la mémoire impriment leur rythme au récit, dictant sa construction rêveuse et nonchalante. Ils font le charme de ce texte, qui préfère, aux prétendues urgences du témoignage, les plaisirs subtils de l’après-coup – de l’écriture.

     

    P. A.

     

    Illustration : à Kyoto...

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  • www.pinterest.frTraductrice de Garcia Marquez et de Bolaño, romancière apparemment très en vue dans son pays, Lina Wolff nous fait donc pénétrer, avec ce roman, « au cœur du mécanisme de l’emprise ». C’est la quatrième de couverture qui le dit. L’éditrice, si elle reprend le mot, nuance déjà un peu le propos en évoquant « le gouffre d’une relation toxique ». De fait, parler d’emprise tendrait à réduire le livre à un sujet, au demeurant dans l’air du temps. Or, avec cette Prise du diable, on est très au-delà du roman à sujet.

     

    Certes, de loin, et jusqu’à un certain moment au moins de l’histoire, on pourrait croire distinguer les éléments et les étapes d’un tel roman. Elle est venue, de Suède, s’installer en Italie, à Florence, où « la première chose qu’elle remarque et qui la stupéfie, ce sont les couples ». Le contact avec l’autre culture, comme ce sera le cas une autre fois dans le récit, est la métaphore du contact avec l’autre sexe. Il y a donc un homme, « petit gros inoffensif » que l’héroïne travaille à rendre présentable : « Dieu a créé la femme, et elle est pour sa part en train de créer l’homme ». In petto, elle le surnomme, avec un peu de condescendance, « le Propre-sur-Lui ». Mais, entre eux, ils s’appellent, de façon plus égalitaire, Minnie et Mickey. Ils n’auront jamais d’autres noms pour nous.

     

    Mickey, Minnie et leurs démons

     

    On voit très vite se déclencher le mécanisme. Minnie accepte, à la demande de Mickey, d’« être un peu faible ». Elle sombre bientôt dans une jalousie mêlée de reconnaissance à l’idée « d’avoir été gratifiée de cette chance inespérée, inouïe, d’expérimenter le mystère de la chair ». « Prise dans une sorte de poigne, d’étau », convaincue qu’elle « ne possède pas en elle d’amour authentique, seulement une bêtise digne d’une vache », elle en vient à recevoir les coups de Mickey dans un mélange de révolte et de culpabilité.

     

    Cependant d’autres éléments viennent compliquer cette progression apparemment linéaire et univoque. « Il la vide de sa substance, mais elle le vide également ». « Il est le malade qui a le contrôle », pourtant, comme elle le dit elle-même, chacun d’eux abrite un « démon », et ces deux démons « se veulent mutuellement du mal ». S’il y a bien emprise, elle est à double sens.

     

    Et les discours délirants de Minnie ne sont qu’un symptôme parmi d’autres. Un traumatisme pendant l’enfance explique peut-être les obsessions de celle qui reconnaît souffrir de « phobie sociale », avoue que « le sexe est toujours présent dans ses pensées », et se sait en proie à une « névrose langagière », qui la conduit, quand par exemple ses yeux tombent sur une voiture, à « en énumérer toutes les composantes en trois langues ».

     

    Ne nous méprenons pas. Il ne s’agit nullement pour Lina Wolff de trouver des excuses à Mickey, et encore moins de faire des femmes des créatures vouées à la servitude volontaire. Si la folie de Minnie est au premier plan, c’est parce que nous sommes constamment placés à son point de vue. Et si tel est le cas, c’est parce que le point de vue de la femme est ce qui intéresse l’écrivaine suédoise.

     

    Sur les bords du Mississippi

     

    Il n’en demeure pas moins que nous avons ici l’histoire d’une folie, et que cette histoire, dans sa seconde partie, devient explicitement une histoire folle. Minnie s’enfuit à La Nouvelle-Orléans, où elle compte rejoindre Ben, un amant de rencontre connu à Florence. On ne dira pas comment elle s’y prend pour faire échouer spectaculairement cette évasion, au point de se retrouver enchaînée puis mise en cage, dans une masure sinistre sur les bords du Mississippi. Qu’il suffise de savoir que ce qui pouvait passer pour un roman psychologique bascule sans prévenir dans le thriller horrifique façon David Lynch, avec boue, reptiles, geôlier mutique et voisine dérangée.

     

    Pendant ce temps, notre héroïne poursuit sans désemparer ses rationalisations introspectives : « Elle doit arrêter les répétitions, les ressassements, toutes les pensées, en fait (…). Stop » ; « Elle est simplement en train de fuir un homme qui la tabasse. C’est la perspective qu’elle doit adopter » ; « Elle doit réfléchir sur le long terme, s’efforcer de voir ce qui lui arrive comme une sorte de péripétie »…

     

    Car, chacun l’aura compris depuis longtemps, le plus important ici n’est pas tant ce qui arrive que la voix pour le commenter ou le dire. Ce qui sauve ce roman du sujet sociétal, de la psychologie et même du thriller, c’est l’écriture. C’est elle le vrai « diable », et il parle par la bouche de l’héroïne, puisque, malgré des incursions ponctuelles au point de vue omniscient, le texte se situe en permanence aux confins du monologue intérieur. En même temps, l’usage de la troisième personne et la présence d’un narrateur instaurent une distance minimale entre personnage et discours ; d’où la froideur clinique, la ratiocination faussement pompeuse, l’humour noir, tout un jeu de tonalités qui ne sont pas sans évoquer une Elfriede Jelinek – le tout magnifiquement servi par la traduction.

     

    Humour noir, disais-je. Très noir. Au point qu’on redoute presque d’aller plus loin, et jusqu’au bout. Mais simultanément on est empoigné par le besoin irrépressible d’aller au bout… Plutôt que de parler d’emprise, Lina Wolff l’installe dans l’esprit du lecteur. Par la seule force de la phrase. Cela s’appelle, au vrai sens du mot, la littérature.

     

    P. A.

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