• Jeunesse, Tove Ditlevsen, traduit du danois par Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen (Globe)

    www.le-bal.fr« Elle m’a demandé si j’avais apporté un tablier et j’ai sorti celui de ma mère de mon cartable. Il y avait un trou près de l’ourlet, en réalité il y avait toujours une faille dans ce qui relevait de ma mère et j’ai été émue en le voyant »… On retrouve dans Jeunesse, deuxième tome de la Trilogie de Copenhague, les techniques qui contribuaient à l’étonnante force d’Enfance (2022, mêmes traductrices, même éditeur, voir ici) : l’art de la mise à plat par phrases brèves juxtaposées ; les courts chapitres quasiment sans alinéas ; le désordre apparent voilant une construction subtile.

     

    Emplois et cavaliers

     

    Ici, l’écrivaine danoise née en 1917 et morte en 1971 entrelace trois thèmes, chargés chacun de porter et de scander à sa manière le passage du temps. Le premier, c’est la pauvreté. À présent adolescente, Tove a dû quitter l’école pour plonger dans le monde du travail. Elle est bonne d’enfants, aide-cuisinière, magasinière, et, enfin, ayant appris la sténo et la dactylo, employée dans plusieurs entreprises. Son ascension dans la hiérarchie des places et des salaires est une traversée du monde prolétaire, soumis à l’exploitation et à la répression : notre amie perd un de ses emplois pour avoir suggéré à ses collègues de se syndiquer, et une autre quand on apprend… qu’elle a publié un poème.

     

    En parallèle, nous suivons les aléas d’une vie familiale toujours plus ou moins accablante, père souvent au chômage, mère souvent acariâtre, appartements trop exigus. La misère sexuelle est le second motif qui court tout au long du récit. Les soirées au dancing voient se succéder les cavaliers d’un soir et les baisers à la sauvette sur fond de rêveries matrimoniales pas très convaincues, jusqu’à une perte de virginité sans lendemain (« Nina m’informe que ce sera de mieux en mieux à chaque fois, or je n’avais pas envisagé qu’il faille répéter tout le processus »).

     

    Tout cela se détache sur un arrière-plan historico-politique marqué par la montée des périls de l’époque. Au début du volume, Hitler prend le pouvoir. Il soulève l’enthousiasme des patronnes de Tove, puis de sa propriétaire, l’inénarrable Mme Suhr (« Moi, j’écoute tous ses discours, ils sont merveilleux. Virils, déterminés, le timbre est parfait ! Elle ouvre les bras (…), ce qui découvre son imposante poitrine »). Plus tard, l’héroïne danse avec un jeune chômeur sur le point de partir se battre en Espagne. À la fin du récit, l’Allemagne envahit la Pologne.

     

    « Océan mondial » et « rêves personnels »

     

    Commentaire de Tove : « Je redoute surtout que les vagues du grand océan mondial fassent chavirer ma fragile petite embarcation »… L’auteure et sa narratrice restent fidèles à leur ton – absence de grands sentiments, adhérence au présent individuel frôlant le cynisme. « Cela faciliterait mes rêves personnels si les pauvres prenaient le pouvoir », songe la jeune fille. Car elle a des « rêves personnels », qui sont un contrepoids à la tristesse de sa vie. Certes, elle se sent « condamnée à la solitude et à l’anonymat », elle est « fatiguée de [sa] famille », « [sa] jeunesse n’est que frustration et entrave ». Mais elle « souhaite tant voir (…) imprimés » les poèmes qui sont « [sa] seule consolation dans cette existence ». Jeunesse s’ouvre sur la mort du journaliste qui, à la fin d’Enfance, avait donné des espoirs à la poétesse en devenir. Au cours de ce deuxième volume, elle rencontrera plusieurs autres conseillers-protecteurs, avant de croiser celui qui l’introduira auprès du directeur de revue par lequel adviendra le miracle final : la publication d’un recueil de vers (« Tove Ditlevsen. Une jeune fille. C’est définitif. C’est irrémédiable. Le livre va être éternel, indépendamment de mon futur destin »).

     

    Si ce cheminement vers l’accomplissement et l’indépendance garde, entre adjuvants et opposants, des allures de conte de fées sans merveilleux, c’est que les motifs sociaux et historiques comme les schémas habituels du récit de vocation ou d’éducation font l’objet d’une individualisation radicale : aucun commentaire extérieur, aucune incursion hors de la présence à soi, tout ici est expérience personnelle. Donc, naïve…

     

    … ou faussement naïve. Car l’autoportrait en débutante que brosse ici Tove Ditlevsen est tout imprégné d’humour et d’ironie, y compris et surtout envers elle-même. « J’ai beaucoup réfléchi (…) et suis arrivée à la conclusion que la plupart des femmes exercent un irrésistible attrait sur les hommes, contrairement à moi » ; « Je fais tapisserie en arborant le sourire plein de bienveillance d’une mère qui observe la jeunesse [en train de] s’amuser »… Un équilibre miraculeux entre fraîcheur et lucidité, émotion et distance grinçante fait la violence paradoxale et la singularité extrême de l’autobiographie de l’écrivaine danoise. Vivement le tome trois.

     

    P. A.

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