• Le Neveu d’Anchise, Maryline Desbiolles (Seuil)

    www.lesechos.frAnchise, c’était le héros éponyme du roman de Maryline Desbiolles (Seuil) qui reçut le prix Femina en 1999. Anchise vivait dans les collines de l’arrière-pays niçois. Son père était mort à la guerre de 1914-1918, et lui-même avait fait celle de 1939-1945. Il avait perdu l’amour de sa vie, Blanche, s’était consacré à l’apiculture, et suicidé tardivement, dans sa voiture, à laquelle il avait mis le feu. Tout cela parlait déjà de la mort des campagnes, et de ce que cela fait d’avoir vu et fréquenté, comme le père d’Énée, les dieux, sans s’en être jamais remis.

     

    « Parpaings à vif »

     

    Le neveu ou, pour être précis, le petit-neveu d’Anchise, c’est Aubin. Il n’a qu’un lointain souvenir de son grand-oncle, dont la maison a été détruite et remplacée par une déchetterie. Il vit non loin de là, avec sa mère, Maxou, le compagnon de celle-ci, sa grand-mère, et Tatie Stef, qui « est devenue maître-chien » et « est adhérente d’un club de tir au pistolet ». Le père d’Aubin, qu’il voit rarement, est éboueur, son oncle, le mari de Tatie Stef, « rénove des magasins » et regarde des pornos avec ses deux jeunes fils. Sa maison « attend d’être crépie, les parpaings à vif ». « La cour est jonchée d’outils, de matériaux, une bétonnière à l’abandon, des pneus ».

     

    Ce livre, que plusieurs passerelles relient, comme toujours chez Maryline Desbiolles, non seulement à celui que j’évoquais plus haut mais à plusieurs autres, l’erreur serait de le lire comme un roman réaliste. D’abord, parce qu’il n’est pas réaliste. Tout le monde, à part Aubin, est gros parce qu’« il y a beaucoup plus d’obèses dans les milieux défavorisés, chez les non-diplômés, et dans les zones rurales » ; on écoute  Chérie FM et on s’emporte contre « les arrivistes, ceux qui arrivent pour tout nous prendre (…), ceux à qui l’État donne tout l’argent ». Mais la qualité du trait, son grossissement et sa simplification même nous avertissent qu’on est dans une forme de stylisation qui ramène les grandes questions (immigration, ruralité…) à des emblèmes permettant de les traiter autrement que sous forme de sociologie, serait-elle romancée. Pour les mêmes raisons, on ne verra pas à proprement parler d’invraisemblance à ce que Tatie Stef ait appris par cœur des poèmes d’Apollinaire ou à ce qu’Adel, le jeune gardien de la déchetterie, écoute, quant à lui, du jazz. La vraie logique du roman, encore une fois, est ailleurs.

     

    « Les orties peut-être… »

     

    Elle n’est pas d’ordre romanesque. Des motifs se développent et se croisent, certains cosmiques (la lumière, le feu, l’eau…), d’autres socio-historiques (la guerre, les migrants, le racisme…), et les uns sont traités comme les autres, tous brassés par une écriture singulière qui repose sur le rythme (anaphores et autres répétitions, phrases longues) plutôt que sur l’image. Cette approche musicale ou, authentiquement, poétique transforme ce qui pourrait n’être qu’une peinture d’actualité en méditation sur la place des hommes dans le monde « au temps des déchets ».

     

    « Mon père collecte les déchets, mon grand-oncle a une déchetterie sur le dos, sur le ventre, entre ses cuisses et ses bras, mon ami est le gardien de la déchetterie », observe Aubin. Mais si le déchet est tout ce qui reste d’un passé détruit, peut-être est-il porteur d’avenir : « Et s’il y avait dans le vieux monde voué aux orties de quoi nous revivifier ? Les orties peut-être, l’insignifiant, le moins-que-rien, la quantité négligeable, le proscrit, le mis au ban, le sans titre, sans terre, sans domicile fixe, sans-papiers, sans valeur, sans prix, le non-négociable ». Aubin, qui « ne sai[t] pas pourquoi [il a] hérité d’un prénom aussi chic », se sent différent et peut-être annonciateur d’un jour nouveau. Aubin court à perdre haleine dans les collines et aime Adel, qui « est mat de peau mais (…) brillant aussi ». Aubin « brûle d’amour et de désir » (« Et si je dis ces mots-là, c’est que je n’en connais pas d’autres (…) pour dire ce qui m’arrive et que j’ignore »). Pour avouer autrement son amour, il apprend à jouer de la trompette retrouvée jadis dans la maison d’Anchise.

     

    Mais Adel veut sans cesse aller chez Aubin, rencontrer sa famille. On sent que ça ne peut rien donner de bon, que ça finira mal. Pourtant la violence ne viendra pas d’où on l’attendait. Et tout cela finit par composer une sorte très particulière de récit d’éducation, où, dans un beau final lyrique, le jeune héros occupera enfin toute sa place dans le monde qui lui est accordé.

     

    P. A.

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