• fr.aquasphereswim.comC’est un retour en arrière, mais pas trop loin : le livre d’Alan Pauls, écrivain argentin que rendit célèbre son roman Le Passé (même éditeur, 2005), est paru au printemps dernier et s’est trouvé mis en souffrance pour cause d’engorgement dans mes lectures…

     

    D’abord, il y a la syntaxe. Les phrases longues, complexes, entrelardées de parenthèses, boucles et excursus de toutes sortes – car le moindre détail, même simplement supposé ou convoqué dans le cadre d’une image, donne lieu à un développement, si ce n’est à un microrécit. Suivre et déchiffrer ces arabesques constituerait un vrai plaisir intellectuel s’il n’y avait pas aussi, hélas, la traduction… Si criblée de fautes et d’incorrections de toutes sortes qu’on croit presque à une plaisanterie, ou à une de ces défaillances informatiques qui causent tant de soucis au héros du roman de Pauls. Et quand je dis fautes, je veux dire « dont la plupart d’entre eux », « deux fois plus bon marché », « jusqu’à ce que les parents faisaient irruption », sans parler de cette voix « roque » et de ce chien « léger et morbide comme un jouet en caoutchouc ».

     

    Sordidissimes et Chatroulette

     

    On serre les dents. On s’efforce d’avancer en fermant les yeux pour mieux distinguer, à l’arrière-plan, le style d’un romancier qui fut aussi l’auteur d’un essai sur Borges. Style qui semble traduire le goût du labyrinthe tout en mimant l’arborescence informatique et le malaise d’un survivant du XXe siècle exilé dans le monde ultra-technologique et numérisé d’aujourd’hui. Il s’appelle Savoy. « Foire de l’identité, page planétaire d’annonces classées, casting non-stop, séance d’identification globale… Savoy se demand[e] quand le monde s’[est] transformé en une chose pareille ».

     

    Il est toujours un peu à côté, dans la position du voyeur atterré ou de l’acteur maladroit jouant comme il peut un rôle mal appris. D’où de nombreux effets comiques. La descente de cet antihéros au cœur de l’enfer moderne s’organise en longs détours concentriques. Au début, il visite compulsivement, sans avoir la moindre intention de les louer, des appartements, de préférence occupés, pour le seul plaisir de surprendre quelque chose de la vie et de la solitude d’autrui. Quand il passe aux achats frénétiques en ligne, le propos se précise : lampe sur pied « semblable à une mante religieuse », « couteaux japonais », « porte-manteau de bureau des années 1950 », « bracelets en plastique usés », « jardinière en plastique imitation argile cuite cassée »… dans ces objets inutiles où Quignard aurait reconnu  des « sordidissimes », notre ami de Buenos Aires cherche les traces et les restes d’un  monde ancien. Mais, ce faisant, il s’est laissé happer par le malstrom Internet. Et le voilà bientôt qui passe son temps sur le site de contact « Chatroulette ».

     

    Marcel et les pixels

     

    Sa rencontre avec Carla, incarnation de l’époque, vient concentrer et fixer l’obsession de Savoy en lui donnant la forme de la fascination amoureuse. « Les pièces dont il avait l’intuition qui la constituaient [je traduis la traduction : « qu’elles la constituaient »] (…) ne s’emboîtaient pas du tout et l’empêchaient de se faire une opinion exacte d’elle ». Quand cette jeune femme, qui pratique le gardiennage d’appartements ou de maisons en l’absence de leurs propriétaires, doit partir pour l’autre bout du monde, le roman prend et donne toute sa mesure.

     

    Carla a laissé à Savoy un kit de natation, et Skype sur son ordinateur. Savoy va donc à la piscine, et s’entretient avec Carla sur Skype. Les deux pistes se rejoindront dans la dernière partie, où on voit le héros, ayant quitté l’Argentine pour Berlin, tenter sans fin d’approcher une aimée désormais à portée de main et pourtant toujours hors d’atteinte. Entre-temps, on l’aura connu aux prises avec la technologie et un voyeurisme sans cesse contrarié, qui exaspère sa jalousie. Car même si les deux amants, chacun de son côté de l’écran, se livrent face à face à un auto(?)-érotisme assidu, il y a toujours le problème du cadre – et de tout ce qu’il montre et dérobe de la vie de l’autre. Savoy souffre d’une blessure « difficile à localiser – l’ablation d’où elle procèd[e] [est] massive » ; il a besoin « de n’importe quelle prothèse, y compris celle de Skype » ; il fait à Carla « des scènes de Skype » ; et tout le récit se met à baigner dans un érotisme diffus, fruit de la frustration et de la distance.

     

    « Grâce à Skype, qui le mettait en relief sans pitié, l’abîme entre les écosystèmes dans lesquels chacun respirait se surprenait à occuper le centre de la scène. Dans le fond, désormais rien de spatial ou de temporel ne les séparait. Ils appartenaient à des espèces différentes, un point c’est tout ». On est toujours la moitié fantôme de l’autre, et ce portrait de la solitude contemporaine se révèle finalement plus proustien que borgésien : rien n’a changé depuis Marcel et Albertine – hors l’intervention des pixels.

     

    P. A.

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  • photo Pierre Ahnne

     

     

    Mes livres du mois de novembreLe Portrait de mariage, Maggie O’Farrell, traduit de l’anglais par Sarah Tardy (Belfond)

    L’écrivaine irlandaise, imaginant la brève existence de Lucrèce de Médicis, fait d’elle une artiste peintre : charmes du roman historique, féminisme sans discours, intensité des perceptions.

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    Mes livres du mois de novembreMississippi, Sophie G. Lucas (La Contre-Allée)

    La poétesse raconte l’histoire des gens « ordinaires » de sa famille, de 1868 à nos jours. Une écriture, mais beaucoup d’intentions.

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    Mes livres du mois de novembreHorcynus Orca, Stefano D’Arrigo, traduit de l’italien par Monique Baccelli et Antonio Werli (Le Nouvel Attila)

    Ce chef-d’œuvre paru en 1975 et enfin traduit entrelace l’Histoire au mythe pour raconter le retour chez lui d’un marin sicilien en 1943.

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    Mes livres du mois de novembreTerre, mère noire, Kristian Novak, traduit du croate par Chloé Billon (Les Argonautes)

    L’auteur croate transforme le récit d’une enfance au village en conte de fées terrifiant à l’ombre de la grande Histoire.

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    Mes livres du mois de novembrePour qui je me prends, Lori Saint-Martin (L’Olivier)

    La Canadienne Lori Saint-Martin conte sa rupture, sociale et linguistique, avec son milieu d’origine, en passant de la hargne à des sentiments plus convenus.

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    Mes livres du mois de novembreEnfance, Tove Ditlevsen, traduit du danois par Christine Berlioz et Leila Flink Thullesen (Globe)

    Le premier des trois tomes autobiographiques de l’écrivaine danoise morte en 1976 : une enfance ouvrière sans commentaires ni fioritures, et la naissance d’une vocation.

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  • rosengade.dkÀ la première page, le journal parle de la grippe espagnole et du traité de Versailles. L’enfant est heureuse, seule avec sa mère. Mais celle-ci, prise d’une « sombre fureur », devient soudain « une étrangère indéchiffrable » et la petite fille s’imagine avoir été « échangée quand [elle] ét[ait] bébé ». « Je portais les tasses dans la cuisine », ajoute-t-elle, « et au plus profond de moi de longs mots étranges rampaient lentement autour de mon esprit en tissant une sorte de membrane protectrice ».

     

    Mystère de la simplicité

     

    Comme dans L’Enfant de Vallès, une scène inaugurale annonce de façon saisissante les thèmes essentiels d’Enfance, premier tome de la trilogie autobiographique de Tove Ditlevsen, publiée entre 1967 et 1971. Jeunesse et Dépendance devraient suivre chez le même éditeur français. Les trois volumes ont largement contribué à la célébrité de l’écrivaine danoise, née en 1917 et qui s’est suicidée en 1976. La quatrième de couverture fait d’elle « la pionnière de l’écriture autobiographique », formulation curieuse, qui jette saint Augustin, Rousseau, Chateaubriand, Leiris et beaucoup d’autres dans les abîmes du non-être. Mais Tove Ditlevsen n’y est pour rien. Et ce n’est pas sa faute non plus si son livre met le blogueur, comme il arrive parfois, dans un prometteur embarras : on est immédiatement saisi par ce récit d’une enfance passée dans le quartier de Verterbro, à Copenhague, et emporté d’autant plus sûrement qu’on aurait d’abord du mal à dire pourquoi. Qu’est-ce qui fait la force d’un texte apparemment aussi simple ?

     

    Sa simplicité, d’abord. Une impression de fausse évidence, qu’il faut beaucoup d’art pour créer. La dureté des rapports (« Quand elle [la mère] et moi, nous sommes unies par la même peur, elle me tombe dessus »), la misère sociale (« Soit les hommes buvaient – la majorité d’entre eux –, soit ils nourrissaient une haine violente à l’égard de ceux qui buvaient »), tout est énoncé uniment, avec une lucidité paisible et désarmante.

     

    Au présent

     

    Nous sommes dans un foyer ouvrier, au sein d’un quartier populaire, au début du XXe siècle. La pauvreté et l’alcool sont omniprésents, le père, Ditlev, social-démocrate convaincu, s’indigne du sort de Sacco et de Vanzetti, le frère, Edvin, est en apprentissage et tousse, Ruth, la seule amie, fréquente les grandes qui traînent « dans le coin des poubelles » et « parlent en ricanant d’alcool, d’adultère et de relations secrètes dont on ne peut même pas dire le nom ». Cependant l’absence de distance, la constante adhérence au présent, qui sont le deuxième atout du texte, excluent le jugement analytique ou le commentaire surplombant, plaies actuelles de tant de récits comparables. Cette installation dans le point de vue le plus immédiat permet parfois l’humour et la fausse naïveté (« À ce que je comprends, [un conservateur] est le pire de ce que l’être humain peut être » ; avec deux autres institutrices, « mademoiselle Matthiassen (…) m’inspire la conviction absolue que les femmes ne peuvent s’accomplir dans leur domaine professionnel que si elles n’ont pas de seins »). Elle ouvre aussi de temps à autre sur le fantastique (« Je vois le tas de vêtements derrière la porte se transformer en longs bras crochus »). Surtout, elle est au principe d’une construction qui s’efface derrière l’impression de désordre accentuée par l’usage de la juxtaposition et les courts chapitres.

     

    L’enfance comme une peau

     

    Le temps passe, pourtant, de façon presque insensible : « L’enfance est longue et étroite comme un cercueil, on ne peut pas s’en échapper sans aide » ; mais un peu plus loin elle « est devenue fine et plate, fragile comme une feuille de papier » ; l’avenir approche, « un colosse monstrueux d’une force herculéenne »… Dernière page : « Les derniers morceaux de cette enfance se détachent de moi comme les lambeaux d’une peau brûlée par le soleil ».

     

    Ce motif de l’enveloppe protectrice constitue, troisième élément clé, un fil conducteur discret mais continu, et qui porte le livre. Consciente de sa singularité, Tove, parmi ses camarades de classe, accepte de jouer le rôle du clown : « Ce rôle et ma bêtise avérée me protègent de leur méchanceté sans limite » ; « Mon masque est la bêtise et je fais bien attention à ce que personne ne me l’arrache »… Il est cependant une autre « membrane protectrice », et un autre thème qui court depuis le tout début d’Enfance. « En deuxième année d’école primaire », la petite narratrice songe à « écrire des psaumes » (« C’est ce que je trouve le plus beau »). Plus tard, « la face cachée du sexe (…) se laisse beaucoup plus difficilement qu’avant recouvrir par les mots frémissants, jamais écrits, que [son] cœur [lui] murmure toujours ». Ce qui n’empêche qu’un des rédacteurs du journal Socialdemokraten, à qui elle a montré quelques poèmes, a trouvé que « les érotiques [étaient] vraiment les meilleurs », et l’a incitée à revenir « dans un ou deux ans ». Le livre finit aussi sur ce futur possible.

     

    P. A.

     

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  • www.tripadvisor.comDisparue brusquement à soixante-trois ans en 2022, Lori Saint-Martin ne s’appelait pas comme ça. Elle écrivait en français, quoique née dans une région du Canada anglophone – dans une petite ville, elle qui, installée ensuite à Montréal, ne manquerait pas une occasion de hanter Paris, Madrid ou Berlin. Issue d’une famille ouvrière, elle était en effet devenue universitaire, traductrice et écrivaine.

     

    Transfuge de langue

     

    En somme, une transfuge de classe. Une de plus. Mais avec cette originalité que l’évasion, dans son cas, a emprunté le chemin de la langue : « J’ai voulu quitter l’anglais parce qu’il y avait trop de choses que je ne pouvais pas dire », écrit-elle. « Aujourd’hui, je vois que ces impossibilités étaient liées à ma classe sociale et à ma famille, mais à l’époque je les mettais sur le compte de la langue anglaise elle-même ». Dès l’âge de dix ans, donc, la jeune Lori décide de « devenir francophone » pour échapper à un déterminisme social qui prend dans son esprit une forme linguistique. Et elle accomplira, avec une énergie et une ténacité étonnantes, ce programme. « Chaque nouvelle langue crée de la place, agrandit votre demeure, ouvre des voies jusque-là inimaginables », note-t-elle. Aussi, possédée par le désir d’échapper décidément à l’étroitesse d’un destin annoncé et d’accéder à des horizons qui auraient dû lui rester fermés, ajoutera-t-elle au français d’autres langues : l’espagnol, puis, dans ce qu’elle voit comme un paradoxal retour à des sources enfouies, l’allemand. Car Kitchener, sa ville natale dans l’Ontario, s’est longtemps appelée Berlin, et ses ancêtres, dans « les années 1860, 1870 », « venaient d’Allemagne, ou plus précisément d’Alsace-Lorraine » – formulation cavalière qui traduit une connaissance pour le moins approximative de l’Histoire et de la géographie, mais passons.

     

    La hargne et après

     

    Dans ce livre, qu’elle a publié, pour la première fois, chez un éditeur hexagonal, l’écrivaine canadienne se proposait de raconter la quadruple rupture autour de laquelle s’est construite sa vie. Que voulait-elle en faire ? Au début, le ton est d’une hargne hautement réjouissante : « Je voyais les miens comme des ennemis. C’étaient eux ou moi. Ce serait moi » ; « J’ai sauté de l’arbre familial, feuille détachée, lignée brisée. Je me suis découpée de ma photo de famille pour y laisser un trou ». C’est le ton de l’adolescence, qui fait l’objet du plus long et du meilleur chapitre. Relisant ses anciens journaux intimes, Lori Saint-Martin brosse d’elle-même à l’âge du lycée un portrait cruellement empathique : « J’ai honte de mes parents et je trouve ça très original » ; « Elle [la jeune Lori] fait des auditions pour le rôle de sa vie : Personne Nouvelle »… « Elle était grosse, je serais maigre. Elle avait quitté l’école jeune, je ferais de longues études. Elle s’était mariée et avait eu des enfants, je resterais libre » : il s’agit de sa mère, bien sûr. Toute la rage et la passion de rejet qui anime notre petite rebelle se cristallisent autour de la figure maternelle, avec une violence qui n’est plus dans l’air sentimental de notre temps.

     

    Cependant les titres des chapitres évoluent. On passe de Le nom sale ou L’exil à domicile au plus anodin Le miroir des langues ou à Ils vivent en moi, tout un programme. La tonalité et le projet se modifient aussi, pour en venir à : « Je rends hommage – et peut-être une forme de justice – à mes parents » ; « J’avais refusé la transmission. Changé de nom. Brisé la lignée. Détruit la continuité. Rêves de jeune fille (…) qui ne sait pas encore qu’elle va vieillir ». La mère finit en femme « douce » et aimante, bref, le texte teigneux et mal-pensant que paraissait promettre le titre et qu’on se réjouissait de lire vire peu à peu au livre consensuel et passablement autosatisfait – tant l’auteure, et à de multiples reprises, se félicite d’avoir si bien réussi son évasion et sa vie en général.

     

    L’écriture, bien sûr, change également. Les formules nerveuses et entières (« Je n’ai jamais été chez moi chez moi » ; Je suis une exilée inversée ») font place à de longues considérations sur les vertus du bilinguisme, d’une originalité discutable et assez platement énoncées.

     

    Résultat de ces hésitations : un livre, et ce pourrait être son point fort, qu’on peine à classer. Ce n’est pas un récit, ni vraiment un discours ou une de ces conférences dont l’auteure était, nous apprend-elle, devenue coutumière. Au total, cela tient plus de la causerie que de l’essai : Lori Saint-Martin nous parle, dans un certain désordre et avec les ressassements qu’affectionne l’oral, sans que pourtant ses phrases présentent de marques d’oralité. Sa tentative est à ajouter au dossier de ces nouvelles formes d’interventions, censément littéraires, qui rejettent cependant non seulement la fiction mais même la narration, préfèrent la généralité à l’anecdote et la confidence toute simple à la violence dramatique de l’aveu (voir ici et ici) . Innovations intéressantes, dont on avouera qu’elles ont tendance à susciter pour le moment plus de curiosité que d’adhésion.

     

    P. A.

     

    Illustration : Kitchener (Ontario)

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  • trustmyscience.comLes Argonautes, jeune maison dynamique, publient des traductions de « romans européens inédits », avec l’ambition de faire entendre et découvrir de « nouvelles voix ». J’ai dit ici le bien que j’avais pensé de Bolla, du Kosovar Pajtim Statovci, comme de Ceux qui ne meurent jamais, de la Roumaine Dana Grigorcea. Car l’Europe des Argonautes est surtout, et tant mieux, centrale.

     

    Retour en ex-Yougoslavie avec Terre, mère noire, qui valut à l’universitaire Kristian Novak un grand succès en Croatie et, consécration suprême, une traduction anglaise. Il y a un récit-cadre, indispensable, comme tous les récits-cadres, même si on aimerait autant pouvoir ici s’en passer. Matija, qui est romancier et vit à Zagreb, va mal. Ses deux premiers livres ont bien marché mais il n’arrive pas à écrire le troisième. En plus, Dina l’a quitté, après avoir découvert qu’il mentait à tour de bras pour cacher son total oubli de son enfance (« Chaque jour ça me vient différemment alors je le présente différemment »). C’est un peu poussif et tombe, lorsqu’il s’agit de décrire les relations amoureuses, dans une forme curieuse mais fréquente de mièvrerie contemporaine.

     

    Mort du père

     

    Heureusement, ça ne dure pas. Matija retrouve vite, et soudain, la mémoire. Il écrit, pour Dina, l’histoire de ses tendres années, laquelle constituera probablement le troisième livre jusqu’alors impossible. Et alors, là, plus de mièvrerie : la première vertu du texte est dans le caractère résolument horrifique des événements racontés, auquel le héros devenu narrateur et, derrière lui, l’auteur lui-même, paraissent prendre un malin plaisir.

     

    Cela se passe dans un petit village du Medjimurje (nord de la Croatie, près de la frontière slovène), autour du grand tournant de 1991. Tout commence par la mort du père, travailleur exilé en Allemagne. « Peut-être avais-je souhaité un instant qu’il n’existe pas », pense le petit Matija. « Et peut-être quelqu’un avait-il entendu et exaucé mon vœu ». En proie à une culpabilité écrasante, le voilà qui cherche partout le père perdu, jusque dans la rivière, au fond de laquelle il tente d’envoyer son ami Dejan en échange du défunt. À partir de là, forcément, il a mauvaise réputation dans le village.

     

    Horreur au village

     

    Matija se croit investi d’un « immense pouvoir » (« Il me suffisait de souhaiter que quelqu’un meure »). Il reçoit la visite de deux esprits, Bolat et Épièt, qui ont l’air de sortir d’un film de Lynch. Il réfléchit en les faisant parler, et formuler des tentatives d’explications rationnelles – dont la plus vraisemblable est à chercher dans l’usage local d’un engrais minéral ayant « des propriétés psychotropes » et susceptible de « causer des dépressions ». Car les suicides se succèdent au village, et la tension monte avec la peur, tandis qu’en parallèle les événements historiques se précipitent.

     

    Le parti indépendantiste gagne les élections de 1990, les Croates se veulent « un peuple différent et beaucoup plus civilisé (…) que les Bosniaques et les Serbes mal élevés, mal rasés et crasseux » … qui ne l’entendent pas de cette oreille. Cependant leurs chars ne feront que passer, en route pour la Slovénie. Seules « des nouvelles épisodiques sur des fusillades ou des barricades » parviennent dans la « petite enclave d’horreur » qu’est devenu le village. Et un des points forts du roman est ce maintien à distance d’une guerre dont il offre sinon l’allégorie, au moins un saisissant tableau des causes profondes. La mentalité des villageois est un navrant mélange de méchanceté, d’égoïsme, de détestation réciproque, de machisme brutal sur fond d’alcool et de foot. La violence est toujours prête à éclater, et la collectivité a vite fait de voir dans Matija ou dans un autre le bouc émissaire idéal.

     

    Comédie, signifiants et contes

     

    Pourtant, c’est aussi le récit d’une enfance, et le portrait d’un enfant, « bizarre », c’est-à-dire imaginatif. Vu sans cesse à travers ses yeux, le monde ressemble à la fois à une comédie noire mais paysanne, avec ses figures pittoresques, et à un conte de fées, plus noir encore. Il y a un autre monde sous l’eau, où les « fèyes » retiennent les trépassés. Et un autre aussi dans la forêt, où clignotent les lumières des « follets ». « À ton avis, il est comment, le monde, de l’autre côté (…) du miroir de la rivière ? » demande à Matija son nouvel ami, Franc… On aura décrypté sans peine ces métaphores, auxquelles s’ajoute celle, insistante, du titre (« Chaque fois que tombait la nuit, d’épaisses ténèbres entraient dans la terre »). La seconde originalité du livre de Novak est d’ancrer la fiction dans l’inconscient, collectif, avec ses archétypes et ses mythes, mais également individuel. Car, au fond, tout cela n’est peut-être que l’effet de la psychose dont souffre Matija. Il a tué le père, la terre est « une mère noire », il va rôder la nuit dans la forêt, où « une partie de [lui] est restée pour toujours ». Des signifiants issus de ces profondeurs reviendront plus tard flotter à la surface de sa mémoire, « un peu de terre noire sur sa basket », « des yeux de mouche », « un vieux jouet en bois ». Et c’est un signifiant, entendu par hasard, qui sera pour lui la clé du passé refoulé.

     

    De l’autre côté de ce miroir-là, il trouvera « ce qui se rapproche sans doute le plus de la vérité »… Autrement dit, une construction en bonne partie imaginaire. Matija, on nous le répète depuis le début, est, comme Kristian Novak, un inventeur d’histoires. Si elles ne sont pas gaies, c’est la faute de l’Histoire majuscule. Reste cependant le plaisir, même un brin pervers, de les raconter – et de les entendre.

     

    P. A.

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