• Les Yeux de travers, Guillaume Collet (Les Avrils)

    https://fr.wikipedia.orgIl doit rembourser une grosse dette : un prêt étudiant contracté pour financer ses études de cinéma. Le voilà donc condamné à gagner de l’argent. Comme il peut : à coups de petits boulots mis bout à bout. On le verra ainsi successivement serveur, faux consommateur censé pousser les vrais clients à boire certaine marque d’apéritif, ouvreur dans un théâtre, livreur, assistant caméra sur un tournage…

     

    Des métiers où on s’agite beaucoup. D’ailleurs, même quand il ne travaille pas, il arpente frénétiquement la ville. Et le livre, du début à la fin, suscite, à l’image de la vie de son héros anonyme, une impression tout à la fois de mouvement et de surplace. Pas d’indication de genre littéraire en première page. Est-ce, comme le prétend pourtant la quatrième de couverture, un (premier) roman ? Ou plutôt une suite de tableaux ? Un poème urbain ? Un peu tout ça, le texte naissant de la tension entre ces différentes formes.

     

    Marcher dans la ville

     

    Du roman qu’il aurait pu être subsistent quelques traces en forme de fictions esquissées : une vengeance (modérée) contre le banquier du prêt étudiant, retrouvé dans un bar ; une fille qui tente (en vain) de s’immoler par le feu. Car il y a aussi une fille, elle restaure des statues, jusqu’à ce qu’elle perde son emploi quand « les rues se vident pour faire passer la maladie ».

     

    Des rues, une ville, quelle ville ? On y trouve une « Grande-Place », un « front de mer », des ascenseurs, une cathédrale qui brûle, un métro, bref, comme dans le film au tournage duquel participe le héros, « la ville sert de décor mais il ne faut pas la reconnaître ». C’est une cité de maintenant, en équilibre instable entre passé et présent, prospérité et précarité. Des restaurants branchés ouvrent dans d’anciens faubourgs, « mélange pendant longtemps de misère, de prostitution et d’ateliers d’artisans ». « Beaucoup de beaux appartements (…) servent maintenant de bureau », et le quartier du port juxtapose « un centre commercial, (…) des bureaux, une salle de spectacle, des restaurants (…), un musée ».

     

    Le corps et les choses

     

    Une ville dans laquelle se fondre comme dans un corps. Une ville en mouvement, comme le corps du héros. Une ville où « cacher sa tête contre les façades », où « prendre le coin de rue comme on tourne autour de sa nuque ». Lors d’un accident de vélo, le personnage « embrasse le béton froid avec son œil. Choc, à cet endroit précis où les néons se croisent. Douleur multicolore ». Le livre de Guillaume Collet se déploie dans l’infra-espace des sensations, ce sont elles qui disent l’empoignade avec le social. Car le texte se fonde sur le double refus du réalisme et du discours. La référence récurrente au cinéma n’est pas un hasard, où ce sont les mouvements de caméra et les cadrages qui expriment une vision du monde. Du septième art, notre auteur garde surtout deux choses : la lumière (toujours présente, souvent nocturne) et, avant tout, le montage. Un montage, disons, à la Dziga Vertov, fondé sur l’art du décousu, de la notation décalée — « Les nuages se retirent sans que l’on sache d’où souffle le vent » ; « Dans son dos, l’eau fait un bruit de braise ». Un désordre savant et systématique règne, que rendent encore plus sensible les phrases courtes, le rythme syncopé : « Rue étroite et vieux colonel sabre au clair. S’embrasser pour ne pas se sentir étouffer » ; « Les jambes de chaque côté et une caresse qui remonte loin dans la gorge. Rabattre la couverture, les voisins tapent. Marcher, suivre le désordre des trottoirs »…

     

    Le corps et les choses, la ville et les êtres, l’individuel et le social s’échangent et se mêlent, emportés dans le même mouvement incontrôlable. Ce phénomène s’appelait jadis aliénation. Guillaume Collet le décrit sans l’expliquer, à sa manière, nerveuse, moderne et si parlante.

     

    P. A.

     

    Illustration : Dziga Vertov, L'Homme à la caméra, 1929

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