• Entretien avec Dan Nisand

    Né en 1978, Dan Nisand vient de publier, aux Avrils (groupe Delcourt), un premier roman, Les Garçons de la cité-jardin. J’ai été impressionné (voir ICI) par l’ampleur de l’entreprise, qui conjugue brillamment drame social, tragique familial, portrait d’un lieu et d’une région. Et par l’audace consistant à choisir, en fait de région, l’Alsace, difficile à dépeindre et, du reste, rarement dépeinte en dehors de ses frontières. Tant de culot et d’originalité méritait bien quelques questions…

     

     

     

    © Manon Bucciarelli

     

     

     

    Comment en êtes-vous venu à écrire ?

     Ça a été presque immédiat : un des plus grands souvenirs de ma vie, c’est le moment où, enfant, j’ai appris à lire et à écrire. C’était à la veille des vacances de la Toussaint et, quand on m’a expliqué que, la semaine suivante, je n’aurais pas école, j’en ai pleuré…

    Bien sûr, comme beaucoup d’enfants, je me suis mis à réaliser des petites BD et des petits livres. Pour mes dix ans, mon grand-père m’a offert une machine à écrire : j’ai tapé à la machine tout l’été…

    Mais, ensuite, j’ai fait d’autres choses. De la musique, en particulier. Puis, un jour, au lycée, en seconde, on nous a demandé d’écrire une nouvelle. Je me suis alors trouvé plongé pour la première fois dans cet état d’obsession positive qui vous fait tout oublier… Très vite, j’ai senti que c’était cela que je devais faire.

     

     Comment écrivez-vous ?

     Il m’a fallu huit ans de travail pour écrire Les Garçons de la cité jardin. En 2010, j’avais la trame narrative. L’idée de situer l’action dans la cité-jardin est venue ensuite. Puis il y a eu de nombreux essais, des erreurs, des changements de temps, de point de vue… De 2016 à 2018, j’ai relu et réécrit. La première page, je crois l’avoir recommencée quelques centaines de fois. Et pendant tout ce temps je n’ai montré mon texte à personne. Pas même à ma compagne. J’avais peur par moments de sombrer dans la folie !

    Tout cela à un rythme très irrégulier. Je suis très structuré dans ma méthode, qui consiste à prendre des notes, à les retravailler, à les reporter plusieurs fois ; mais, pour ce qui est de l’organisation du temps, j’écris dans un grand désordre. Par à-coups, et souvent la nuit.

     

     Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     En tout cas, ce n’est pas un métier. Je suis un peu de l’avis de Kurt Cobain, qui disait : ma musique est une expression de ce que je suis ; le métier, c’est ce que je fais quand je réponds à une interview. Michon dit à peu près la même chose : il ne faut pas en faire un métier. C’est surtout de l’ordre de la sorcellerie : on essaie de susciter un miracle.

    Un travail ? Plutôt une obsession. Ou un devoir. J’ai deux grandes motivations. D’une part, je ressens le besoin d’exprimer ce que j’ai en moi, la fureur qui est en moi. Et, par ailleurs, j’ai le désir de réaliser, tout simplement, une œuvre !... Je veux savoir ce que ça fait d’être dans la forge de Vulcain. D’où ça sort ? C’est la question que je me pose quand je lis certains textes qui m’enthousiasment. Et il n’y a qu’en écrivant soi aussi qu’on peut y répondre.

     

     Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     Il y a des auteurs que j’admire tout en me sentant loin d’eux. Michon, par exemple, que j’ai cité tout à l’heure, est très érudit, très littéraire, plutôt éloigné du roman, au contraire de moi. Si je veux citer des auteurs qui m’ont aidé dans mon chemin, il y a Tchekhov, Dostoïevski, Tolstoï, mais aussi Simenon, Henry Miller, aussi bien que Kafka ou Virginia Woolf. Je pourrais aussi citer des gens qui ne sont pas des romanciers, comme Artaud, qui me fascine par sa façon organique d’écrire, ou, dans des domaines différents, Barthes, Nietzsche…  Et j’allais oublier Proust ! Je n’ai jamais rien lu d’aussi énorme.

     

     Sans cacher que vous vous inspirez de la cité Ungemach, située dans la banlieue de Strasbourg, vous la transposez à Mulhouse sous le nom de « cité Hildenbrandt ». Faut-il interpréter ce déplacement comme un signe de votre volonté de faire un roman et non une étude sociologique ? 

    Tout à fait. Je cite encore Michon : « L’homme dont parle la littérature n’est pas celui qu’interroge la sociologie ». Je fais du roman. Et j’assume le côté despotique qu’il y a dans le fait de créer cet espace en lui redonnant un nom. Je dois dire aussi que mon expérience personnelle de la cité Ungemach, que j’ai beaucoup fréquentée enfant et adolescent, n’a pas toujours été agréable. Le fait de la transformer en cité Hildenbrandt me permettait de dire ce que je voulais sans m’exposer à ce qu’on vienne me reprocher ceci ou cela.

    Cela dit, Ungemach a été pour moi un formidable lieu d’observation de la réalité, d’une certaine réalité, au moins, celle d’un milieu populaire, blanc, avec ses rituels, ses comportements. J’y ai mis beaucoup de souvenirs précis : les voisines qui se parlent d’une fenêtre à l’autre, bien d’autres choses...

    Mais pour en revenir plus précisément à votre question, oui, je veux faire du roman. Je n’aime pas le mot « fiction », tant utilisé aujourd’hui. Pour moi, la fiction, c’est un travail technique, la plupart du temps bien fait, tel celui qui produit les pubs ou les séries. C’est le triomphe de l’entertainment. Alors que le roman est un art.

    Parmi les auteurs que je citais plus haut, j’aurais aussi pu évoquer René Girard, une de mes grandes découvertes : La Violence et le sacré, mais aussi Mensonge romantique et vérité romanesque. La fiction, la série entretiennent l’illusion de l’autonomie de l’individu, qui est au principe du « mensonge romantique ». Alors que le roman nous rappelle que le désir est mimétique et que chacun de nous est pris dans ses relations avec les autres humains. De ce point de vue, il apporte bien une vérité. Il représente une expérience spirituelle.

     

      L’ancrage dans un cadre régional bien particulier, l’Alsace, est-il important à vos yeux ? envisageriez-vous d’écrire sur d’autres lieux, une autre région ? 

    Cet ancrage s’est imposé à moi comme une bonne idée : deux centres d’intérêt, l’entrelacs des relations familiales et les cités-jardins, ont convergé. Mais l’atmosphère que j’ai utilisée, ou recréée, était en moi. Je crois que l’écriture est aussi, pour celui qui écrit, une réappropriation de sa vie. Il y a eu une phase de ma vie où j’ai vécu près de et dans la cité-jardin. Écrire, c’est aussi une manière de faire son deuil. À présent, dans mes projets, je pense à d’autres phases de ma vie, sans rapport avec l’Alsace. Car à un moment donné j’ai voulu m’en éloigner. Et c’est seulement une fois installé à Paris depuis dix ans que j’ai éprouvé du plaisir à retourner de temps à autre à Strasbourg et, éventuellement, à retrouver la cité Ungemach.

    Une fois que j’ai eu décidé d’y installer mon histoire, c’est vite devenu un jeu : ne surtout pas faire du régionalisme, et, en même temps, situer clairement les choses dans la région. En utilisant, par exemple, le dialecte alsacien. Il est vrai que sa présence se résume à quelques mots. Des jurons, pour la plupart, qui sont tout ce que j’en connais vraiment…

     

     Melvil, dont le nom rappelle celui d’un grand romancier, a grandi et vit dans la cité mais l’observe comme à distance et reste en marge par rapport à ses frères et aux autres habitants. Doit-on voir en lui une figure de l’écrivain ? 

    Sa révélation à lui, c’est de découvrir qu’il recèle une possibilité. Sans plus. Pas forcément l’écriture, même si ses facultés d’observateur et son empathie pourraient l’y prédisposer. Je n’ai pas voulu faire de lui l’écrivain. Il n’a pas une maîtrise très poussée du langage, il n’a pas vraiment fait d’études. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des capacités de raisonnement, et même d’un haut niveau de complexité.

     

     Votre roman fait la part belle au destin, à la tragédie, et laisse peu de place à l’espoir. Les êtres sont-ils, pour vous, irrémédiablement prisonniers des déterminations sociales et familiales ?

     Je l’observe avec tristesse. D’ailleurs, quand on parle de déterminisme, on parle toujours des pauvres, mais les gens sont prisonniers de leurs origines aussi bien dans les milieux favorisés. Mohamed Mbougar Sarr, l’auteur de La Plus Secrète Mémoire des hommes [éditions Philippe Rey], avec qui j’étais à Strasbourg récemment, a parlé à ce propos, lors de la rencontre à laquelle nous participions, de « la toile de l’araignée mère ». J’ai ajouté qu’on contribuait à tisser cette toile pour nos propres enfants. On cherche à leur donner ce qu’on a reçu soi-même, par simple peur de l’inconnu.

    Cela dit, Melvil a au moins pris conscience de quelque chose. Et il y a aussi Hippolyte, le jeune handicapé qui est son ami et dont tout le monde, à part lui, se moque. Son nom est celui du personnage de Madame Bovary qui est affligé d’un pied bot et devient la victime de la bêtise des autres, comme Hippolyte est victime de leur méchanceté. Lui, cependant, détient quelque chose de précieux : l’envie et le culot.

     

     Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

    Sur un livre qui est prêt dans ma tête mais auquel je n’ai pas touché depuis le mois de février. Ne comptez pas sur quelqu’un qui a travaillé pendant huit ans sans rien faire lire à sa propre compagne pour vous en dire plus. Mais c’est un livre qui me paraît presque impossible à faire, et je tiens à ce qu’il en soit ainsi. Il faut, au départ, que le livre à faire paraisse infaisable.

     

    Photo Chloé Vollmer-Lo

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