• Emmanuelle Richard est jeune. Elle a publié aux Éditions de l’Olivier en février 2014 un premier roman intitulé La Légèreté. J’ai dit ici même à quel point j’avais été séduit par l’écriture nerveuse et précise de cette auteure débutante, par son absence de concession au tout-venant du romanesque, par l’originalité avec laquelle elle aborde le thème pourtant maintes fois traité de l’adolescence.

     

     Cela fait un moment que je voulais m’entretenir sur ce blog avec un écrivain qui soit au seuil d’une probable « carrière ». Autant s’adresser pour cela à quelqu’un dont l’entrée en littérature révèle un vrai talent et promet de belles suites…

     

     

     

    Entretien avec Emmanuelle Richard

     

     

     

      Comment en êtes-vous venue à écrire ?

     

     C’est quelque chose que j’ai longtemps fui… À l’école, j’étais bonne en français et tout le monde avait l’air de penser que si je voulais devenir écrivain je pourrais l’être, ça paraissait de l’ordre de l’évidence. Mais moi je trouvais ça solitaire, triste, ça ne me faisait pas envie du tout. Jusqu’au jour où une professeure de français nous a donné en dictée le début de Moderato cantabile [de Marguerite Duras]. Ça a été un événement déclencheur. Je me suis précipitée à la bibliothèque. Là, je suis tombée sur Passion simple, d’Annie Ernaux, et j’ai lu tout ce que j’ai pu trouver d’elle. Nouvelle révélation. En fait, c’est elle le premier auteur qui m’a donné envie d’écrire.

     

    J’ai commencé à le faire vers l’âge de seize ans. J’étais poussée par le besoin de sauver des choses que je ne voulais pas voir disparaître. À dix-huit ans, j’ai démarché les éditeurs, à pied, avec un premier manuscrit sous le bras. Il a été refusé partout. À vingt ans, pareil. Pendant tout ce temps je n’ai jamais douté d’être un écrivain, mais parfois je doutais de cette certitude.

     

    Puis un jour j’ai pensé à me trouver un parrain. Je suis allée voir Olivier Adam. Il est le premier à m’avoir dit que la question de savoir s’il fallait continuer ne se posait même pas.

     

     

     Comment écrivez-vous ? 

     

     Il y a de grandes périodes pendant lesquelles je n’écris pas. Je n’écris que pour faire un livre. Je m’y suis remise depuis quelques mois alors que j’avais passé presque un an sans écrire.

     

    Je crois qu’on écrit parce qu’il y a des images qu’on veut sauver de l’oubli. Alors on essaie de trouver un moyen de les relier entre elles. Mais au départ il y a ces choses qu’on ne veut pas perdre, et la construction, le livre proprement dit, viennent après.

     

    Je crois aussi qu’on écrit toujours la même chose.

     

     

     Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     

     Ce n’est pas un travail compte tenu de l’épanouissement personnel que ça apporte. Il n’en reste pas moins que c’est beaucoup de travail. J’attache énormément d’importance au rythme, aux sonorités, et il peut m’arriver de rester une semaine sur une page…

     

     

     Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     

     Annie Ernaux, bien sûr, j’en ai déjà parlé. C’est de l’ordre d’une filiation. J’aime aussi beaucoup ce que font Emmanuelle Pagano ou Véronique Ovaldé. Je trouve chez celle-ci le questionnement sur la violence des rapports sociaux, la famille, qui m’importe à moi aussi. L’attention aux petites choses chez quelqu’un comme Susan Minot m’intéresse également. De manière générale, j’aime les auteurs qui ont une sensibilité au social. Et aussi Éric Reinhardt, avec sa violence sans concession, cette énergie de la colère, qu'on peut aussi trouver dans le rap, par exemple.

     

    Je pourrais encore vous parler de Joy Sorman, que j'admire pour sa façon d'avoir un territoire bien à elle et une écriture très physique. Ou de Nathalie Léger, de sa finesse, de sa précision, de tout son propos sur le féminin, la question du genre. Elle écrit très peu mais je la trouve d'une importance capitale. Tout comme Emmanuelle Bernheim, Jean Rhys, Didier Eribon et tant d'autres…

     

     

     La Légèreté n’est pas tout à fait votre premier livre : en 2010, vous avez publié, à L’École des loisirs, Selon Faustin. Comptez-vous continuer à écrire aussi « pour la jeunesse », et y a-t-il pour vous une différence entre cette écriture-là et celle qui s’adresse aux adultes ?

     

     C’est une question de hauteur de regard. On écrit ce qu’on a à écrire. Avec la hauteur de regard qui est la plus juste, celle qui convient le mieux aux personnages. Après, le résultat, le choix d’une collection, c’est une affaire de marketing. Il n’y a pas de sujet plus spécialement « pour la jeunesse ». Donc je pense que oui, certainement, il m’arrivera encore d’écrire des livres qui seront publiés dans des collections destinées aux adolescents.

     

     

     Quand on est l’auteure d’un premier roman (« pour adultes », donc), qui a remporté un certain succès, comment envisage-t-on la suite ?

     

     Il paraîtrait que le deuxième livre est le plus périlleux, le plus difficile à écrire. Mais je ne ressens pas cette difficulté. Je n’ai pas d’angoisse à ce propos.

     

    D’un point de vue économique, je ne peux pas vivre de l’écriture pour le moment mais je pense que dans un certain temps je pourrai le faire, en gardant un travail à temps partiel. J’aimerais bien avoir la liberté de ne plus travailler trente-huit heures par semaine comme je le fais à l’heure actuelle.

     

     

     Dans La Légèreté, vous faites le portrait d’une adolescente dont vous dites vous-même qu’elle est un peu celle que vous avez été. Continuerez-vous à écrire en utilisant comme matériau votre propre expérience ?

     

     Oui, bien sûr. Je pense qu’on n’invente rien, qu’on ne fait que travestir ou corrompre ou déguiser. Je crois aussi que plus on parle de soi, plus on parle du monde. Plus on descend profondément dans l’intime, plus on s’approche de l’universel. Autofiction ?... Je ne crois pas à ces catégories. Dès qu’on écrit on fictionnalise, et en même temps on parle de soi.

     

     

     Le corps et le désir, d’une part, le conditionnement social et les barrières de classe, de l’autre, sont au centre de votre roman. Peut-on considérer que ce sont là les deux grands thèmes de votre travail d’écrivain ?

     

     Je pense. La question du social, oui, j’y suis très sensible, en raison de mes origines et de mon expérience professionnelle, qui m’a amenée à faire beaucoup de « petits boulots ». Celle du désir aussi, plutôt que du corps, et celles de la peur de ne pas être aimé, de l’image de soi qu’on veut renvoyer, qu’on renvoie effectivement… Oui, ces deux axes-là : le social, et le désir ou peut-être l’amour.

     

     

     Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     

     C’est trop tôt. J’ai recommencé à écrire en juin. Ce sera un roman, tellement différent du précédent que la fameuse question du « deuxième livre » ne se posera même pas, ce livre à venir n’aura rien à voir avec le premier.

     

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  • Jean-Marie Argelès a traduit de nombreux ouvrages de l’allemand, dont le magnifique roman La Découverte de la lenteur, de Sten Nadolny (Les Cahiers rouges, Grasset, 1985). Certains de ces livres, comme Une enfance africaine et Une jeunesse allemande, de Stefanie Zweig (Éditions du Rocher 2002 et 2003) ont été de véritables best-sellers sans attirer pour autant l’attention de la presse. D’autres, comme La Corde, de Stefan aus dem Siepen (Écritures, 2014), dont j’ai moi-même dit ici tout le bien que j’en pensais, ont été encensés par la critique sans susciter pour autant l’engouement d’un vaste public. Ainsi vont les choses dans le monde littéraire…

     

    Quoi qu’il en soit, après m’être entretenu dans le cadre de ce blog avec un certain nombre d’auteurs mais aussi avec un libraire, un agent, une directrice de revue…, il m’a semblé qu’il était temps, en cette période d’intérêt pour l’Europe, de rencontrer un traducteur. Que celui-ci travaille sur l’allemand, cette langue qui a produit certains des plus grands textes de la littérature européenne, était un argument de plus.

     

    Entretien avec Jean-Marie Argelès, traducteur de l'allemand

     

     Comment êtes-vous devenu traducteur de l’allemand ?

     

     D’abord, l’allemand… Je suis devenu germaniste par défaut. J’étais attiré par l’Histoire, alors que je n’ai jamais été un bon linguiste même si, au lycée, j’aimais les versions. Mais je faisais du sport de haut niveau, et comme je me disais que j’aurais de la peine à mener de front sport et études, j’ai choisi d’étudier l’allemand, en me disant que de vivre quelques années en Allemagne et en Autriche me permettrait de perfectionner mon allemand tout en me livrant à mon activité sportive très prenante.

     

    J’ai fini par avoir le Capes, ce qui m’a permis d’entrer comme traducteur à l’Institut national des sports, où j’ai traduit beaucoup d’articles et d’ouvrages, comme ce livre sur L’Éducation de la pensée tactique chez les enfants, par un maître de conférences à l’Université Humboldt de Berlin-Est, Friedrich Mahlo, qui est devenu une référence.

     

    Tout cela me laissait beaucoup de temps pour la politique… Si bien qu’ensuite, pendant six ans, j’ai été permanent du Parti communiste. Quand je l’ai quitté j’ai demandé un poste d’enseignant et j’ai par la suite enseigné dans divers établissements scolaires jusqu’à ma retraite. Mais à l’époque je ne me sentais pas assez sûr de moi. J’ai donc repris des cours en fac, à Vincennes, où on m’a conseillé, pour me remettre dans le bain, de m’exercer en traduisant Franz Fuhmann, encore un auteur d’Allemagne de l’Est. J’ai traduit quelques nouvelles de lui, et elles ont été publiées par les éditions Alinéa. Entre-temps j’avais entendu dire que chez Belfond on cherchait un traducteur pour Albert Speer ou la fin d’un mythe, de Matthias Schmidt. (Dans les années 80, Speer, – l’architecte de Hitler, ndlr – était un personnage très à la mode.) Je me suis proposé, j’ai fait vingt pages d’essai et j’ai été refusé. Mais ils n’avaient personne d’autre sous la main si bien que l’éditrice qui m’avait accueilli est revenue à la charge auprès de Pierre Belfond. Il a fini par accepter que, profitant de ses corrections manuscrites, je fasse la traduction du livre.

     

    Voilà comment, petit à petit et à force de hasards, je suis devenu traducteur…

     

     Peut-on vivre de traductions ?

     

     Moi, en tout cas, je n’en vis pas. J’ai des amis, comme Bernard Kreiss (traducteur, notamment, de Thomas Bernhard, ndlr), qui arrivent à en vivre. Pour les traducteurs techniques, c’est plus facile. Mais la traduction littéraire rapporte peu. On est payé 18 euros par page de 1500 signes. Du temps des machines à écrire on pouvait gagner un peu sur les fins de phrases, de paragraphes, de chapitres… Mais l’ordinateur compte les signes, et ce n’est plus possible. Sur ces 18 euros on paye encore 10 % de droits. Vu le temps nécessaire pour traduire, tout cela revient à peu près au salaire d’une femme de ménage. On touche un à-valoir correspondant en gros à 30 000 exemplaires et si les ventes dépassent ce chiffre, on gagne un peu plus. Mais ce n’est que très exceptionnellement le cas…

     

     Quelles sont vos relations avec les éditeurs ? Vous contactent-ils ? Est-ce vous au contraire qui leur proposez de traduire tel ou tel texte ?

     

     Maintenant, je ne demande plus rien à personne. Avant… C’était souvent, là encore, une question de hasard. À une certaine époque j’ai fait beaucoup de lecture pour les éditeurs en quête de textes allemands à publier. Cela m’a permis des rencontres qui ont ensuite débouché parfois sur des offres de traduction. Mais j’ai rarement démarché, parce que ce n’était pas mon métier et que je n’en avais pas besoin pour vivre.

     

    Un exemple de ces hasards dont je vous parlais… Antonin Liehm cherchait des traducteurs pour sa revue, La Lettre internationale. J’ai traduit pour lui plusieurs articles. Un jour, il me donne une pièce de théâtre consacrée à la vie de Georg Lukács. Mais je n’avais pas l’habitude du théâtre… André Markowicz (traducteur, notamment, de Dostoïevski, ndlr), a repris le texte avec moi, et cela a d’ailleurs été une magnifique leçon de traduction. Par la suite le directeur de L’Arche a lu le résultat, qui lui a plu. Il m’a alors proposé de traduire un livre de Lukács, Pensées vécues, mémoires parlés (L’Arche, 1986, ndlr).

     

     Quelles sont vos relations avec les auteurs ? Les rencontrez-vous ? Interviennent-ils dans le processus de traduction ?

     

     Ils n’interviennent que rarement. Ç’a été le cas pour La Corde, dont l’auteur, Stefan aus dem Siepen, parle français. Il a demandé à lire le manuscrit et a apporté des corrections. Dans le cas du livre d’Ernst Nolte, qui a fait polémique, j’ai voulu moi-même soumettre la traduction à l’auteur (il s’agit de : La Guerre civile européenne (1917-1945) : national-socialisme et bolchevisme, Paris, Édition des Syrtes, 2000, et Librairie académique Perrin, collection « Tempus », 2011, ndlr).

     

    Il arrive aussi que je cherche à rencontrer certains auteurs en particulier. J’ai ainsi noué des relations avec Nadolny, l’auteur de La Découverte de la lenteur, avec Stefanie Zweig ou avec Klaus Schlesinger, un écrivain originaire de RDA, qui avait écrit un petit livre sur le squat où il habitait à Berlin-Ouest (Matulla et Busch, La Nuée bleue, Jean-Claude Lattès, 1990, ndlr). J’avais trouvé le livre très beau, je l’avais traduit, et, étant à Berlin, j’ai contacté l’auteur. Il vivait effectivement dans le fameux squat, où j’ai été hébergé après vote en assemblée générale. Schlesinger, sur qui mon fils travaille à présent, est devenu un ami. Comme Mahlo. J’ai fait la rencontre très agréable de aus dem Siepen à l’occasion de la sortie de son roman.

     

    Les auteurs à succès sont évidemment moins désireux de nouer de telles relations…

     

     Avez-vous des rapports avec d’autres traducteurs ?

     

     Très peu. Ce n’est pas mon métier, et pour ce qui est des congrès et des réunions, j’en ai eu une overdose du temps où je faisais de la politique. Mais je crois qu’il y a beaucoup de jalousies dans ce milieu, de rivalités…

     

     Vous avez surtout traduit des romans. Seriez-vous tenté de vous attaquer à d’autres genres, comme la poésie, par exemple ?

     

     Non. Ni la poésie ni la philosophie. Pour cela il faut à mon avis être poète ou philosophe. J’ai traduit une étude lexicographique sur le terme « extrêmes » (Uwe Backes, Les Extrêmes politiques. Un historique du terme et du concept de l’Antiquité à nos jours, Les éditions du Cerf, 2011, ndlr) : c’est la seule de mes traductions qui s’apparente à ce qu’on pourrait appeler de la « théorie ». Mais j’ai aussi traduit beaucoup d’ouvrages historiques. Cela représente à peu près un tiers de mes traductions.

     

     Est-ce une œuvre littéraire en soi que de traduire ?

     

     Je ne sais pas… Je ne crois pas, dans la mesure où ce n’est pas nous qui inventons : nous sommes seulement porteurs d’une interprétation. Il s’agit d’un travail d’écriture, bien sûr, mais sur un canevas fourni. Écrire m’est beaucoup plus difficile que de traduire car c’est un travail sans filet. Le traducteur a toujours un filet.

     

    Cela dit, il y a des traducteurs de génie, et, dans leur cas, on peut sans doute bien parler d’œuvre. Je pense à Jaccottet, à Markowicz… Mais je ne me range pas dans cette catégorie.

     

     Que traduisez-vous en ce moment ?

     

     Un énorme roman qui se passe en Nouvelle-Zélande, et beaucoup de policiers. Depuis La Corde (paru début 2014, ndlr), j’en ai traduit deux, des psycho-thrillers. Plus des articles, que je reçois au compte-gouttes, pour une encyclopédie de la Seconde Guerre mondiale, chez Laffont.

     

     Que rêveriez-vous de traduire ?

     

     Je ne lis pas assez pour avoir des rêves de traductions. Et j’ai encore moins de désirs de retraductions. Je comprends qu’on en ait, qu’on songe par exemple à reprendre Goethe ou Schiller, mais pour cela il faut avoir une haute idée de soi-même. Encore une fois, il arrive qu’on puisse en avoir une à juste titre. Mais ce n’est pas mon cas. Il y a des génies, il faut aussi des tâcherons. Je me range dans cette dernière catégorie sans dépit : ce que je fais me plaît.

     

    Il y a cependant des textes dont j’aurais aimé qu’on me les confie. Le livre de Maxim Léo, Histoire d’un Allemand de l’Est, par exemple (traduit par Olivier Mannoni, Actes Sud, 2010, ndlr). Il y raconte l’histoire de son grand-père, lui-même fils d’un avocat juif qui avait prouvé que le pied bot de Goebbels, contrairement à ce que celui-ci prétendait, n’était pas la conséquence d’une rixe avec les communistes. Pour cela, il avait produit une photo de Goebbels bébé sur laquelle on voyait clairement qu’il était déjà affligé d’une malformation du pied. Bien entendu le « coupable » a dû quitter l’Allemagne dès 1933. Son fils, résistant, arrêté par la Gestapo, libéré par le Maquis alors qu’on le transférait à Paris, a été agent de la RDA à l’Ouest puis a dû être rapatrié à Berlin-Est quand son réseau a été découvert. Je l’ai connu. J’ai connu beaucoup de gens appartenant à cette époque et à cette mouvance. C’est ma vie. Je songe d’ailleurs à écrire dessus un jour…

     

     

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  • Poète, romancier (L’Homme de marbre, Le Grand Miroir, 2008, Mon corps mis à nu, Les Impressions nouvelles, 2013…), auteur d’essais sur des artistes (L’Adieu au paysage, les Nymphéas de Claude Monet, La Différence, 2008, Mark Rothko, rêver de ne pas être, Les Impressions nouvelles, 2011…) ainsi que d’entretiens avec Claude Régy ou Micheline Presle, l’écrivain belge Stéphane Lambert est, comme il le dit lui-même, « insituable ». À moins de considérer que cette volonté de traverser les genres et de brouiller leurs frontières constitue justement le cœur d’une œuvre qu’habitent aussi le thème du désir et la quête exigeante d’un certain au-delà des mots, toujours repoussé.

     Le prochain roman de Stéphane Lambert, Paris Nécropole, paraîtra en avril 2014 aux éditions L’Âge d’homme.

     

     

    Entretien avec Stéphane Lambert

     

     

     Comment en êtes-vous venu à écrire ? 

     

    Hier, j’ai vu à la télévision un reportage sur les enfants qui, en famille, semblent parfaitement « normaux » mais sont complètement mutiques à l’école. On considère ça comme une phobie sociale. Je me demande si je ne souffre pas d’une telle « phobie »… Pendant des années je n’ai pas eu d’activité professionnelle socialisante, et cela reflète sans doute ma position naturelle par rapport à la société. J’étais déjà dans cette position très jeune, à l’époque où je rêvais d’être comédien. Je prenais des cours de théâtre mais ma gêne vis-à-vis du monde extérieur ne passait pas. J’en suis alors venu progressivement à l’idée d’écrire : on est censé soigner le genre de peur dont je parle mais l’écriture fait exactement l’inverse, elle réalise quelque chose à partir de cette peur.

     

    Bien sûr, encore faut-il qu’existe le besoin d’exprimer quelque chose de cet isolement, qui est aussi une forme de souffrance. Il m’est apparu, en lisant certains livres, que la littérature mettait des mots sur le malaise que j’éprouvais. Maupassant a de ce point de vue-là joué un rôle essentiel : je doutais de plus en plus que le théâtre était ma voie, et j’ai commencé à me dire que je pourrais peut-être essayer moi aussi d’utiliser les mots. Mais d’abord j’ai lu tout Maupassant ! C’est ce qu’on fait quand on est adolescent et qu’on se prend d’admiration pour un auteur… L’autre événement déclencheur a été la lecture de Duras. J’ai éprouvé un tel choc que j’ai décidé d’entreprendre des études de lettres uniquement pour pouvoir écrire un mémoire sur elle.

     

    Pour revenir à votre question, je crois que l’écriture est venue pour moi du désir de trouver une place. J’ai d’ailleurs toujours un peu la sensation que c’est de cela qu’il s’agit.

     

     

     Comment écrivez-vous ?

     

     Je prends beaucoup de notes. Comme je suis monomaniaque, je travaille sur un seul livre à la fois même si j’ai beaucoup de projets. Je fais des recherches, des voyages… Quand je suis habité par l’écriture d’un livre, tout entre en résonance avec ce que j’écris. Mais je n’ai ni méthode, ni horaire préétablis. Le seul impératif est de partir, d’être ailleurs : loin de chez moi, je suis dans mon propre territoire, qui est en fait celui du texte.

     

    Par ailleurs, je ne trouve pas qu’écrire soit une chose agréable en soi. À mon avis la plupart des écrivains aimeraient mieux ne pas avoir à le faire. Être capables de mener une vie normale, en somme…

     

     

     Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     

     Non ! Maintenant que je travaille, je peux comparer ! (ndlr : Stéphane Lambert vient d’être nommé responsable de la programmation francophone de Passa Porta, Maison internationale des littératures à Bruxelles).

     

    Il est vrai que la nécessité d’écrire ne suffit pas, qu’il faut « travailler » son texte, mais c’est un travail si particulier qu’il faudrait user d’un autre mot. Ce mot-là me gêne car, en fait, le travail est quelque chose qui me fait naturellement horreur. Je me souviens que, lors de mon premier jour d’école primaire, j’ai refusé d’entrer dans la classe. Il a fallu me traîner dans les couloirs pendant que je hurlais : « Je ne travaillerai jamais ! » Quand, bien plus tard, j’ai publié mon premier roman, c’est la même idée qui, un peu naïvement, m’est venue : « Je n’aurai jamais à travailler ». Je me demande si l’écriture n’est pas cela : une parade face à la nécessité de travailler.

     

     

     Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

      

    J’ai déjà cité Duras. Il y a aussi Thomas Bernhardt. Dans un film qui a été réalisé sur lui il parle de la résistance qu’on a à suivre ce que les autres attendent de nous. Une résistance à vivre, en somme. Les écrivains auxquels je suis sensible conçoivent l’écriture comme un moyen de lutter contre cette résistance à vivre et ainsi de rester vivants.

     

    De façon générale, j’aime beaucoup la littérature de langue allemande. Je viens de lire L’Homme sans postérité, de Stifter, et j’ai été saisi par ce calme apparent derrière lequel demeure quelque chose comme une énigme. J’ai le même sentiment en lisant Virginia Woolf, Vers le phare, par exemple. Ce sont des livres qui continuent leur chemin en nous des années après leur lecture, parce qu’ils préservent l’impression d’un mystère, d’un certain flottement derrière les choses les plus simples. C’est aussi ce que j’aime dans le romantisme allemand. Parmi les auteurs plus récents, je retrouve cela chez Sebald. Au contraire, le roman français actuel me paraît souvent trop net, et trop romanesque. J’aime les écrivains qui ne sont pas situables, pas policés, qui n’ont pas de manières. J’aime les gens sans manières.

     

     

     À parcourir votre bibliographie, on est frappé par votre intérêt pour les peintres et pour la peinture. À vos yeux, peinture et littérature poursuivent-elles, avec des moyens différents, le même objet ?

      

    Oui, c’est sûr. Ce que j’écris sur des peintres n’appartient ni au domaine de la biographie ni à celui de l’essai ou de la critique, parce qu’il s’agit pour moi de comprendre pourquoi certaines peintures me font cet effet. Après trois livres sur des peintres (Monet, Rothko et Nicolas de Staël, ndlr), je constate qu’ils ont les mêmes tourments, les mêmes existences tragiques que les écrivains. Dans les deux cas il s’agit d’exprimer une douleur pour en renverser l’aspect destructeur et en faire quelque chose de surmontable ; et aussi de dépasser sa douleur individuelle pour se rattacher à l’espèce, éprouver ce que c’est qu’être en vie. Au fond, ce dont il est question, c’est sans doute de recréer ce lien manquant avec les autres dont je parlais au début de l’entretien. La peinture est peut-être un langage plus universel mais les écrivains comme les peintres recherchent la forme qui correspond le mieux à leur sensation d’habiter ce monde.

     

     

     « On ne comprend que ce que l’on porte », écrivez-vous dans Le Jardin, le séisme (La Lettre volée, 2013) à propos du poète François Muir. Écrire sur les autres, est-ce une manière de revenir à soi ? 

     

     Disons plutôt que j’essaye d’écrire sur la zone d’interférence entre moi (puisque c’est le point de départ) et les autres. Quand j’écris sur Rothko, Monet, Staël, j’écris sur ce qui fait qu’on se rejoint. D’ailleurs, même dans mes livres « autobiographiques », ça ne m’intéresse pas d’écrire sur moi. Je cherche toujours à me mettre en jeu pour atteindre quelque chose comme une humanité commune.

     

    Je ne crois pas aux biographies, qui sont des reconstitutions figées de ce qui, en réalité, est insaisissable, et c’est justement à cause de ma méfiance à l’égard des biographies que j’écris sur d’autres artistes. La photo de Nicolas de Staël prise la veille de son suicide ne dit strictement rien de ce qui va arriver. La vie n’est pas une histoire. L’histoire vient après coup.

     

     

     Dans votre livre sur Rothko, cette fois, vous dites : « L’art ne parle pas d’un autre monde, il parle du creux de celui où l’on vit ». Pouvez-vous éclairer cette formule ?

      

    On détache souvent l’art du quotidien mais la vie c’est la création et la création est la métaphore de la vie. Quant au « creux », j’aime le mot pour son indétermination. J’ai vraiment la sensation d’un tel creux, que la vie sociale essaie de nous faire oublier. Je crois que l’angoisse correspond aux moments où on est relié à une incertitude fondamentale dont on est fait et à une sorte de « trou noir » initial. Face à cela il y a deux solutions : la création et le suicide. Voyez Rothko ou Staël : quand la création est terminée, cette sensation de creux qu’elle tenait à distance reprend le dessus… Et même Monet n’était pas du tout aussi serein qu’on le dit en général.

     

    Je pense que nous sommes tous faits d’une contradiction entre être et non-être, forces de vie et forces de mort. On peut parvenir à des points d’équilibre entre ces forces, plutôt que de chercher à refuser et effacer le conflit qui les oppose.

     

     

      Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     

     Je ne « travaille » pas beaucoup, depuis que je travaille… Mais j’ai commencé la fin de mon triptyque romanesque, dont le deuxième volet va bientôt paraître (Paris Nécropole, après Les Couleurs de la nuit, La Différence, 2010, ndlr).

     

    Dans le domaine proche de l’autobiographie aussi je pense à un troisième volume (après Mes morts, Le Grand Miroir, 2007, et Mon corps mis à nu, ndlr). Je voudrais y aborder ce que j’appelle dans mon livre sur Staël « le vertige et la foi », leur coexistence dans la trajectoire d’une vie. L’aspect social de la religion me gêne mais j’aime les écrits des mystiques. Cette « trilogie » autobiographique rappelle aussi les trois termes de la trinité : après le Père et le Fils, ce sera le Saint-Esprit, ce sont des notions qui m’ont toujours intrigué et auxquelles j’ai cherché à donner une réalité, ou plutôt un sens dans le vécu. Dans ce troisième volume, j’explorerais ce qui fait qu’on arrive à rester vivant. Car dans la vie, très vite, on a le sentiment que toutes les promesses se désagrègent, et que faire avec ça ?...

     

    J’aimerais aussi me lancer dans un cycle sur des écrivains, en commençant par Nathaniel Hawthorne. Ici il n’est pas reconnu, on le ramène toujours à son américanité, alors que certaines de ses nouvelles n’ont rien à envier à celles de Kafka.

     

    photo Stéphane Lambert

     

     

     

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  • À la lecture de Jardin d'hiver (La Table ronde, 2010, et 10-18, 2013), j'avais été séduit par le raffinement et l'élégance de ce roman dont l'auteur paraissait se soucier si peu de toute mode.

     

    Thierry Dancourt est l'auteur de deux autres livres, Hôtel de Lausanne et Les Ombres de Marge Finaly (La Table ronde, 2008 et 2012). Dans tous ces ouvrages, on retrouve la même précision de l'écriture, alliée au sens de la musicalité ainsi qu'à un goût décidé pour les quartiers perdus et les femmes énigmatiques. La mélancolie s'y tempère d'ironie discrète.

     

     

    Entretien avec Thierry Dancourt

     

     

    Comment en êtes-vous venu à écrire ?

     

     En fait j'écris depuis toujours. Au début, un peu comme tout le monde, j'ai écrit des textes, de petites nouvelles, sans penser à quelque chose de plus important. Et puis au bout d'un moment on éprouve le besoin d'aller plus loin. Mais il s'agit surtout pour moi d'une envie, d'une sorte de mouvement naturel qui me pousse à ça, depuis la fin de l'adolescence.

     

     Comment écrivez-vous ?

     

     Je rédige d'abord à la main deux ou plutôt trois versions successives. Puis je les tape à la machine mécanique. J'ai travaillé à l'ordinateur au début, quand ces nouveaux outils sont apparus, mais en fait je me suis aperçu que je gagnais du temps en travaillant à la machine. Le rythme de la phrase, l'espace de la page, plus proche de celle du livre, me conviennent mieux. Ensuite, je donne le texte à saisir à quelqu'un d'autre. J'évite ainsi la tentation des variantes à l'infini. Bien sûr, c'est moins simple pour les modifications : il faut découper de petites bandes de papier, les coller… Mais encore une fois, au total, on gagne du temps. Il me semble en effet que le cerveau est moins sûr de lui quand les changements sont plus faciles à réaliser. Quand on sait que ça va être fastidieux, on se donne moins le droit à l'hésitation. Je considère ce retour à la machine à écrire comme un grand pas en avant.

     

     Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     

     Pas vraiment, dans la mesure où il s'agit pour moi d'un réflexe naturel. Il y a un côté pénible, bien sûr, c'est difficile, mais rien à voir avec le travail dans la mine. Je rédige aussi des textes de publicité, pour gagner ma vie. Dans ce domaine on a l'impression d'avoir en permanence quelqu'un derrière soi, qui vous rappelle que vous ne pouvez pas écrire telle ou telle chose. Ce n'est pas le cas avec le roman (semble-t-il), qui est un espace de liberté (même si c'est une illusion).

     

     Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     

     Patrick Modiano, bien sûr. Et puis j'ai beaucoup lu, à une certaine époque, les écrivains du nouveau roman. Le Michel Butor de L'Emploi du temps et de La Modification, Marguerite Duras, avant qu'elle ne fasse du Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, le premier Robbe-Grillet… sont des auteurs qui m'ont marqué. Philippe Roth aussi, celui du début, de Portnoy… J'aime aussi Philippe Sollers. Et Montherlant, qu'on ne lit plus guère, je crois, mais qui est un styliste étonnant. J'apprécie également l'univers singulier d'un auteur peu connu, mais qui gagnerait vraiment à l'être davantage : Marie Le Drian.

     

    De façon générale je commence beaucoup de livres, et je ne les termine pas toujours…

     

     Les lieux, les objets, les atmosphères jouent un rôle essentiel dans vos romans. Diriez-vous que l'intrigue y est secondaire ?

      

    Elle se construit d'elle-même. Je ne cherche pas à raconter des histoires. Elles émergent peu à peu au fil de l'écriture. Pour que le roman tienne, il faut une intrigue qui fasse l'unité en amalgamant des éléments épars. Mais l'intrigue n'est jamais pour moi le moteur.

     

     D'où vous vient ce goût pour les années 50 et 60, pour les lieux un peu désuets et de façon générale pour bien des choses qui pourraient apparaître comme étant de l'ordre de l'inactuel ?

     

     Je me méfie de «la modernité», qui demain, par définition, sera de l'antiquité. À mes yeux c'est un piège. Il n'y a pas de téléphones portables dans mes romans, c'est vrai. Mais si on parle aujourd'hui de l'I-phone 5, dans un an, ou même la semaine prochaine, on fera figure d'homme de Néandertal… J'essaie de façonner des personnages et des situations qui soient de l'ordre de l'intemporel. Pourquoi les années 60 (plutôt que 50) ?... Je crois que c'est un peu dans ma tête une époque idéale. Celle d'avant que les choses ne commencent à se dégrader complètement.

     

     La nostalgie du passé, l'évanescence du présent, l'absence, en un mot, semblent au cœur de votre travail. Cela fait-il de vous un poète ?

     

     Pas au sens technique du terme. J'attache une grande importance au rythme, mais la poésie engage des compétences auxquelles la prose ne fait pas appel.

     

    Cela dit, c'est vrai que je recherche des ambiances, des situations, plutôt qu'une trame narrative. Ce qui me donne le plus de mal, c'est, ensuite, de rassembler et de raccorder ces morceaux, d'accrocher les wagons.

     

     Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     

     Oh, je vais avoir du mal à en parler ! Il y a bien un projet, mais il est encore flou. Et puis, tant que ce n'est pas fait…

     

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  • Pierrette Fleutiaux a publié de nombreux livres dans des genres divers : nouvelles (Métamorphoses de la reine, Gallimard, 1985, Goncourt de la nouvelle), romans (Nous sommes éternels, Gallimard, 1990, prix Femina, Des phrases courtes, ma chérie, Actes Sud, 2001), des récits (Bonjour, Anne, Actes Sud, 2010)…

     

    L'enfance, le rapport au monde ici et maintenant ou dans des civilisations lointaines, (voir L’Expédition, Gallimard, 1999), et plus récemment la transmission au féminin, les relations familiales, le couple, sont parmi les thèmes essentiels de son œuvre. Sa prose précise et nerveuse les explore dans un souci obsédant de lucidité.

     

    Son dernier livre, Loli le temps venu, est paru en octobre 2013 aux éditions Odile Jacob. Il explore le lien grand-mère/petite-fille et les rapports que ce lien engage avec l’espace et le temps.

     

    Entretien avec Pierrette Fleutiaux

     

      

    Comment en êtes-vous venue à écrire ?

     

     Je suis née dans la Creuse, où j’ai grandi dans les années 40. Peu de distractions, éducation austère. Mais dans ma famille la lecture était totalement libre. Mon père était directeur de l’École normale, où il y avait une vaste bibliothèque dans laquelle je pouvais puiser à ma guise. J’ai alors contracté la passion de la lecture. Et quand on aime lire, il y a un moment où on a envie d’écrire… Mon premier roman, je l’ai écrit à six ans. Il faisait une demi-page. Mais j’en étais très fière ! Ensuite, j’ai continué.

     

     Comment écrivez-vous ?

     

     On pourrait dire que j’ai parcouru les grandes étapes de l’histoire de l’humanité : j’ai commencé à la main, puis, dès que j’ai pu, je me suis acheté une petite machine à écrire ; enfin, mon premier Mac reste un souvenir éblouissant. Il y avait une publicité qui montrait de beaux jeunes gens à vélo sur des campus américains, avec leur Mac dans leur sacoche, c’était tout ce qui me séduisait à l’époque !...

     

     Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     

     Non. J’essaye de temps en temps de m’en convaincre, car ça fait plus sérieux. Mais j’écris depuis des années et je gagne moins, à l’heure de travail, qu’une femme de ménage. À l’école, à l’université, en France de façon générale, on a entretenu l’idée que la littérature était une activité gratuite.  Il a fallu que j’aille aux Etats-Unis pour commencer à penser qu’on pouvait gagner sa vie avec ses livres.

     

    Par ailleurs, si par « travail » vous entendez quelque chose de contraignant ou qui demande un effort, je dirais qu’il s’agit d’un travail d’artisan : fignoler une phrase, un personnage… Même si ça représente beaucoup de boulot c’est une activité plaisante. Mais pour accéder à ce plaisir d’artisan, il faut que le roman soit déjà bien installé dans sa tête, et là on touche à quelque chose d’étrange, de mystérieux, qui n’a rien à voir avec rien.

     

    Le plus pénible, c’est tout ce qu’il y a autour de l’écriture. Le livre sort. Aura-t-il de la presse ? Les salons du livre sont intéressants parce qu’on y rencontre les autres, mais quand il faut attendre le chaland derrière sa pile de livres... !

     

     Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     

     Oh, plein ! Je ne me lasse jamais de lire les autres. Je suis une lectrice très enthousiaste. Comme je fais partie du comité d’administration de la Société des gens de lettres, qui attribue des prix, on m’envoie des livres. Et je constate qu’il y a beaucoup de très beaux livres. Récemment, Sanderling (d’Anne Delaflotte, chez Gaïa, ndlr) m’a transportée. Arden (de Frédéric Verger, chez Gallimard, ndlr) aussi.

     

    Pour ce qui est des écrivains plus anciens, j’ai longtemps considéré qu’en dehors de Beckett, Michaud et Kafka il n’y avait rien. Ça m’est passé, sauf pour ce qui est de Michaud, qui continue à être pour moi un auteur essentiel. Mais il y en a beaucoup d’autres. Je ne suis pas une grande lectrice de poésie mais William Butler Yeats, par exemple, a beaucoup compté pour moi. Je pourrais d’ailleurs aussi bien citer Les Quatre Filles du docteur March (de Louisa May Alcott, ndlr), qui ont enchanté mon enfance, peut-être à cause du personnage de Jo, la plus indépendante, celle qui veut écrire. Tout cela pour moi est à égalité.

     

    Deleuze n’est pas un romancier mais il a été très important aussi. Il disait que la lecture de Sartre avait été, pour lui et les gens de sa génération, « un vent d’air frais » : c’est ce que lui-même a représenté pour moi. De plus j’ai eu la chance de le connaître personnellement. Françoise Héritier aujourd’hui joue un peu le même rôle pour moi. Quelqu’un qui est devant, sur le chemin…

     

     Dans Bonjour, Anne, vous adressant à Anne Philipe par-delà la mort, vous lui dites : « Vous n’auriez pas aimé ces livres où s’épanche le moi ». Exprimez-vous là votre propre réprobation, vous qui semblez pourtant souvent puiser dans votre expérience et dans vos souvenirs ?

     

     Anne était quelqu’un de très pudique. En ce qui me concerne je n’éprouve pas ce besoin de distance. Pourtant je suis fille d’instituteur et petite-fille de paysans, un milieu dans lequel il ne fallait pas se livrer. Ils ont d’ailleurs été très gênés par mes premiers livres. Mais je me suis débarrassée de cette obligation de réserve. Et j’ai le sentiment que ce que je connais le mieux, c’est ce que je perçois par moi-même. Sans pour autant tomber dans la divulgation de ce qui est privé. Mais récemment je me sens moins portée à écrire des romans. Dans le récit, ce qui m’intéresse (mais pas seulement, bien sûr), c’est de sentir la présence de l’auteur.

     

    Encore une fois, il ne s’agit pas pour autant de livrer son expérience brute. Dans un livre comme Des phrases courtes, ma chérie, je parle de la vieillesse d’une femme en maison de retraite. J’ai puisé dans ma propre expérience avec ma mère, mais dans l’écriture comme dans le rêve, il y a un travail de condensation, de déplacement. L’écriture crée un cadre, un espace, dans lequel on ne peut pas tout mettre… C’est ce travail de réorganisation, ce mensonge, en somme, qui fait que c’est accessible à tous. Sans cela on serait dans le domaine du pur témoignage.

     

     Qu’il s’agisse de parents et d’enfants ou de relations d’un autre type, le thème de la transmission joue un rôle central dans votre œuvre : pour vous, un écrivain est-il avant tout un passeur, quelqu’un qui transmet ?

     

     C’est vrai que la transmission au féminin est très lacunaire. Je n’ai pas été formée par la lecture d’auteurs féminins. Au lycée, on ne lisait pas de femmes. J’ai dû attendre d’être en fac, et de découvrir les romancières de langue anglaise. D’où l’idée qu’il y avait là quelque chose à faire. D’autant plus qu’avec Anne Philipe j’ai moi-même connu quelqu’un qui, à un carrefour de ma vie, m’a aidée, soutenue. Elle a été ma première éditrice. Mais ce thème de la transmission s’est imposé à partir du moment où j’ai rencontré de jeunes écrivaines. Pendant longtemps on est toujours soi-même une des plus jeunes, puis ça s’inverse, et on se trouve face à la demande de gens plus jeunes que soi. J’ai voulu répondre à cette demande. D’ailleurs comment écrire des livres si on n’a pas ce sens de la transmission ? Il suffit de penser à tous ces auteurs qui nous ont faits : Hugo, même si je ne le lis plus beaucoup, je n’imagine pas le retrancher de ma vie ; il est une espèce de grand-père. George Sand, j’ai besoin qu’elle ait existé…

     

     Vous avez aussi écrit « pour la jeunesse ». Faites-vous une différence entre la littérature tout court et celle qui s’adresse aux enfants et aux adolescents ?

     

     Non. C’est aussi difficile. La seule différence est qu’il y a des choses qu’on ne peut pas mettre dans un livre pour les enfants, parce qu’on ne veut pas les brutaliser. Mais Les Quatre Filles du docteur March dont je parlais tout à l’heure est un roman qui fait partie de mon patrimoine littéraire, tout comme Perlette goutte d’eau (de Marie Colmont, ndlr), cet admirable album du Père Castor. Perlette ne veut pas rester sur son nuage avec ses sœurs, elle se lance dans le vide pour découvrir le vaste monde. Elle manque d’être bue par une vache, travaille avec d’autres à pousser du bois  près d’une scierie, atteint la mer, finit par remonter à son point de départ. Il y a là un certain « féminisme » et en même temps on découvre tout le cycle de l’eau. Pour moi, enfant, il y avait aussi une possibilité d’identification, que la consonance des noms, Perlette / Pierrette, rendait encore plus marquée.

     

     Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     

     Quand on a un livre qui vient de sortir on n’est pas capable de travailler sur autre chose. Ou alors il s’agit d’idées encore trop vagues pour en parler.

     

    Et puis, on ne sait jamais : peut-être qu’on n’écrira plus ?...

     

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