• Vivance, David Lopez (Seuil)

    fr.eurovelo.comOn l’attendait au tournant. Depuis Fief (1), son exceptionnel premier roman, on se demandait à quoi ressemblerait le deuxième livre de David Lopez, lequel nous arrive enfin, cinq ans après. Que l’auteur ait ainsi pris son temps est, en soi, déjà bon signe. Il y en a, des tournants, dans ce nouvel opus… À la fin de l’entretien qu’il accordait, en 2017, à ce blog, Lopez, à la question « Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? », répondait vouloir raconter « l’histoire d’un homme qui voyage à vélo pour trouver le lieu où il va se donner la mort ». Si le projet, on le verra, a beaucoup bougé, la mort en tout cas est toujours là ; et, surtout, le vélo.

     

    Depuis que Renata est partie, le narrateur anonyme a cessé de travailler. Il « tue le temps » à repeindre son pavillon et à écouter parler son copain Denis. De temps à autre, la nuit, il met aussi le feu à une voiture. Mais une inondation et la disparition de son chat vont le remettre en mouvement. Pour chercher l’animal, il enfourche son vélo… et le voilà parti pour une navigation au hasard, pendant des semaines, sur les routes de France.

     

    Deux romans en un

     

    Pareil point de départ aurait pu mener à un de ces romans-chroniques, faussement itinérant et, au fond, immobiles, comme on commence à en avoir vu quelques-uns. Chronique des lieux oubliés, villages, bourgades, cafés, et de ceux qu’on y rencontre – on se lie pour quelques minutes ou quelques heures, des vies s’esquissent, le temps d’une conversation. Chronique aussi de la solitude dans les paysages et sur la machine, des efforts et de la souffrance, quand « la sphalte » défile (« la lisse, la granuleuse, la tachetée, la satinée, la bosselée, la cabossée… »). De fait, il y a bien tout cela dans Vivance. Mais pas seulement. David Lopez nous donne deux romans en un : au récit d’une errance et au portrait d’un pays, sans commentaires socio-politiques ni pittoresque (les lieux ne sont jamais identifiés), s’ajoute et se mêle un roman romanesque, placé sous le signe de la quête (retrouvera-t-il Cassius, et, surtout, Renata ?) comme du danger.

     

    L’un s’entrelace à l’autre dans un habile jeu de miroirs et de contrastes, où l’aventure est du côté de l’immobilité plutôt que de l’errance. Alternant avec les étapes de son voyage, nous suivons en effet le journal de la halte que fait le héros chez un certain Noël. C’est ce dernier, en fin de compte, qui voudrait bien qu’on le tue (« que quelque chose arrive, un événement, n’importe quoi, tout plutôt que cette vie »). Lui-même cependant est un bien curieux personnage, qui boit, collectionne les armes, adore jouer à se battre avec son hôte. Celui-ci accédera-t-il à la demande qui lui est faite ? Ou sera-t-il victime d’un accès de violence du candidat au suicide ? Qui tuera qui ? La violence guette partout : la nuit, dans les rues, on prend ses précautions à tout hasard ; si on dort chez quelqu’un, on pousse une commode devant la porte… Et ce climat inquiétant imprime une torsion et une tension dramatiques au tableau mélancolique et souriant d’une France rurale parcourue au rythme paisible de la bicyclette. Étrange mélange des tons, où l’humour et la tendresse pour les gens simples rencontrés en chemin ne laissent pas oublier que le tragique rôde. Le désespoir n’est jamais loin, et si, parmi ceux qui croisent le chemin du personnage-narrateur, ils sont « beaucoup à se construire un horizon », c’est pour « le par[er] d’une aura d’impossibilité, comme pour pouvoir le garder en réserve ». Pourtant le coup de pédale, le mouvement, la vie, en somme, ou la « vivance », continuent.

     

    En danseuse

     

    Dans le vélo, tout est affaire d’équilibre : le roman de Lopez ne bascule ni dans l’un ni dans l’autre des deux projets qui le sous-tendent. Il tire jusqu’au bout, miraculeusement, son énergie de leur contradiction et de leur jeu alterné. Au point de suggérer deux fins possibles, selon qu’on voudra voir prévaloir une tonalité ou l’autre. Au lecteur de choisir. Aussi bien, pour l’auteur, « la question qui importe n’est pas celle du quoi mais celle du comment » (2). De l’écriture, donc. Une écriture qui transforme tout, même la psychologie, en faits et en gestes. D’où une pratique volontiers hallucinée du gros plan, où on ne sait ce qui l’emporte, du sentiment d’absurde ou de la fascination pour le monde et ses choses. La buée dispersée par un sèche-cheveux, les mouvements d’une foule, les motifs dessinés sur le sol par des déchets deviennent des événements, étrangement inquiétants. Et la phrase, qui compte tant pour David Lopez, avance en danseuse, adoptant le même déhanchement que le roman dans son ensemble : départ ostensiblement soutenu, chute imprévue dans l’oralité – ou l’inverse. À l’image d’un narrateur à la fois distant et impliqué, ironique et empathique, bref, jamais là on aurait pu l’attendre. Comme l’auteur lui-même, ça se confirme.

     

    P. A.

     

    (1) Seuil, 2017, prix du Livre Inter 2018, voir ici

    (2) Entretien sur ce blog, voir ici

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