Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Dans Au cœur d’un été tout en or (1), dont je parlais il y a deux ans, un personnage formule l’impression, souvent éprouvée par le lecteur lui-même, qu’« il manque quelque chose ». Manque structurel, bien sûr, qui n’a rien d’un défaut, mais est le cœur secret des récits composant le recueil. On le retrouve aujourd’hui au centre du nouveau roman d’Anne Serre, dont il constitue, explicitement, pourrait-on dire, le seul sujet.
Il prend d’abord la forme presque anodine de passages manquant dans un manuscrit. Celui d’un roman de la si chère vieille dame auteur désignée par le titre. Un réalisateur (qui sera parfois narrateur), accompagné d’un cameraman et d’une assistante, vient interviewer ladite vieille dame « sur son lit de mort », pour lui demander de combler « les trous ». Ce qu’elle fait, corrigeant aussi à l’occasion les erreurs de la narratrice du récit troué (laquelle lui ressemble, en plus jeune). De temps en temps on s’évade de la vieille maison où tout cela se passe, pour gagner, à l’autre bout du village, une autre maison, dans le grenier de laquelle un autre « narrateur », qui ne prendra autant dire jamais la parole, contemple par une fenêtre le paysage décrit dans « le roman » dont on nous parle. Et occasionnellement on croise d’autres gens encore, le père de la narratrice (donc, de la « vieille dame »), un narrateur supplémentaire et « omniscient » (dit-il…), un certain Holl, dont il est bien précisé qu’il n’existe pas « à l’extérieur du livre ».
Auteure et auteur
J’essaye d’être précis, et suis donc schématique. De toute façon, l’essentiel n’est pas dans ce catalogue de personnages tous originaux et fortement individualisés mais prêts à prendre chacun la parole et à assumer la narration, non plus que dans la distinction des différents niveaux de discours, dont les chercheurs de jadis auraient fait leur miel. L’essentiel, c’est la multiplicité même des changements de locuteur ainsi que la rapidité tourbillonnante et jubilatoire avec laquelle ils s’effectuent. Car on est loin de l’austérité façon nouveau roman. On serait plutôt dans l’humour au galop, genre Sterne. Ce livre est placé sous le signe de la joie, et « la narratrice » (laquelle ?), lorsque, sous la douche, elle pense aux malheurs qui ont frappé différents membres de sa famille, « slalome (en pensée) à toute allure (…), entre ces affreux piquets dressés, pour éviter le souvenir et parvenir à [s’] effondrer dans la neige fraîche en riant, saine et sauve, conquérante, à l’arrivée ».
Joie de raconter, bien sûr, et dans une langue admirable. De raconter quoi ? Peu de chose. Les uns et les autres circulent d’un lieu à l’autre, les décrivent, on voit apparaître et disparaître divers motifs, parmi lesquels certains de ceux qui semblent, d’un livre d’Anne Serre à l’autre, composer une sorte d’autobiographie allusive et morcelée : il y a une « maison de vacances » dans un paysage un peu austère, un village qui comprend une rue « curieusement dénommée rue des Sœurs-Serre » ; la « si chère vieille dame auteur » a écrit « un livre en langues » qui rappelle furieusement Grande Tiqueté, de l’auteure réelle (2). Autobiographie ? Anne Serre s’en défendrait, comme elle le fait dans l’entretien (3) autrefois donné à ce blog. Elle aurait raison. Les éléments évoqués plus haut ne sont pas ceux d’un quelconque récit de vie. Ils sont là pour relancer « la toupie » narrative, pour creuser un écart supplémentaire, celui qui sépare la « dame » de l’« auteur », et que désigne le premier « trou » du texte, où est tombé l’e qui serait de rigueur de nos jours si une auteure extérieure parlait ici.
« Chemin d’or » et « puits où se jeter »
La seule véritable intrigue, c’est donc ce « réseau arachnéen de mille fils » évoqué au détour d’une page, ce « voile inlassable », fait d’accrocs et d’écarts plus que d’étoffe, qui sépare et tient unies les différentes voix. Ce n’est pas seulement le récit qui se trouve ainsi mis en abyme et en crise. C’est la mise en abyme elle-même que le récit met en crise, par l’exploitation vertigineuse de toutes les possibilités qu’elle ouvre. Vertige que viennent encore amplifier les multiples références littéraires ou cinématographique : Charlotte Brontë, Hitchcock, Robert Walser… Les mondes germanique et anglo-saxon dominent, et, avec eux, une certaine forme de romantisme. Ce livre plein de métamorphoses et d’objets magiques se réclame à maintes reprises du conte merveilleux : troupeau de boucs « au poil blond et aux cornes (…) pyramidales » veillant à l’entrée du village, « chemin d’or et de lichen » y conduisant, « porte fermées, lourde et sévère, muette et implacable », mais, pour peu qu’on fasse le tour de la maison, « petite porte qui, elle, n’[est] pas fermée à clé »…
Dans tous les contes on trouve des trésors et des dangers. « Au centre de chaque grand livre » il y a « un secret », qui est aussi « un puits où se jeter ». « Non du tout pour mourir », s’empresse d’ajouter « la narratrice » (!), « mais pour s’y engouffrer et déboucher ailleurs ». Certes. Mourir, être ailleurs… En tout cas, cesser d’être soi. Au cœur du monde ludique et lumineux d’Anne Serre, au cœur de son perpétuel été tout en or, il y a un vortex dont la présence cachée diffuse partout le froid de l’inquiétante étrangeté.
P. A.
(1) Mercure de France, 2020, prix Goncourt de la Nouvelle, voir ici
(2) Champ Vallon, 2020, voir ici
(3) Voir ici