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Grande Tiqueté, Anne Serre (Champ Vallon)
Étrange tombeau pour un père… Dans un magnifique avant-propos, Anne Serre raconte comment, à quelques jours de son trépas, son père « se mit à parler une sorte de sabir, un discours plein de mots inconnus qui pouvait ressembler à un délire, mais qui selon [elle] n’en était pas un », et que, du reste, elle « compren[ait] à peu près ». Dans la période de deuil qui suivit, « très naturellement, joyeusement », un texte s’imposa à elle, écrit dans cette langue étrange devenue à ses yeux « la langue de la mort ».
« Couloirs orveux » et « abrouteuses fusées »…
Une langue créée de toutes pièces pour dire une expérience unique puisque, par définition, appelée à ne jamais se reproduire : « assister à la mort de son père ». De toutes pièces ?... On pourrait répertorier les procédés employés par Anne Serre pour déformer systématiquement les mots du français : syllabes ajoutées (« avigadité »), changement d’un phonème (« j’ouvris la vouche »), terminaison insolite (« qu’est-ce, questionnit Élem »), dérivation à partir d’un radical existant (des « couloirs orveux »), mots transportés hors contexte (« on tance nos pieuvres »), mots-valises (« avinateur »)… La syntaxe restant quant à elle strictement intacte, et une phrase en langue normale se détachant ici ou là.
D’ailleurs, surprise, on comprend tout. C’est-à-dire ? Qu’est-ce que ça raconte ? L’histoire de trois vagabonds (« Tom Élem et moi »), lesquels, dans leur errance, font des rencontres : la Vierge, le « marin de Poinsec » (alias, entre autres, le « Gadin de Toinsec »), la mère de Tom, une lame de tarot (le Pendu)… Ils ont avec ces personnages des aventures diverses et, à ce qu’il semble, souvent peu convenables : « Un marin ! Beau comme un syrusier, la vagadante armée de son drale illuvé, ses serres, son abrouteuse fusée, oui, c’est de tout cela que nous voulons (…) pour nos désirs du soir. Un grand marin sérieux comme un poge ».
Rêver d’être bilingue
Dans une postface, l’auteure évoque la Wanderschaft, ce vagabondage, à la recherche de soi-même et du monde, cher aux romantiques allemands. Mais il y a aussi du Beckett chez nos trois héros en vadrouille. Et, comme chez Beckett, l’important est plus de parler que de dire ceci ou cela. D’autant que le choix radical opéré ici entraîne un type de lecture particulier, orienté systématiquement sur le texte en tant que tel, et en même temps dérivant sans cesse entre les lignes à la recherche d’un autre texte possible. Véritable mise en abyme de la lecture en général.
On savait du reste déjà que, chez Anne Serre, le sujet naît toujours des mots. C’était le cas, par exemple, dans le court Qu’est-ce qu’une femme ? (Émoticourt, 2016, voir ici), ou, plus récemment, dans Voyage avec Vila-Matas (Mercure de France, 2017, voir ici). Et elle le disait dans l’entretien qu’elle a accordé à ce blog : « En écrivant, il s’agit toujours de chercher quelque chose qui est en avant de moi et qui se dérobe ». « J’ai parfois l’impression d’écrire dans une langue étrangère », ajoutait-elle. Déclaration à laquelle fait écho celle-ci, empruntée de nouveau à la postface de Grande Tiqueté : « Il peut arriver un moment (…) où il me semble que ce qui, en moi, demande à être raconté, ne peut l’être avec les techniques habituelles (…). Je rêverais alors d’être bilingue ».
Rêve qu’à sa manière elle réalise ici. Poussant à l’extrême (au plus radical) ce qui fait l’essence de tout travail authentiquement littéraire. Tout écrivain n’est-il pas toujours bilingue peu ou prou ? Ne pratique-t-il pas, à côté de la langue sociale et usuelle, celle qu’il écrit, et qui n’est elle-même que la traduction d’une langue encore plus intérieure, où des ébauches de mots s’arrangent autour d’un secret qui les fuit et n’existe pourtant que par eux ?
Oui, et Anne Serre le sait mieux que quiconque, comme elle le prouve une fois de plus dans ce texte excessif et drôle, d’une troublante limpidité.
P. A.
Tags : Anne Serre, Grande Tiqueté, roman français, janvier 2020
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