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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Robert De Niro, le Mossad et moi, Paule Darmon (L’Antilope)

www.kulturtuer.netLe succès mène aux métamorphoses. On l’a vu avec le roman autobiographique, que l’engouement dont il a fait l’objet a démultiplié en autofiction, récit de vie, chronique familiale et autres journaux vrais ou faux. On le constate à présent avec le roman biographique et ses avatars. Il ne date pas d’hier. Au début, il racontait un épisode imaginaire de la vie d’une personne réelle (exemple type : Le Dernier Amour de Casanova, de Schnitzler). Ensuite, il est devenu simple vie de…, compilation d’authentiques biographies, récrites dans un style plus ou moins romanesque. Depuis quelque temps, nous avons aussi le roman biographique d’appoint : vous voulez parler de vous, mais la matière est mince ; qu’à cela ne tienne, inventez-vous une passion pour, ou, mieux, de mystérieuses affinités avec un grand personnage quelconque ; cela vous autorisera à compléter le récit de votre propre existence par l’évocation de celle de votre héros / héroïne (par compilation, voir plus haut) – vous donnerez ainsi facilement du relief à ce qui en manque, tout en respectant la sacro-sainte règle des pistes narratives alternées. Coup double.

 

Décalages et satire

 

Le titre du roman de Paule Darmon semble à première vue annoncer quelque chose dans ce genre-là. Mais Dora Bessis, la narratrice (moi) ne nous raconte pas la vie de Robert De Niro. Elle nous raconte la vie d’Eli Cohen, lequel n’est pas nommé dans le titre, secret oblige, puisque cet espion israélien né en Égypte fut envoyé à Damas, où il réussit à pénétrer les plus hautes sphères du pouvoir syrien avant d’être démasqué et pendu en 1960. D’autobiographie, dans tout cela, il n’y en a pas vraiment. Même si Dora, au cours de ses incessantes pérégrinations, retrouvera un vieil ami, rescapé des prisons royales marocaines, à Casablanca, où l’auteure est née comme elle dans une famille juive.

 

Ladite narratrice n’écrit pas une biographie d’Eli Cohen, mais un scénario de film de fiction racontant sa vie. Scénario dont nous ne verrons jamais le texte mais dont nous aurons la substance et dont nous suivrons l’écriture (« Assise devant mon ordinateur au milieu de livres et de documents sur les services secrets israéliens, je mets en scène mon film, imagine des paysages grandioses, des ruelles tortueuses, des boutiques obscures, des jardins secrets »). Surtout, nous assisterons aux démarches entreprises par la scénariste-héroïne-narratrice pour trouver un metteur en scène, une vedette et un producteur. Démarches qui la mèneront en Israël, où elle interrogera la veuve de son personnage, à New York, où sa rencontre avec De Niro donnera lieu à une scène digne du cinéma burlesque de la grande époque, à Londres, où un homme d’affaires palestinien lui proposera une drôle de combine et manquera la plonger dans un vrai roman d’espionnage (« Avec tes conneries, c’est toi qui vas finir par avoir le Mossad sur le dos ! »).

 

Une telle accumulation de décalages fait de ce pseudo-récit biographique une satire au sens originel du terme : mélange de biographie, de roman, d’essai socio-politique sur le Moyen-Orient, où le moins qu’on puisse dire est que la liberté de ton est grande. Si « la corruption et l’avidité » règnent « à tous les niveaux dans les pays arabes », Dora, après trois jours en Israël, se sent « transform[ée] en bête sauvage » ; et elle s’interroge : « En dehors de la religion, qu’y a-t-il de commun entre un juif arabe et un juif russe, yéménite ou américain ? »

 

Moustache et gravité

 

Au mélange des genres s’ajoute celui des registres, le dramatique et le tragique exigés par le sujet étant sans cesse concurrencés par l’humour et la fantaisie les plus débridés. Le tout porté par une écriture galopante et une construction acrobatique, qui tresse toutes les formes de mise en abyme – ou de contre-mise en abyme, voir le scénario désastreux élaboré, sur le même sujet que Dora, par un Américain rencontré par elle à Jérusalem.

 

« J’écris », dit-elle, « un scénario de fiction "basé sur les faits réels", pas un documentaire. Ce qui me donne l’entière liberté d’exprimer mon empathie et de faire appel à mon imagination… ». Jeu avec la vérité, donc. Et jeu tout court, comme l’atteste l’évocation, quelques pages plus loin, du temps de l’enfance et de « la Bibliothèque verte », dont la lecture aurait donné à notre future scénariste « le goût des héros ». En l’occurrence, de héros prêts à jouer eux-mêmes le grand jeu de l’action secrète. Et la biographie devient une activité ludique, impliquant déguisement et mise en scène : « J’ai fait appel à mon entourage familial pour camper des personnages que j’ai affublés de moustaches »…

 

Ce dernier détail cependant indique peut-être le vrai sujet qui, sous les dédoublements, les redoublements et les masques, habite de bout en bout le livre de Paule Darmon. Elle nous brosse, l’air de rien, un portrait du monde méditerranéen, c’est-à-dire de l’identité méditerranéenne. Identité insaisissable, bien entendu. Indignée par les discours de son ami Isidore, Dora, prenant la défense d’Eli, lance : « C’est (…) le paradoxe de cet Égyptien qui, pour rester juif, se transforme en Arabe et en meurt. Alors, tu peux me dire qui, de lui ou de toi, avec ta honte d’être juif, ta marocanité et tes combats d’opérette, est le traître ? »

 

On l’aura compris, tout cela nous mène à une réflexion sur l’identité en général. Le titre, fausse porte d’entrée et chausse-trape authentique, le disait : Robert De Niro (un acteur), le Mossad (des agents secrets), et moi (mais qui est-ce ? qui parle dans ce livre ?). Questions sérieuses, plutôt que lourdement exposées, mises ici en scène avec la fausse légèreté qu’appellent les sujets vraiment graves.

 

P. A.

 

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