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Comme l’auteure, elle se prénomme Polina. Sans doute comme elle aussi, elle a émigré, enfant, avec ses parents universitaires, de la Russie encore récente (1993) vers la France. Dès lors, ce sera un va-et-vient entre la scolarité à Saint-Étienne et les vacances à Moscou ou à la datcha, auprès des grands-parents restés au pays. Puis, Sciences Po, le théâtre, toujours comme pour Polina Panassenko. La mère meurt, les deux grands-parents. L’âge adulte est là. C’est presque tout.
Mais ce récit d’une enfance et d’une adolescence est l’histoire d’un malentendu : « à la rentrée de quatrième », notre héroïne reçoit « un courrier de Lionel Jospin » la déclarant « française de plein droit par naturalisation du père », et ajoutant « autorisée officiellement à s’appeler Pauline ». « Longtemps j’ai cru », commente la narratrice, « que ça voulait dire autorisée à s’appeler Pauline ou Polina. Au choix ». Cependant, le jour où elle tente de faire inscrire la version russe de son prénom sur sa carte d’identité, elle découvre que la « formule de politesse juridique » signifie « "obligée" de s'appeler Pauline et "interdit" de s'appeler Polina ». Le roman commence au tribunal de Bobigny, où Polina/Pauline tente de récupérer son prénom russe perdu. On suivra, d’un peu loin, ses démêlés entre avocate et procureure, en alternance avec les retours en arrière sur son passé qui font l’essentiel du livre.
Épopée linguistique
Un livre reposant donc tout entier sur une lettre, a, laquelle est aussi ici un son. Un phonème, comme disent les linguistes. Et le tour de force de ce premier roman réside dans le caractère entièrement linguistique de son intrigue. Les personnages eux-mêmes existent (et comment !) par leur rapport au langage. La grand-mère, à qui les mots commencent à manquer, est à elle toute seule « une Roue de la fortune mais sans les cadeaux » : « Mon grand-père excelle à la chasse aux mots. Moi je suis meilleure à l’accouchement par syllabes ». Ledit grand-père adore les poésies patriotiques d’Essénine. La mère, une fois en France, veille à ce que sa fille n’oublie pas son russe : « Elle surveille l’équilibre de la population globale. Le flux migratoire : les entrées et sorties des mots russes et français ».
Car le vrai sujet du livre est là, dans le conflit entre la conquête nécessaire de la langue française et le refus de perdre le russe originel. La petite Polina passe par le stade où les mots ne sont « que des sons ». Puis commence la lente approche du sens : « "Tian", il tend quelque chose. "Vian", il se déplace (…). Je l'imite et je vois ce qui se passe. J'analyse, j'expérimente. Travail de terrain ». Le russe, progressivement, est confiné à l’usage privé : « C’est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l’enlève ». La fin du processus se soldera par la perte de l’accent (« C’est dingue ça, on n’entend plus rien du tout »).
Mutation douloureuse, qui n’ira pas sans quelques troubles annexes du comportement : « J’ai le patriotisme qui me pousse (…). J’installe un drapeau blanc-bleu-rouge dans ma chambre. Puis une carte de la Fédération de Russie. J’apprends des chants patriotiques de la Grande Guerre… » Dans cette épopée linguistique, qui est vainqueur, qui est vaincu ? La mort, à la fin du roman, du grand-père chéri, est l’occasion d’une sorte de bilan : « Je ne sens plus rien (…). Une mort russe annoncée par un mot français. Peut-être qu’il faut relier les deux pour sentir quelque chose ».
« Ouvre, c’est ton accent »
Pour raconter cette histoire d’entre-deux qui est en réalité une histoire entre soi et soi, Polina Panassenko trouve un ton unique, parfait équilibre entre l’émotion et l’humour. Celui-ci éclate dans la satire de la bureaucratie, tant russe que française, et se déploie dans l’usage d’un regard extérieur digne des voyageurs du temps des Lumières : « J’arrive avec ma mère devant un immense bloc de béton. Sur le côté, il y a un trou noir. Des adultes entrent à l’intérieur avec des enfants et ressortent seuls. À côté du bloc de béton, il y a un enclos avec des enfants qui hurlent et courent dans tous les sens »… Dans le monde vu par d’autres mots, tout est étrange et étranger. Le pays, c’est la langue. Qui est je ?... Un être qui parle. C’est dit sans discours, avec une inventivité verbale qui donne toute la place à la fantaisie et à la poésie. Quand la langue vacille et trébuche, un monde poétique et fantastique vient doubler et transfigurer le monde réel. Exemple, la visite de l’accent : « Peut-être qu’arrivera le jour où mon accent viendra me demander des comptes. Il viendra en fin de matinée (…). On sonne à la porte. Je regarde dans le judas, je dis C’est pourquoi ? Ouvre, c’est ton accent. Une petite femme menue au regard pointu, au front large, avec un bonnet en laine mauve qui lui couvre l’oreille droite ». On le savait, mais l’exemple de Polina Panassenko nous le confirme une fois de plus : l’exil et la perte engendrent de vrais écrivains.
P. A.