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Par Pierre Ahnne le 1 Octobre 2024 à 17:28
Le Prix Nobel 2003, à quatre-vingt-quatre ans, raconte une histoire classique dans la littérature japonaise (1), moins en Occident : l’histoire de la jeune femme et du vieux monsieur. Il est vrai que Beatriz n’est pas tout à fait une jeune femme. Quadragénaire, mariée à un homme avec qui elle a vécu « une passion dévorante » à présent « envolée », elle est mère de deux fils adultes. Elle s’occupe, en mécène, d’art, surtout de musique. À Barcelone, où elle vit, elle organise la venue d’un pianiste polonais de soixante-douze ans, Witold. C’est lui le vieux monsieur. Il ne tarde pas à déclarer sa flamme à celle qui est pour lui une nouvelle Béatrice digne de celle de Dante.
« Alors quoi ? »
Et elle ?... Elle le trouve « problématique », « d’une opacité troublante ». Elle ne cesse de s’interroger sur ses motivations, ses vrais désirs, voire de l’accabler in petto de sa pitié et de ses sarcasmes avec une insistance qui n’est que l’autre expression de sa perplexité. Pourtant c’est surtout elle qui a un comportement étrange… Tout en se répétant qu’« il ne compt[e] pas », elle lui écrit, l’invite à Majorque dans la maison de famille, offre de lui couper les cheveux (« un acte étonnamment intime »), finit par lui ouvrir son lit à plusieurs reprises. Ensuite de quoi elle le renvoie assez brusquement. Pourtant, après sa mort, elle se rendra à Varsovie pour y récupérer des poèmes qu’il lui a dédiés et qu’elle fera traduire du polonais en espagnol, sa langue à elle.
En fait, les désirs du Polonais (« Je souhaite vivre avec vous jusqu’à ce que je meure ») sont assez clairs pour le lecteur. C’est la femme qui est mystérieuse. Et ce mystère est programmé par le dispositif narratif. Nous avons uniquement le point de vue de Beatriz. Cependant, dans ce récit à la troisième personne, il y a bien un narrateur, et l’auteur, par quelques phrases énigmatiques lâchées çà et là, ne manque pas de rappeler son existence : « La femme est la première à lui donner du mal, suivie peu après par l’homme » ; « D’où viennent-ils, le pianiste polonais (…) et la femme élégante (…) ? Toute l’année, ils ont frappé à la porte (…). Leur heure est-elle enfin venue ? » À la vision de l’héroïne vient ainsi se superposer une instance narrative qu’on ne peut s’empêcher d’imaginer, à l’instar de l’auteur réel, masculine et âgée. Du coup, c’est le mystère féminin qui s’exprime.
Le mystère pense, et il pense que le mystère, c’est l’autre. Le roman est fait tout entier des interrogations, des hypothèses, des incompréhensions de Beatriz devant celui qui accumule à ses yeux les signes d’étrangeté : une autre langue, un pays lointain et différent, un autre langage, la musique, pratiquée de surcroît de manière singulière – le Chopin de Witold, « loin d’être romantique, est plutôt austère, un Chopin héritier de Bach »… Cependant la vraie raison pour laquelle le pianiste apparaît si déconcertant à celle qu’il aime se révèle, clairement, assez tard dans le récit. Witold avait déjà offert à Beatriz une rose sculptée dans le bois ; dans un de ses poèmes posthumes, voilà qu’il dit avoir « trouvé la rose parfaite entre les jambes d’une certaine femme ». Commentaire de Beatriz : « Ça n’a rien d’une rose, à dire vrai, rien d’une fleur ; alors quoi ? »
Le squelette et la rose
Ce ça et ce quoi ? éclairent bien des choses : Beatriz trouve Witold mystérieux parce qu’il lui renvoie son mystère à elle. S’interroger sur lui, pour elle, c’est aussi s’interroger sur elle-même : « Que veut-il ? Et elle, que veut-elle ? » ; « Pourquoi l’a-t-elle fait venir ici ? Qu’est-ce qui peut bien lui plaire chez lui ? Il y a une réponse : le plaisir manifeste qu’elle lui procure ». Elle s’interroge sur le désir qu’elle suscite chez le Polonais, et, à travers elle, le narrateur s’interroge sur la cause du désir féminin, voire, au-delà, du désir tout court (« Qu’est-ce que Marie pleine de grâce avait de si particulier pour que Dieu décide de la visiter en pleine nuit ? »). Tout l’art étant ici de poser cette question à travers un récit écrit dans une langue dépouillée à l’extrême, sur un ton détaché et empreint d’humour froid, à l’image en somme de Witold jouant Chopin.
Est-ce pourtant seulement de désir qu’il s’agit ? À dire vrai, le mystère qui, pour Beatriz, s’attache à Witold prend aussi une autre forme, même si c’est toujours sans doute le même mystère. « Elle se souvient (…) du contact de sa main (…), du contact de ses lèvres (…). Une impression d’être touchée par des os desséchés. Un squelette vivant. Elle frémit »… Elle est la rose, il est la mort. Il lui parle par-delà la mort dans ses poèmes. Et elle continue de le sonder et de le questionner par-delà la mort dans des lettres qu’elle lui écrit après qu’il a disparu, et qui closent le livre. Chacun d’eux poursuit un objet insaisissable où se concentre, manque ou mort, ce qui excède la pensée et les mots. Masculine et féminine, leurs quêtes s’imbriquent et s’opposent, formant un nœud inextricable. Le grand écrivain sud-africain parvient, mystère de plus, à les lier dans une histoire simple et d’une vertigineuse transparence.
P. A.
(1) Voir par exemple Tanizaki, Mémoires d’un vieux fou, ou Kawabata, Les Belles Endormies…
Illustration : Hokusaï, Courtisane, 1826, détail
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Par Pierre Ahnne le 21 Septembre 2024 à 08:34
L’un (1877-1933), dandy richissime et excentrique connu du Tout-Paris de la Belle Époque et de l’entre-deux-guerres, fut aussi l’auteur de romans (Impressions d’Afrique, Locus solus) et de poèmes (La Vue, Nouvelles impressions d’Afrique…), tous publiés à compte d’auteur et dans l’indifférence générale. Ce qui n’empêchait pas notre homme de juger son génie supérieur à ceux de Dante et de Shakespeare. Adulé des seuls dadaïstes et surréalistes, il se suicide probablement, à Palerme, non sans avoir laissé derrière lui un ouvrage posthume, Comment j’ai écrit certains de mes livres (1935), lequel ne révèle que très partiellement les techniques complexes selon lesquelles lesdits livres ont été élaborés. Il fut redécouvert dans les années 1960 par Pauvert, qui l’édita, Robbe-Grillet et Foucault, qui lui consacrèrent des essais. La mise au jour, en 1989, des documents contenus dans la « malle Roussel » a encore accru l’intérêt dont il est aujourd’hui l’objet.
L’autre (1887-1968) renonce à l’art « rétinien » et à la France après que son Nu descendant un escalier a été refusé par le Salon des Indépendants en 1912. Dès lors il se partage entre Paris et New York, travaillant en secret à des œuvres inclassables dont il diffuse soigneusement certains fragments avant leur dévoilement complet : La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1926) ; Étant donnés : 1) La Chute D’eau, 2) Le Gaz D’éclairage… (1969). En chemin, il invente le ready-made, l’art conceptuel et les installations. Couronné dès longtemps aux États-Unis, il est à présent considéré partout comme un artiste majeur du XXe siècle.
Parallèles superposés
L’un ignorait tout de l’existence de l’autre, qui l’aurait pourtant aperçu un jour dans un café où tous deux jouaient aux échecs, leur passion commune. Mais l’autre a dit de l’un : « Je pensais qu’en tant que peintre, il valait mieux que je sois influencé par un écrivain que par un autre peintre. Et Roussel me montra le chemin ». Il y a donc eu une influence de Roussel sur Duchamp. De là à parler de « gémellité »… Le livre de Philippe Lapierre repose pourtant sur l’hypothèse que la dette reconnue par le peintre à l’écrivain vaut constat d’une parenté essentielle entre l’un et l’autre. Hypothèse discutable, mais séduisante, et qui conduit l’auteur à une lecture parallèle des œuvres et des vies, lesquelles s’éclairent bel et bien réciproquement dans l’opération.
Des œuvres et des vies… Non parce qu’il y aurait chez Roussel ou chez Duchamp une volonté quelconque de faire de leur vie une œuvre, mais parce que le parallèle imaginé par Lapierre vient se superposer, de façon très rousselo-duchampienne, à un premier parallèle, celui dans chaque cas de l’art pratiqué et du mode d’existence de l’artiste.
Origine raturée
L’un comme l’autre sont marqués, il faut bien le dire, par une forme de folie. D’une singularité absolue, nos héros sont, comme dit l’essayiste, « deux ornithorynques intellectuels », et pas seulement parce qu’ils résistent « à toute taxinomie académique ». À l’existence ultra-ritualisée que sa fortune permet à Roussel répondent ses longs délires littéraires pleins de rails en mou de veau et de morts galvanisés, mais ultrarationnels et fondés sur des procédés langagiers annonciateurs de l’OULIPO. Duchamp, qui travaille dans une chambre secrète dissimulée derrière son lieu de vie apparent, qui aime à se travestir en son double féminin nommé Rrose Sélavy, produit des œuvres inclassables, ni peinture, ni sculpture, ni rien en fait de bien défini, aux titres drolatiques et provocateurs.
Et les domaines de l’art et de la vie sont également soumis à l’obsession du contrôle, de la mise en scène, cette volonté de contrôle, avec la mégalomanie caractérisée qui l’accompagne, allant paradoxalement de pair avec une antisubjectivité érigée en principe. En témoigne chez tous deux l’intégration, à l’opération créatrice, du hasard, lequel, note Lapierre, « permet au créateur de réduire son biais subjectif et évacuant la psychologie et les affects ». D’où également l’obsession des machines, et une pratique de l’art aussi machinique que possible. Au point, dans le cas explicite de Duchamp tout au moins, de vouloir « effacer l’idée même d’original », et de multiplier pour ce faire les doubles et les reproductions de ses productions. S'agissant de l’un comme de l’autre le désir est patent de raturer toute origine, et d’interroger ainsi les limites non seulement de l’art mais du sujet individuel.
Miroirs multiples
Ce programme, qui peut apparaître comme cérébral, les deux hommes l’appliquèrent avec un humour absurdement ravageur dont l’esprit se retrouve dans la conception même de l’ouvrage de Philippe Lapierre. Certes, le livre regorge d’anecdotes hautement loufoques, quoique jamais gratuites et toujours situées par rapport aux œuvres dont elles révèlent quelque chose. Mais c’est surtout la méthode elle-même qui prend dès le départ une teinte délicieusement surréaliste : l’auteur commence par repérer seize « convergences », ni plus ni moins, d’où il extrait seize traits de « personnalité » débouchant à leur tour sur une liste de seize « métiers » permettant chacun « d’en englober le champ » : « L’Architecte », « Le Croupier », « L’Illusionniste », « L’Oculiste », « Le Pornographe », « Le Taxidermiste », et ainsi de suite. Autant de titres pour les chapitres qui se succèdent ensuite et s’attachent chacun à démontrer la présence de telle ou telle manie ou obsession particulières dans l’existence et dans les créations des deux sujets envisagés.
Le livre devient ainsi lui-même un objet singulier, rappel des objets que décrit Roussel et de ceux que réalise Duchamp. Et les nombreux dessins de l’auteur qui l’illustrent ajoutent encore à cette impression. Schémas explicatifs, plans, portraits, copies de photos, tous exécutés avec la minutie et la froideur requises, ils permettent évidemment, comme le reconnaît avec malice Lapierre lui-même, d’éviter de devoir faire face, du moins dans un cas, aux « exigences des ayants droit de l’artiste » dont on aurait tout uniment reproduit les œuvres. Mais ces dessins imitant des photos ou d’autres dessins, dans un dédoublement dont le point de départ se perd, ajoutent aussi une complexité et un raffinement supplémentaires à ce qui apparaît décidément comme un espiègle et très sérieux jeu de miroirs.
P. A.
Illustrations de Philippe Lapierre pour son ouvrage Raymond Roussel-Marcel Duchamp, Enquête sur une gémellité
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Par Pierre Ahnne le 14 Septembre 2024 à 09:33
Dans ses nombreux livres (1), l’écrivain autrichien, prix Büchner 2008, raconte toujours un peu la même histoire. C’est l’histoire d’un champ. Il y revient sans cesse, avec l’obstination que son père, principal héros du récit qui paraît aujourd’hui comme déjà de certains autres, mit jusque dans son grand âge à le cultiver. Car il ne faut pas se laisser abuser par le sous-titre de roman : le champ du titre, c’est le domaine paternel, où l’auteur a grandi, parmi ses frères et sœur, dans une ferme de Carinthie, région d’Autriche proche de la frontière italienne.
Un cadavre dans les Pâtis
Josef Winkler rappelle, au détour de plusieurs chapitres de ce qui s’apparente à une nouvelle lettre au père, comment il a fui ce lieu d’enfance et d’adolescence, en a parlé dans ses livres, y est revenu, toujours « en quête d’un nouveau matériau pour le retour de l’enfant prodigue ». C’est bien le tableau d’une enfance des années 1950 et 1960 qu’il brosse ici, en même temps que le portrait d’une famille et celui d’une région, avec ses travaux agricoles, ses coutumes, ses spécialités culinaires, ses fêtes, dans l’ombre d’un catholicisme omniprésent. Dans la chambre des parents trône une reproduction de « la Madonna della Seggiola », dans celle des enfants « l’image de l’ange gardien, sur laquelle un ange aux ailes déployées fait franchir un torrent à un enfant sur un pont de bois ». En dessous de cette dernière, le narrateur, obsédé par la crainte du diable, des mauvaises pensées, et s’enfonçant « avec précaution » des épingles dans la paume afin de se punir (« Il m’arrivait d’être assis là avec dix ou vingt épingles (…) sous la peau de ma main doite (…), enfant fakir, à savourer mes douleurs »)… Ce récit familial est aussi, en effet, l’autoportrait d’un enfant perturbé, différent, qui se cache à l’occasion pour s’habiller en fille, et veut toujours « avoir le dernier mot ».
Tout cela cependant se déroule dans un lieu et un milieu particuliers, où l’histoire personnelle échappe encore moins qu’ailleurs à l’Histoire tout court. Le « champ » n’est pas n’importe quel champ. Dans la terre des « Pâtis-aux-Porcs », où la famille cultive des céréales, a été enseveli à la hâte, après son suicide, en 1945, le corps d’Odilo Globocnik, important artisan de la Shoah en Pologne puis en Italie. « Jamais tu n’as évoqué le fait que, dans notre enfance, avec toi, la servante et le valet, nous récoltions le seigle pour le pain noir quotidien, le blé pour le pain blanc quotidien, l’avoine pour les deux chevaux de trait et le maïs pour les poules pondeuses, sur le squelette pourrissant d’un nazi sanguinaire », déclare le narrateur, s’adressant, comme tout au long du récit, à son géniteur.
Récapitulation
Le champ maudit et son cadavre, dont la mention se répète obsessionnellement de chapitre en chapitre, deviennent le symbole d’un passé refoulé et enfoui. Est-il si enfoui ? Le père aime à revenir sur ses souvenirs de guerre dans la Wehrmacht et à déplorer, avec l’oncle Frantz, ancien SS, et l’oncle Hermann, la défaite de l’Allemagne : « Si nous n’avions pas été défaits à Stalingrad, nous aurions gagné la guerre et (…) l’Allemagne serait aujourd’hui une puissance mondiale ». Hélas !... « Cochons d’Anglais ! Cochons de Russes ! Cochons d’Américains ! »… « C’est l’Youpin qui dirige le monde… Hitler, il aurait dû en tuer deux fois plus »… Un passé jamais dépassé hante la mémoire du narrateur et irrigue tout le récit. Et l’écriture elle-même, avec ses phrases interminables impeccablement construites selon un principe d’incises enchâssées, dit cette hantise. Car la construction d’ensemble reprend la même technique à un autre niveau, dessinant, à force de reprises et de retours cycliques, un mouvement à la fois d’enfermement et d’approfondissement, au gré duquel se dévoile à chaque fois un détail supplémentaire ou un autre fragment de vérité cachée. Sans que jamais on sorte vraiment du cercle magique/maléfique de l’enfance – mises à part quelques incursions rapides dans l’adolescence (« l’école de commerce ») ou l’époque des débuts littéraires.
Un des modèles de cette structure est à chercher dans les comptines, comme celle qui progresse, par bribes successives, en exergue des différents chapitres, à côté de citations de la grande poétesse de langue yiddish Reyzl Zychlinski. Nous avons une version française de cette interminable « chanson à récapitulation » : « Le diable ne prend pas le bourreau, / Qui ne pend pas le boucher, / Qui n’abat pas le bœuf, / Qui ne boit pas l’eau… » Mais le texte brasse bien d’autres chansons enfantines et populaires, avec des noms de marques, des titres et des citations des lectures du jeune Winkler, depuis l’inévitable Karl May jusqu’à Dracula ou aux Neiges du Kilimandjaro, d’innombrables références, que vient éclairer la postface due au remarquable traducteur.
Le plus troublant et le plus frappant dans tout cela restant peut-être que cette fascinante chambre d’échos, d’une force d’évocation et (parfois) d’une drôlerie exceptionnelles, reste un paradoxal hymne au père, et à une relation père/fils qui n’est pas placée seulement sous le signe de la détestation et du refus. L’auteur-narrateur ne cache pas avoir souvent rêvé que l’image de la madone se détache du mur pour tomber sur son père et le tuer dans son sommeil. Mais celui-ci a su aussi un jour dire à son fils : « Écris ce que tu veux sur moi si ça peut t’aider »… « Ça m’a aidé (…), et ça continue de m’aider, et donc j’écris, et pour cette raison je ne cesse pas d’être ton fils et tu ne cesses pas d’être mon père ».
P. A.
(1) Dont une dizaine est parue en traduction française chez Verdier
Illustration : anonyme, vers 1900
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Par Pierre Ahnne le 10 Septembre 2024 à 16:56
Dans La Tanche (1), Inge Schilperoord, forte de son expérience de psychologue judiciaire, entreprenait de nous faire partager les obsessions d’un pédophile. On ne s’aventurait qu’avec réticence dans un ouvrage qu’on imaginait redoutablement sociétal. Mais, en évitant tout commentaire et tout discours, en traitant les pensées comme des objets pareils aux autres, l’écrivaine néerlandaise plaçait son lecteur dans une position plus perverse que moralisante.
Ce livre-ci, nous dit la quatrième de couverture, décrit « la dérive d’une jeune femme flirtant dangereusement avec l’islamisme radical ». À nouveau, on craint le pire. Et, à nouveau, on est (heureusement) surpris. D’abord, parce que rien n’arrive. Les kalachnikovs ne crépitent que sur des écrans, et, si un attentat-suicide précipite le dénouement, les fantasmes de l’héroïne sont peut-être seuls à faire le lien entre cet événement advenu en Syrie et la réalité qui est la sienne dans une grande ville des Pays-Bas.
Islamisme et adolescence
Cette héroïne s’appelle Sophie. Elle a dix-sept ans. Orpheline de mère depuis des années, elle vient de perdre aussi son père. Lequel, avocat, défendait les jeunes gens ayant cherché à quitter l’Occident pour le Califat, ou ayant été arrêtés en chemin. Au grand dam de sa tante, avec laquelle elle habite à présent, Sophie a repris à son compte la fascination paternelle pour l’Islam. Elle prend des cours d’arabe, rêve de se convertir, regarde des vidéos où elle voit « des choses qu’elle [voudrait] oublier. Mais aussi des images [dont] elle ne se lasse pas » (« Des voiles dorés soulevés par le vent, des tanks vrombissants avançant dans le désert (…), des voix de femmes et de jeunes filles fusant dans les aigus »). Elle cherche l’amitié de Zala, une jeune Afghane de son âge, et découvre, dans un dossier trouvé parmi les affaires de son père, l’existence d’Isra, qui est repartie en Syrie aussitôt après avoir été libérée, grâce à son avocat, dont elle a du même coup ruiné la réputation, le poussant peut-être au suicide.
Sophie n’aura de cesse qu’elle ne retrouve sur Internet la trace d’Isra, installée dans le Califat et désormais veuve de « martyr », puis n’entre en contact avec elle. Pour contribuer à la faire arrêter ? Pour la rejoindre ?... Elle ne sait pas très bien. Le plus grand désordre règne dans son esprit, où nous confine l’usage exclusif du point de vue interne. C’est le désordre de l’adolescence… La brillante idée d’Inge Schilperoord est de traiter l’islamisme comme un problème d’adolescence plutôt que de société.
Ombre et lumière
Sophie rêve d’absolu. Elle cherche Dieu. « Allongée seule par terre dans le salon déjà vidé » de l’appartement qu’elle partageait avec son père, « maintenue à sa place par un rayon de soleil oblique, pointé sur elle comme une lame », elle a eu soudain la certitude de devoir « [se] rapprocher du Dieu du Coran ». Et cette aspiration se confond avec la fascination, voire le désir, pour l’Autre : chez Zala, les objets, les couleurs des tapis, la langue, la proximité du corps de l’amie, son haleine « fraîche et sucrée, un mélange de cardamome et de fudge » lui donnent envie de « se taire et résister au temps (…). Peut-être alors Dieu ne serait-il plus nécessaire »…
Ce désir est celui du père, avec toute l’ambiguïté d’un tel génitif. En imagination, Sophie parle à Isra : « Tu connaissais mon père. Mon père te connaissait (…). Pourquoi se donnait-il tant de mal pour toi ? » À sa jalousie se mêle l’obscur besoin de venger le père ou de réparer sa faute, sa culpabilité à lui devient la sienne, et, peu à peu, entre fantasmes et insomnies, le sentiment d’une responsabilité écrasante vient peser sur la jeune fille : « Le sentiment de devoir agir, maintenant, tout de suite. Le sentiment que (…) tout repos[e] sur ses épaules ».
Nocturne, baigné dans l’éclat des écrans, le monde de Sophie ressemble à un mauvais rêve, où gestes, objets, obsessionnellement décrits et manipulés, paraissent frappés d’un sort et reconstituent l’atmosphère de conte maléfique où nous avait déjà plongés La Tanche. C’est l’automne, « l’éclat froid » des étoiles donne « un aspect lugubre aux arbres de plus en plus dénudés », les voitures « fus[ent] au loin », le jardin est « désert », « le vent gém[it] ». « Partout l’ombre et la clarté, le scintillement de la pluie et des lumières »… La lumière joue un grand rôle, cette lumière que Sophie, dans l’espoir de « se purifier », cherche partout. En vain. Car la réalité est un irrémédiable clair-obscur. Et Inge Schilperoord, c’est là sa force, en montre les pièges et les détours sans essayer de les éclairer.
P. A.
(1) Belfond, 2017, voir ici
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Par Pierre Ahnne le 7 Septembre 2024 à 09:13
C’est un roman qui commence par une phrase de conte : « Il y avait un homme qui méprisait sa fille ». Après quoi on pénètre dans ce qui a d’abord toutes les apparences d’un roman historique. Nous sommes à Nyala, quelque part aux confins nord de l’Empire romain. Un empire tout récent : on apprendra plus tard qu’Ovide est déjà exilé sur les bords de la mer Noire, mais pas encore mort ; l’action se déroule donc entre 8 et 17 après Jésus-Christ ; Auguste vient de fonder, à la place de la République romaine, un régime politique nouveau.
Joan-Lluís Lluís, qui, quoique né à Perpignan, écrit en catalan et publie à Barcelone, brosse le tableau criant de vérité d’une bourgade très éloignée de la capitale, avec ses ruelles et ses monuments, ses castes et ses intrigues. C’est là que vivent Junil et son libraire de père, qui ne se contente pas de la mépriser mais la maltraite et l’exploite, la contraignant d’abord à coller tout le jour les papyrus destinés à devenir des livres, puis à collationner à la bibliothèque locale les vers qu’il mettra bout à bout pour se faire une réputation d’homme de lettres.
Chez les Barbares
Car, au contact de deux esclaves instruits, la jeune fille a appris à lire et s’est prise de passion pour l’œuvre d’Ovide. Pourquoi Ovide ? Parce qu’il est l’auteur des Métamorphoses… Quand un jeune patricien veut la séduire, Junil « refus[e] d’être ce que les autres [veulent] qu’elle soit ». Après s’être débarrassée, avec une cruelle astuce dont je ne révélerai pas les détours, de l’affreux géniteur, elle fuit, en compagnie de ses deux professeurs et d’un ex-gladiateur, vers le nord, au-delà des frontières de l’Empire.
Nous voilà donc chez les Barbares, probablement en Germanie. À moins que ce ne soit en Dacie ?... On s’aperçoit peu à peu que le roman qui commençait comme une fable était en fait une fable qui commençait seulement comme un roman. Nos amis échappés ont deux buts, lesquels se complètent : Junil veut aller rencontrer son poète favori à Tomis (actuelle Roumanie), où Auguste l’a exilé pour des raisons (toujours aujourd’hui) inconnues ; les trois autres veulent atteindre, encore un peu plus loin, le pays des Alains, peuple qui, dit-on, n’a pas d’esclaves (« Ils trouvent ça indigne »). Cette marche vers la liberté et l’accomplissement personnel est jalonnée d’invraisemblances : le simple fait qu’ils survivent en est une, que Junil conserve jusqu’au bout sa virginité une autre, encore plus grande ; des hommes et des femmes viendront se joindre à eux en cours de route, constituant un groupe où tous s’entendent au mieux, se fabriquent « un parler unique, rapiécé », mais commun, et ceux qui savent lire enseigneront cet art aux autres…
Dans les livres
Il est beaucoup question de dieux, de sacrifices et de rituels, bien entendu. Cependant certaines des divinités évoquées, et gravement récapitulées dans un index final, semblent marquées au coin de la pure fantaisie. Comme paraissent fantaisistes certaines références littéraires, et d’une espiègle désinvolture les données ethniques ou culturelles des peuplades croisées dans les forêts profondes. Notre fable n’avait décidément que les apparences du récit historique.
L’avancée des héros vers une liberté, une égalité et une fraternité parfaitement anachroniques prend pourtant, mine de rien, des airs d’épopée : « Et ils vont vers le sud (…). Jour après jour, les paysages devant eux s’ouvrent, se déploient ou résistent, puis débouchent sur d’autres paysages qui à leur tour s’ouvrent, se déploient ou résistent »… C’est aussi que, nourris et pétris de leurs lectures, les trois personnages principaux, Trident, l’esclave-libraire, Lafas, l’esclave-bibliothécaire, Junil elle-même, la passionnée de poésie, trouvent le sens de leur destin dans les textes qui les ont bercés. Le narrateur s’amuse parfois de voir ses créatures « surg[ir] de la page blanche » ou y rentrer, les observant de haut comme un des dieux de leur panthéon. Nous les entendons avec lui s’entretenir du mystère des langues (il y en a « au moins quinze » dans le monde), découvrir auprès d’un vieux barde barbare la poésie purement orale, méditer sur le pouvoir des « mots qui dévoilent ». Le grand thème, le voilà : c’est la littérature – sa conception, ses pouvoirs, ses supports (entre papyrus et premiers codex), sa transmission ; sa fonction dans la vie d’individus issus des plus basse couches sociales, et qu’elle élève au-dessus d’eux-mêmes comme de ceux qui les oppriment.
Tel est le vrai sujet de ce récit baroque, singulier, trompeusement érudit. On est content, malgré tout, avouons-le, de retrouver, après un aussi long voyage, le romanesque pur et franc, pour un finale d’une inventivité et d’une insolence réjouissantes. On regrette un peu que le personnage le plus complexe et le plus attachant, qui donne son titre à l’ouvrage, se fonde trop longtemps dans la masse des autres. Mais on admire l’astuce retorse, et l’enthousiasme d’un tel hymne à l’art du conteur.
P. A.
Illustration : René-Antoine Houasse, Apollon et Daphné, 1677, détail
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