• 12657038pice-monte-piece-montee2-jpg Éric Laurrent fait des phrases longues. Et pourquoi pas, puisqu’elles retombent impeccablement, par-delà incises, détours et parenthèses, sur leurs points finaux. Bien sûr de temps à autre il se néglige un peu, émet des chapelets de que et de qui, laisse passer « un fait dont il finirait par douter de la réalité », prétend qu’ « Isabelle n’était pas moins insensible à [sa] personne qu’[il] ne l’ét[ait] à la sienne » alors qu’évidemment il veut dire l’inverse. Mais ces choses-là arrivent aux meilleurs d’entre nous.

     

    C’est un peu plus gênant de citer Mallarmé en exergue sans voir qu’il manque deux syllabes à un alexandrin. On n’a pourtant pas besoin de connaître Mallarmé par cœur pour le voir, il suffit de savoir combien un alexandrin compte de syllabes. L’auteur le sait sûrement, ça doit être la faute du correcteur, de l’imprimeur, enfin de quelqu’un d’autre. On passe outre, et on commence à lire les longues phrases d’Éric Laurent, content de voir qu’à l’heure où tout fout le camp il y a encore des gens qui savent manier la syntaxe.

     

    Éric Laurrent fait de longues phrases. C’est la première chose qui vient à l’esprit au moment de parler de son livre. Après… On cherche, on reste un petit moment la plume en l’air. Qu’est-ce qu’il y a d’autre à dire du livre de Laurrent ? La découverte progressive de l’autre sexe, de la maternelle à la perte de la virginité, les mères des copains, les boums, la masturbation, les couvertures de Lui ou de Playboy, tout ça pourrait être fort instructif. D’où vient le sentiment, plus accablé de page en page, qu’on a déjà tout lu cent fois ? Ah pas en d’aussi belles phrases, certes. Mais justement. On est bien d’accord que la littérature c’est le style, seulement pour que le style soit de la littérature encore faut-il qu’il feigne d’avoir un autre objet que lui-même. C’est comme cette histoire d’archer zen, on ne peut atteindre la cible qu’à condition de viser une cible différente. La flèche de Laurrent revient toujours sur son propre trajet. Sa phrase, y compris quand elle dit « et mon vit s’enfonça tout entier dans son con », se désigne comme le principal pour ne pas dire le seul intérêt dans toute cette histoire.

     

    Du coup on en a vite la nausée. Ah, assez de ces crèmes glacées « incrustées de petits dés translucides et versicolores » qui se liquéfient « sur le rebord bilobé du cornet » ; de ces « boucles noires et moirées » qui, s’échappant de la coiffure d’une jeune personne, semblent « comme s’ensauvager à la faveur de cette fugue » ; de ces « glyphes curvilignes et rosâtres » laissés sur la peau de la même par les armatures du soutien-gorge et l’élastique de la culotte.

     

    C’est l’anti-Clèves. J’ai dit ici tout le bien que je pensais de ce dernier roman. Sur le même sujet, mais au féminin, Marie Darrieussecq avec sa brutalité apparemment toute tournée vers l’extérieur fait naître un texte. Au bout de ses méandres chargés d’affèteries Éric Laurrent produit une pièce montée. Et pas digeste.

     

    P. A.

     

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  • oeilC’est assez curieux le plaisir qu’on prend à lire Le Ravissement de Britney Spears, de Jean Rolin. Comment peut-on prendre plaisir à écouter narrer les faits et gestes de Britney Spears, Lindsay Lohan, Rihanna ou Lady Gaga tels que rapportés par la presse spécialisée de Los Angeles. Pour ma part j’ignorais même totalement qui étaient ces personnes avant de lire le roman de J. Rolin. Ça ne m’intéresse toujours pas de le savoir, d’ailleurs.

     

    Et cependant on est ravi par le roman de Jean Rolin. Au sens strict : captif comme d’un charme. Le plaisir qu’on éprouve à le lire est de l’ordre de la fascination. Au sens étymologique, pardon de jouer les pédants : comme victime du mauvais œil. Le roman de Rolin est un livre sur le regard. Il y a vers le début du livre un épisode qui pourrait tenir lieu de mode d’emploi : un paparazzi y est la proie d’ « un ravissement que rien [ne pourrait] altérer, pas même l’annonce du décès soudain de sa mère », car il a pu faire de Britney S. descendant de voiture une photo prouvant que « ce jour-là, comme beaucoup d’autres, Britney, par distraction, par vice… [est] sortie de chez elle sans culotte ». Les passants sont priés de se pencher sur le cliché pour distinguer la preuve, « manifeste — et cependant quasi subliminale ».

     

    Nous sommes tous ce paparazzi ou ces passants, bien sûr. Nous sommes tous des agents secrets, comme le héros du roman de Rolin, sommés de fixer, depuis la pénombre de l’anonymat, des images, et d’y chercher la faille qui, en semblant les rapprocher de nous, accroîtrait encore notre dépendance vis-à-vis d’elles. Images de gens, de lieux. Britney et ses consœurs ne sont bien sûr que le plus parfait exemple en la matière, quasiment innocent dans sa frivolité radicale. En faisant alterner Beverly Hills et le Tadjikistan, les starlettes et les terroristes, Rolin démontre que l’objet de notre voyeurisme importe peu.

     

    Ce voyeurisme socialement programmé, il l’expose et le dénonce dans le même geste. C’est qu’ici il s’agit d’un voyeurisme de mots. De noms propres, essentiellement. Château Marmont Sunset Mulholland Santa Monica, chaque page du roman déroule son chapelet au fil des déambulations d’un héros qui, dans la ville de la voiture, ne se déplace qu’à pied ou en autobus. La lenteur inévitable de ces errances, le caractère obsessionnel de ces noms ressassés (Britney, Lindsay, Wendy…) installent le lecteur dans une espèce de sidération ironique, le retour incessant des mots rendant évidente la vacuité des choses. Je crois avoir lu quelque part que ce roman avançait « à cent à l’heure », je trouve ça fort d’arriver à écrire des choses pareilles à propos d’un livre d’une immobilité aussi durassienne. La syntaxe impeccable de Rolin, son usage rigoureux de la virgule, contribuent à cette impression de sur-place.

     

    Et en plus, c’est drôle. S’agissant d’un livre d’une certaine manière aussi abstrait ce dernier point mérite qu’on le souligne. Que l’abstraction du dispositif suscite une telle jubilation à la lecture est pour beaucoup dans le curieux plaisir qu’on prend à lire le roman de Jean Rolin. 

     

    P. A.

     

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  • x6n7jm7cDouglas Coupland est « l’auteur d’un roman culte », dit le quatrième de couverture. L’usage même d’une telle formule a de quoi rendre un peu méfiant.

     

    Pourtant on ne peut pas dire que le roman de Douglas Coupland, Joueur_1, soit franchement mauvais. Le même quatrième de couv. parle aussi de « l’humour habituel » à l’auteur, et c’est vrai qu’on sourit souvent en le lisant. Quand un personnage compare par exemple « la personnalité » à « une salade de pommes de terre », c’est drôle. Le problème commence quand on en vient à se demander si la comparaison ne s’applique pas également au livre lui-même.

     

    Car Coupland, nous dit-on encore, « s’interroge sur l’espèce humaine, la société et l’au-delà ». Aïe.

     

    Un groupe de personnages se trouve coincé dans un bar d’aéroport par une catastrophe économico-écologique. Il y a là un pasteur dévoyé, une mère divorcée en quête d’aventures, une jeune fille qui élève des souris blanches et souffre d’une malformation du cerveau l’empêchant d’éprouver des émotions… Bref, l’échantillonnage classique correspondant à ce qu’un auteur nord-américain considère comme un bon mélange de réalisme social, de poésie déglinguée et d’allégorie. Que font ces pauvres gens coupés du monde par l’apocalyspse en cours ? Ils bavardent. Le roman de Coupland est très bavard. Un habile dispositif nous fait passer au fil des chapitres du point de vue de l’un à celui de l’autre, du coup quand ils ne bavardent pas entre eux ils bavardent avec eux-mêmes : « En refermant son sac Ziploc rempli de produits de toilette (…) Karen s’est demandé si elle était au-delà de l’amour ». C’est là qu’est le problème avec le roman de Coupland : les personnages choisis, pour se bricoler une pensée à la hauteur des circonstances, puisent dans leur environnement culturel, séries télévisées, sites Internet, magazines, sermons des prédicateurs et des gourous. Une telle salade de pommes de terre même dégustée au second degré donne vite des aigreurs d’estomac. La psycho-métaphysique de Prisunic c’est amusant pendant vingt pages, mais deux cent quatre-vingts pages c’est un peu long.

     

    On se demande pourquoi la traductrice a ajouté au titre anglais, « Player one », cet underscore qui le rend imprononçable. Il fallait sans doute annoncer la modernité du roman. C’est probablement aussi par fidélité à l’esprit du texte qu’elle rend les pensées des personnages dans une langue conforme à leurs origines socio-culturelles. Ou alors croirait-elle vraiment qu’on dit « observer le compteur tourner » et « possiblement » ? Non, là encore il faut la féliciter, d’avoir su transposer sur le plan linguistique l’incertitude sur laquelle tout le livre se fonde : on doit sans doute considérer les clichés millénaristes que l’auteur y déverse à pleines pages comme marqués au coin de l’ironie ; mais ça n’est pas sûr.

     

    P. A.

     

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  • FH000016Aussi étonnant que ça puisse paraître, le dernier roman de Marie Darrieussecq est un roman. Pas la biographie d’une vedette de cinéma, d’un commandant de camp d’extermination ou, plus probable étant donné le titre, de madame de La Fayette. Ce simple détail suffirait à le recommander à la lecture en cette rentrée.

     

    Un roman, et qui pourrait même paraître assez classique : les jeunes filles, l’adolescence, la province, il y a des arbres, des rivières, un petit côté Grand Meaulnes et des clins d’œil à Proust. Mais si un personnage défunt ressurgit « avec toute sa chambre et ses blouses en nylon », c’est d’une bouteille d’eau de cologne Bien-être. Une grande part de la force et de l’humour du livre de Marie D. vient de ce décalage entre le caractère traditionnellement romanesque des thèmes et la modernité du traitement.

     

    Car il ne s’agit pas seulement du cadre (les années quatre-vingt, la petite bourgeoisie, lotissement, base nautique, surpattes). Clèves (c’est le nom du village) « fait penser à lèvres et commence comme clitoris ». Voilà le troisième mérite du livre de Marie D. : en matière de sexualité elle n’y va pas avec le dos de la cuillère. Solange, la mal (ou bien) nommée, rêve du grand amour mais aussi du point G, quelquefois elle confond les deux et beaucoup de ses soucis viennent de cette hésitation : « mon premier baiser, mon premier baiser. “Rêvant à lui, un trouble délicieux l’envahit.“ Est-ce que c’était ça ? “Elle mouillait comme une chienne“, une autre phrase… » L’intérêt de cette thématique sexuelle omniprésente, de sa mise en œuvre radicale, ce n’est pas seulement le refus qu’elle oppose à tout ce qui pourrait être mièvrerie psychologique ou complaisance sentimentale. C’est qu’elle réussit bien plus sûrement à nous rendre proches et sympathiques Solange, l’adolescence de Solange, sa solitude, la tristesse et la violence de son âge, le malheur d’être une fille et d’avoir quatorze ou seize ans.

     

    Ce qui n’aurait pas lieu sans le dispositif choisi : courts paragraphes, proches du monologue intérieur, mais d’un monologue auquel souvent manqueraient les mots, et qui renvoient au désordre des émotions et à la discontinuité énigmatique du monde vu depuis le carrefour entre l’enfance et l’âge adulte. On est un peu perdus nous aussi dans les premières pages, mais rapidement on sent que les choses s’organisent, tournent autour de quelques images et de certains mots qui reviennent comme des obsessions. « La bite du père » par exemple, aperçue ou hallucinée un soir de kermesse : « Le monde tourne autour de cette bite, microsillon par microsillon… Il n’y aurait plus que l’exil ou la disparition, loin de ce village absurde posé absurdement à cet endroit de la croûte terrestre et qui tourne, en ce moment même. Loin de ce corps absurde dont personne ne voudrait même si elle le mettait en vente, même si elle le troquait contre un corps de chien personne n’en voudrait même pour lancer la balle. » On l’entend bien, Marie Darrieussecq a aussi l’essentiel : le rythme.

     

                                                                                                             

    P. A.

     

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