• trustmyscience.comLes Argonautes, jeune maison dynamique, publient des traductions de « romans européens inédits », avec l’ambition de faire entendre et découvrir de « nouvelles voix ». J’ai dit ici le bien que j’avais pensé de Bolla, du Kosovar Pajtim Statovci, comme de Ceux qui ne meurent jamais, de la Roumaine Dana Grigorcea. Car l’Europe des Argonautes est surtout, et tant mieux, centrale.

     

    Retour en ex-Yougoslavie avec Terre, mère noire, qui valut à l’universitaire Kristian Novak un grand succès en Croatie et, consécration suprême, une traduction anglaise. Il y a un récit-cadre, indispensable, comme tous les récits-cadres, même si on aimerait autant pouvoir ici s’en passer. Matija, qui est romancier et vit à Zagreb, va mal. Ses deux premiers livres ont bien marché mais il n’arrive pas à écrire le troisième. En plus, Dina l’a quitté, après avoir découvert qu’il mentait à tour de bras pour cacher son total oubli de son enfance (« Chaque jour ça me vient différemment alors je le présente différemment »). C’est un peu poussif et tombe, lorsqu’il s’agit de décrire les relations amoureuses, dans une forme curieuse mais fréquente de mièvrerie contemporaine.

     

    Mort du père

     

    Heureusement, ça ne dure pas. Matija retrouve vite, et soudain, la mémoire. Il écrit, pour Dina, l’histoire de ses tendres années, laquelle constituera probablement le troisième livre jusqu’alors impossible. Et alors, là, plus de mièvrerie : la première vertu du texte est dans le caractère résolument horrifique des événements racontés, auquel le héros devenu narrateur et, derrière lui, l’auteur lui-même, paraissent prendre un malin plaisir.

     

    Cela se passe dans un petit village du Medjimurje (nord de la Croatie, près de la frontière slovène), autour du grand tournant de 1991. Tout commence par la mort du père, travailleur exilé en Allemagne. « Peut-être avais-je souhaité un instant qu’il n’existe pas », pense le petit Matija. « Et peut-être quelqu’un avait-il entendu et exaucé mon vœu ». En proie à une culpabilité écrasante, le voilà qui cherche partout le père perdu, jusque dans la rivière, au fond de laquelle il tente d’envoyer son ami Dejan en échange du défunt. À partir de là, forcément, il a mauvaise réputation dans le village.

     

    Horreur au village

     

    Matija se croit investi d’un « immense pouvoir » (« Il me suffisait de souhaiter que quelqu’un meure »). Il reçoit la visite de deux esprits, Bolat et Épièt, qui ont l’air de sortir d’un film de Lynch. Il réfléchit en les faisant parler, et formuler des tentatives d’explications rationnelles – dont la plus vraisemblable est à chercher dans l’usage local d’un engrais minéral ayant « des propriétés psychotropes » et susceptible de « causer des dépressions ». Car les suicides se succèdent au village, et la tension monte avec la peur, tandis qu’en parallèle les événements historiques se précipitent.

     

    Le parti indépendantiste gagne les élections de 1990, les Croates se veulent « un peuple différent et beaucoup plus civilisé (…) que les Bosniaques et les Serbes mal élevés, mal rasés et crasseux » … qui ne l’entendent pas de cette oreille. Cependant leurs chars ne feront que passer, en route pour la Slovénie. Seules « des nouvelles épisodiques sur des fusillades ou des barricades » parviennent dans la « petite enclave d’horreur » qu’est devenu le village. Et un des points forts du roman est ce maintien à distance d’une guerre dont il offre sinon l’allégorie, au moins un saisissant tableau des causes profondes. La mentalité des villageois est un navrant mélange de méchanceté, d’égoïsme, de détestation réciproque, de machisme brutal sur fond d’alcool et de foot. La violence est toujours prête à éclater, et la collectivité a vite fait de voir dans Matija ou dans un autre le bouc émissaire idéal.

     

    Comédie, signifiants et contes

     

    Pourtant, c’est aussi le récit d’une enfance, et le portrait d’un enfant, « bizarre », c’est-à-dire imaginatif. Vu sans cesse à travers ses yeux, le monde ressemble à la fois à une comédie noire mais paysanne, avec ses figures pittoresques, et à un conte de fées, plus noir encore. Il y a un autre monde sous l’eau, où les « fèyes » retiennent les trépassés. Et un autre aussi dans la forêt, où clignotent les lumières des « follets ». « À ton avis, il est comment, le monde, de l’autre côté (…) du miroir de la rivière ? » demande à Matija son nouvel ami, Franc… On aura décrypté sans peine ces métaphores, auxquelles s’ajoute celle, insistante, du titre (« Chaque fois que tombait la nuit, d’épaisses ténèbres entraient dans la terre »). La seconde originalité du livre de Novak est d’ancrer la fiction dans l’inconscient, collectif, avec ses archétypes et ses mythes, mais également individuel. Car, au fond, tout cela n’est peut-être que l’effet de la psychose dont souffre Matija. Il a tué le père, la terre est « une mère noire », il va rôder la nuit dans la forêt, où « une partie de [lui] est restée pour toujours ». Des signifiants issus de ces profondeurs reviendront plus tard flotter à la surface de sa mémoire, « un peu de terre noire sur sa basket », « des yeux de mouche », « un vieux jouet en bois ». Et c’est un signifiant, entendu par hasard, qui sera pour lui la clé du passé refoulé.

     

    De l’autre côté de ce miroir-là, il trouvera « ce qui se rapproche sans doute le plus de la vérité »… Autrement dit, une construction en bonne partie imaginaire. Matija, on nous le répète depuis le début, est, comme Kristian Novak, un inventeur d’histoires. Si elles ne sont pas gaies, c’est la faute de l’Histoire majuscule. Reste cependant le plaisir, même un brin pervers, de les raconter – et de les entendre.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.parismatch.comVoici un monstre. D’abord par ses dimensions : 1 355 pages imprimées serré, sans compter la postface de l’éditeur et la notice biographique (indispensables), ni les (inévitables) remerciements. Jadis, on aurait imprimé plusieurs tomes.

     

    Ce colosse est hors norme aussi par sa conception et son histoire. Né, en 1919, dans un village de pêcheurs, sur la rive sicilienne du détroit de Messine, Stefano D’Arrigo, après des études de lettres, s’installe à Rome, pratique la critique d’art et publie des poèmes. Dans les années 1950-1960, il fait paraître, en revue, des extraits de ce qui deviendra l’œuvre de sa vie. Trois éditeurs se disputent aussitôt les droits de l’ensemble. Mondadori l’emporte. D’Arrigo demande quinze jours pour relire le texte, lesquels deviendront quinze ans, et aboutiront à ce que Pasolini, un des admirateurs du livre avec Primo Levi, désignera comme « 1 257 pages de poésie pure ». Paru en 1975, l’ouvrage sera plusieurs fois réédité. Le voilà pour la première fois en français, grâce à deux traducteurs qui méritent tous les hommages, tant pour la beauté de leur texte que pour l’ampleur de leur travail.

     

    Le retour de ‘Ndrja

     

    « En plus de dictionnaires de sicilien (mais aussi de calabrais, de crespinais, la langue de Pise, et d’acquarais), plusieurs dictionnaires régionalistes », disent-ils, « notamment bourguignon et provençal, des essais et des recueils sur la pêche, l’océanographie, la volcanologie, nous ont été indispensables ». La langue elle-même tire en effet du côté de l’inouï, que ce soit au niveau de la phrase, dans sa longueur et sa musicalité, ou du vocabulaire, semé d’emprunts linguistiques divers mais aussi de mots déformés ou de mots-valises. On pense d’abord à Gadda. Puis à Joyce. Car nous sommes face à rien de moins qu’une Odyssée moderne.

     

    L’énormeroman raconte quelques jours en 1943. Le sud de l’Italie et la Sicile sont déjà libérés, les Anglais et les Américains sont à Messine. Les jeunes gens mobilisés dans la défunte armée italienne ont été faits prisonniers, ont été rendus à la vie civile ou ont déserté. Parmi eux, ‘Ndrja Cambria, qui rentre chez lui, sur la rive sicilienne du détroit, jamais nommé autrement que « Charybde et Scylla » (« Une épouvante de mer, il est bon de le dire, et même de double mer, un méli-mélo de rèmes par-dessous et de rèmes par-desus, de bastardelles traîtreuses aux fils compliqués »). Ce retour sera narré en trois parties. 1) ‘Ndrja longe, à pied, la côte calabraise, « pays des Femmes », ou plus précisément des « féminautes », « grandes, charnues et attirantes, avec le brun cuit de leur peau de magiciennes », qui, en l’absence des hommes, se livrent vaillamment à la contrebande du sel. 2) L’une d’elles, Ciccina Circé, accepte de le passer en Sicile, en échange de certaines faveurs (« Chevauchez-la sans ménagement, votre monture, éperonnez-la, cavalier »). Au village, le héros retrouve son vieux père. 3) L’Orque du titre arrive dans le détroit, « énormanimal spectaculaire », « colosse noir, rocheux », « qui donne la mort » et « passe pour immort[el] ». Sous les yeux de ‘Ndrja et des autres pêcheurs (les « pellisquales »), il est pourtant mis à mort par les « fères », version sournoise, cruelle et rusée du pacifique dauphin. Suit un finale magnifique, qui étire sur plusieurs centaines de pages, entre comédie napolitaine, psychologie façon Nathalie Sarraute et mythologie, la négociation au terme de laquelle les marins anglais accepteront d’échouer le cadavre de l’Orque devant le village, apportant subsistance et profit aux pêcheurs ruinés et affamés par la guerre. Un rapide (tout est relatif) dénouement clôt le tout.

     

    Entre deux temps

     

    Non seulement dans ce passage, mais tout au long du volume, le temps est prodigieusement dilaté. Par les retours en arrière, les récits annexes, les dialogues infinis coupés de réflexions longuement triturées et ressassées. Mais aussi du fait que, par-delà l’histoire et l’Histoire (la guerre, rarement montrée, est sans cesse présente par ses effets), le récit se meut en permanence dans le temps du mythe.

     

    Le monstre n’est pas seulement un phénomène que l’on montre. À en croire Heidegger (1), il est aussi « le Montrant ». Le texte de l’écrivain sicilien fait signe vers des mythes et des œuvres multiples, qui ne cessent de se croiser et de se mêler. On repère au passage, outre Joyce, la Bible, Melville, le Hugo des Travailleurs de la mer. Homère, évidemment. « Oh, les sirènes », s’écrient de jeunes pêcheurs apercevant « une poignée de féminautes », « flottant, toutes nues et trempées », « entre les rochers déserts ». Quelquefois, cependant, « les sirènes redevien[nent] poiscaille, redevien[nent] ce qu’elles étaient à l’origine : des fères, est-il besoin de le dire ? » La fiancée de ‘Ndrja, en attendant son retour, brode des napperons dont elle défait régulièrement « le fil point par point » (« Et comme ça je recommençais toujours au commencement »). Ciccina Circé se passe de commentaires. Au cours de la traversée qu’il a accomplie dans sa barque, le héros a eu plusieurs fois « l’impression d’être mort et de vivre comme un mort son passage vers il ne savait où ».

     

    Entre deux mondes

     

    Car la mort, et le thème du voyage de la vie vers la mort, ou inversement, sont omniprésents. Si l’Orque personnifie la guerre et la mort, sa mort signifie le retour de la vie. Et le livre peut aussi se lire comme une vaste allégorie figurant le passage d’un monde ancien, aux valeurs et aux habitudes traditionnelles, à un monde nouveau annoncé par l’arrivée de la technologie et du mercantilisme anglo-saxons : du cadavre gigantesque de l’Orque, surgie des légendes, les « pellisquales » espèrent tirer bien plus de profit que de leur pêche ancestrale.

     

    Tout cela, dont on ne peut épuiser la richesse en une seule lecture ni en une simple note de lecture, est porté par une écriture somptueuse, qui entrelace le merveilleux et le réalisme, le comique et la tragédie, le lyrisme et le populaire, selon les flux et reflux de phrases musicales et ondoyantes, à l’image du grand et ultime personnage du livre : la mer.

     

    « Le jour montait à vue d’œil, et la lumière réverbérée par le soleil encore lointain et invisible paraissait s’attiser dans les airs, dans le poudroiement d’écume qui s’élevait (…) comme de nuageux éplumages de myriades et myriades d’oiseaux canaris blancs jaunes et dorés reposant encore dans leur sommeil »…

     

    P. A.

     

    (1) Commentant, dans Qu’appelle-ton penser ? (PUF, 1959), Hölderlin, auquel D’Arrigo a justement consacré une thèse

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.institut-lumiere.orgOn sait l’usage qu’a fait Freud de l’expression roman familial, et le succès qu’elle a connu grâce à lui. Mais il n’aura échappé à personne que ladite expression pourrait à bon droit prendre aujourd’hui un autre sens, pour désigner un sous-genre spécialement en vogue du roman biographique. Pères, mères, aïeux, ancêtres, on nous abreuve de ces récits dont les héros semblent devoir être considérés comme dignes d’intérêt du simple fait d’avoir un lien de parenté avec l’auteur. Et à cela s’ajoute et se combine le lourd héritage que nous a laissé dans ce domaine Pierre Michon : que les vies racontées soient minuscules leur confère en effet selon toute apparence une manière de supplément d’âme. Alors que le roman biographique proprement dit agite comme un étendard le nom d’un grand personnage, le simple laboureur et l’ouvrier d’usine sont ici particulièrement appréciés.

     

    Flux

     

    Sophie G. Lucas, dont on nous dit qu’elle est plutôt poétesse, et que c’est là son « premier roman », sait tout cela. Même si elle a, de son propre aveu, « pris comme fil rouge [sa] propre généalogie », et que son livre est sous-titré La Geste des ordinaires, elle sait que rien en littérature n’a d’intérêt que par l’écriture. Et elle en a une, programmée et mise en abyme dès le titre lui-même : Mississippi. Dans la première moitié du XIXe siècle, son premier héros, surnommé Impatient, s’est aventuré jusqu’au-delà de l’Océan, où il a pu contempler le grand fleuve. « Animal se sent Impatient. La connaissance par son corps, même s’il ne se le disait pas, il agissait, corps et âme, il ne se séparait pas en nommant (car cela aurait été se séparer des forêts et des fleuves et des animaux, tout, s’il avait fallu se saisir du langage, se bâtir autre quand il était un avec les éléments) ». Mettre des mots sans « se séparer », tel était sans doute le projet de notre auteure. Et elle travaille à le réaliser, ce projet impossible, par un usage singulier de la phrase longue, de la répétition, du rythme, par le recours aux parenthèses accumulées, comme autant de débris de phrases entraînés par l’urgence d’un flux – « (emporté par la peur de perdre raison) (il avait pourtant fallu perdre un peu de son humanité pour survivre jusque-là) (c’est quoi un homme) (animal) (ne vaut-il pas mieux) ».

     

    Le flux de la vie. « Je saurais pas dire où tout ça a commencé », déclare, par-delà la mort, en 1896, la femme d’Impatient, « la vie a continué de débouler comme un fleuve de quand je suis née à ma mort, des fois je me suis noyée là-dedans… » Le premier et peut-être le meilleur chapitre fait, là aussi, figure de programme. Rentré de ses voyages, Impatient découvre que son nom n’apparaît pas sur le registre de sa commune de naissance. On a oublié de le déclarer. Il retrouvera, non sans mal, un nom, une existence légale, il pourra épouser Françoise Lumière. Cependant ses beaux-parents auront un fils sur le tard, Claude, auquel ils consacreront leurs efforts, leur fortune, et qu’ils emmèneront loin d’Ormoy pour lui offrir un avenir en rapport avec ses possibilités pressenties. De fait, ce Claude Lumière aura deux fils, Auguste et Louis. On connaît la suite.

     

    Ceux d’en bas

     

    Il y a donc les Lumière, et ceux qui, « nés sur la branche pourrie », resteront dans l’ombre. Les chapitres suivants seront consacrés chacun à l’un d’eux, tantôt à la première, tantôt à la troisième personne. On a un peu de mal à comprendre les liens qui les unissent, et ce n’est pas le curieux arbre généalogique figurant en tête de volume qui nous aidera. Mais, quoi qu’il en soit, 1868, 1871, 1914…, les générations se chevauchent, se suivent, l’Histoire déroule son cours à l’arrière-plan : la Commune, la guerre de 1914-1918, le temps des colonies et des guerres post-coloniales, l’ouragan Katrina, on ne sait pas trop pourquoi, si ce n’est que la dernière femme de la famille, photographe voulant « témoigner » de la catastrophe advenue sur les bords du Mississippi, ferme la boucle.

     

    Le thème constant ou, si vous préférez, la basse continue, c’est la misère et la colère de ceux d’en bas – paysans, ouvriers, filles-mères… Misère très réelle et colère justifiée, pourtant, je l’ai déjà fait remarquer ailleurs, une telle systématicité, une pareille absence de toute autre tonalité voire de toute autre préoccupation finissent par lasser même les cœurs les plus empathiques. Surtout que pour ses ambitions, le livre, une fois n’est pas coutume, est un peu court : mis à part, peut-être, les premiers, on n’a pas le temps de s’attacher à ces personnages, qu’on peine le plus souvent à situer clairement. Et puis l’auteure ne résiste pas toujours à l’attrait du roman biographique traditionnel… Quand elle évoque Claude Lumière, l’intérêt fléchit en même temps que la cohérence, les fautes de langue sautent aux yeux, les commentaires lourdement discursifs aussi (« Cette photographie incarne le tournant du destin familial et d’une époque. D’un siècle même »).

     

    Tout cela est dommage. Sophie G. Lucas a l’essentiel : la capacité à faire entendre, recréées avec leur musique sans souci de réalisme artificiel, des voix. Hélas, au lieu de les écouter, elle a voulu à tout prix leur faire dire quelque chose…

     

    P. A.

     

    Illustration : A. et L. Lumière, La Sortie de l'usine lumière à Lyon (1895)

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.lavie.frElle a pris le goût de la Renaissance. Et, peut-être, des figures féminines laissées par l’Histoire et la tradition au second plan. Deux ans après l’admirable Hamnet, où elle prenait pour héroïne la femme de Shakespeare, Maggie O'Farrell passe de l’Angleterre à l’Italie du XVIe siècle, et du monde rural à l’univers des princes.

     

    De Lucrèce de Médicis (1545-1561), on ne sait, somme toute, pas grand-chose. Cette fille de Cosme, duc de Florence, mariée à quinze ans à Alfonso II, duc de Ferrare, avec une dot extravagante, mourut un an plus tard, sans doute de la tuberculose. Mais les bruits qui coururent, après son décès, d’un possible empoisonnement perpétré par son époux inspirèrent en 1842 à Robert Browning un poème célèbre dans la littérature britannique, My Last Duchess. Il est cité en exergue, en même temps que Le Décaméron.

     

    Les couleurs de l’Histoire

     

    Les deux seules représentations de la jeune femme tôt disparue sont dues l’une à Bronzino et l’autre à Alessandro Allori. Le portrait du titre, censément réalisé par Bastianino, a été inventé par Maggie O’Farrell. Comme presque tout le reste. De cette mince et triste histoire, elle fait d’abord un somptueux roman historique. (Parler de roman biographique serait en effet absurde, vu le peu de matériau existant et la part d’imaginaire requise pour en tirer plus de quatre cents pages.) Tout y est : figures réelles, mais aussi objets et gestes du quotidien, palais, fêtes, musique, raffinements…, les fastes de l’époque.

     

    Et le romanesque. Dès la première page, Lucrèce, arrivée avec Alfonso dans une résidence solitaire ressemblant plus à une forteresse qu’à un pavillon de chasse, est envahie par « la certitude que son époux projette de la tuer ». Annonce, dont on ne dira pas si elle est vraie ou fausse, sur laquelle se fonde une construction, au fond, classique, mais d’une indéniable efficacité : le récit des dernières vingt-quatre heures de l’héroïne alterne avec un jeu de retours en arrière, vers son enfance, son mariage, sa brève existence à la cour de Ferrare. À mesure que les deux pistes convergent et qu’on se rapproche d’un dénouement supposé inéluctable la tension monte, jusqu’à un final palpitant et digne d’Alexandre Dumas.

     

    Mystères et dédales

     

    Mais la grande force du texte est de transformer subrepticement ce roman historique en un conte de fées à la fois horrifique et merveilleux. Nous ne quittons jamais le point de vue de Lucrèce, et vivons avec elle quelque chose qui tient d’Alice au pays des merveilles et de La Belle et la Bête. Sauf qu’ici la Bête n’est pas bonne. Alfonso, le second grand personnage, très réussi, du roman, « est comme Janus, à deux visages », tantôt mari apparemment aimant, tantôt tyran. Et celle qui n’est qu’une adolescente, élevée hors du monde et à qui on n’a rien appris, se retrouve confrontée à un univers splendide, violent, incompréhensible.

     

    Tout y est à double fond. Pressentant sous les apparences une réalité qu’on lui cache, la jeune héroïne est partagée entre l’envie de savoir, la crainte d’être elle-même percée à jour (« Tous ces gens, lui semble-t-il, désirent voir à travers elle »), et la volonté acharnée de préserver sa propre identité secrète. Car, comme le déplore son mari, « il y a quelque chose en elle, au fond d’elle, une sorte d’insolence (…). Comme si un animal vivait derrière ses yeux ».

     

    Lucrèce a donc des atouts pour se défendre et s’orienter dans cet environnement hostile. Sa curiosité même, d’abord, qui la pousse à emprunter les passages secrets, à écouter aux portes, à se déguiser en servante pour parcourir incognito les détours d’inquiétants châteaux. Elle aime à retourner son tambour de broderie pour en examiner l’envers, « la "mauvaise" face », et cette jolie image-programme en dit long sur elle.

     

    L’œil du peintre

     

    Surtout, elle est douée d’un regard particulièrement acéré. Et on en vient là à la grande idée de l’écrivaine irlandaise : elle a fait de celle dont on brosse ici, littérairement et picturalement, le portrait, une artiste, qui peint, souvent en secret, sur de petits supports de bois, scènes étranges, fruits et, naturellement (voir plus haut), animaux sauvages. Ce retournement du regard contribue bien sûr à transformer l’histoire imaginaire de la petite princesse méconnue en revanche des femmes. Servantes, nourrices, dames d’honneur, sans parler de Lucrèce elle-même, elles tiennent les premiers rôles, dans une volonté évidente de révéler un autre côté de l’Histoire. Cependant, comme elle le faisait déjà dans Hamnet, Maggie O’Farrell évite tranquillement tout ce qui pourrait être discours ou commentaire au parfum d’idéologie. Elle laisse parler les sens.

     

    Tout est dit par la simple confrontation des personnages aux objets et aux lieux. Paysages, architectures, étoffes (« La soie porte en elle une myriade de bleus, du céruléen d’un ciel clair jusqu’à un bleu d’encre profonde »), éclairages (« Lucrèce se réveille au milieu d’une chambre baignée d’une lumière aux reflets de miel »), bijoux (« La couleur de la plus grosse pierre était aussi pure et intense qu’une goutte de vin gelée »)…, on retrouve la passion du roman  d’outre-Manche pour  les perceptions sensorielles. Mais si Maggie O’Farrell donne à sa jeune duchesse l’œil d’un peintre, c’est que, comme l’écrivaine elle-même, elle sait observer les surfaces – et révéler leur profondeur.

     

    P. A.

     

    Illustration : Lucrèce de Médicis par Bronzino (non daté), détail

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • mywowo.netC’est un roman d’époque. Aurore, mère esseulée d’un petit Cosma qui fait un excellent personnage secondaire, est une femme en crise. Elle ne supporte plus son travail, ni ses rapports avec les hommes (« Pourquoi tout ce tralala, le parfum, le cœur en avance sur son temps, la répétition, les mots, les baisers dans le cou, pour un geste gynécologique avec un collaborateur ? »). En plus, Cosma, à l’école, « a embrassé Marguerite sans lui demander » (heureusement, celle-ci « n’a pas de traumatisme apparent »). Pour couronner le tout, la mère d’Aurore meurt. C’en est trop, la voilà loin de Paris, en télétravail dans la maison, sur le causse de Cajarc, que lui a laissée (croit-elle) ladite mère.

     

    Alexis, acteur très connu, est en crise aussi. La preuve : il disparaît, abandonnant le rôle de Dom Juan, qu’il répétait, à la comédienne choisie pour jouer Elvire. Alexis n’a pas agi par vertu. Depuis un certain temps déjà « il relevait des signes toujours plus nombreux », des « sous-entendus », des « regards »… Pourtant, juré au concours d’entrée au Conservatoire, il s’est laissé éblouir par la jeune Chloé. Séduction, liaison dissymétrique, abandon, elle se suicide. Devançant le déchaînement médiatique et judiciaire (lequel tournera court) le piteux Dom Juan s’enfuit dans une maison du Lot qu’il avait discrètement achetée en viager à une vieille dame : la mère d’Aurore… Maria Pourchet raconte leur rencontre, et ce qui sortira de cette situation de comédie noire et rose.

     

    Histoire d’histoires

     

    C’est un roman d’époque mais c’est un roman intelligent. D’abord il n’est ni émotionnel, ni sentimental, ni pressé d’entonner les refrains et d’adopter les indignations obligatoires. Rien ne sera atténué de la vilenie d’Alexis, mais rien non plus de la complaisance des médias, représentés par un « émotif journaliste voué à la défaite du patriarcat dans une publication vouée au sauvetage de la démocratie ». « Le problème avec l’emprise c’est son synonyme, l’amour », note celle qui nous parle. Et une des questions centrales ici est celle de savoir s’il y a des amours innocents.

     

    L’usage constant du point de vue omniscient permet une réflexion surplombante ne portant pas tant sur les faits que sur les manières de les dire. La référence au western, affichée comme la grande idée du livre et sans cesse rappelée, n’est pas ce qu’il y a de plus convaincant, cependant elle pointe ce qui constitue peut-être le vrai thème : « à l’Ouest on vit d’air et de légendes », et cette histoire d’amour est pleine d’histoires. Celle que racontent la rumeur publique et la presse, avant le scandale (« L’histoire de l’homme blanc qui, atteignant en même temps que le sommet de sa carrière un impressionnant plan de conscience, se dépossède de sa gloire au profit des femmes du même âge ») et après (Alexis instaure une « guerre par le langage » qui « laissera Chloé sur le carreau »). Celles aussi que racontent les personnages. Aurore est « une romantique pathologique », « une qui ne voulait plus d’histoires, tu parles » : avant de devenir dans les dernières pages la narratrice qu’elle n’a sans doute jamais cessé d’être, elle se sera racontée elle-même et, surtout, aura exigé d’Alexis qu’il en fasse autant, dans une longue confession peut-être en partie fausse.

     

    Oui, ce livre est d’époque, d’une époque qui a la manie des récits. Et il aborde sans trembler le récit par excellence : celui dont l’amour est l’objet. La quatrième de couverture a raison de souligner qu’il interroge la place que notre temps « peut encore laisser au langage amoureux ». Au discours du faux amour, qui est stratégie (tel qu’analysé, l’auteure le signale en fin de volume, par Barthes), s’oppose un autre usage amoureux de la langue et, par-delà la morale, un autre amour possible. « À cet instant, elle, elle lui a dit la vérité. Pas ce qu’elle pense, ça elle n’en sait rien, mais (…) par exemple, j’ai envie de pleurer tant vous me plaisez. Je voudrais m’approcher et je suis tout près »…

     

    Affaire de style

     

    « À cet instant », on sort de l’ironie qui prévalait dans la majeure partie du livre. Un livre intelligent, mais peut-être un peu trop. Un peu trop de références, un peu trop de boucles et de virevoltes dans l’exposition virtuose, un peu trop de mise en abyme – « Aurore trouve que ça pue la figure de style (…). L’idée rend sûrement très bien en peinture ou au cinéma mais pour la vie ça sonne faux ».

     

    « Trop de figures de style », dit-elle... L’« écriture éblouissante » vantée aussi par la quatrième de couverture serait-elle trop éblouissante ? L’ironie permanente, à force d’éclat, fatigue un peu. Et le brio a vite fait de verser dans l’effet (« Elle doit sa nouvelle maison à la mort de sa mère et sa nouvelle fonction à la mort du travail »), voire dans la préciosité : « Devant ce défi d’intelligence et d’adaptation rampante, semblant soutenir le mur qu’en vérité ce lierre dévore sous prétexte d’ornement, elle voudrait qu’on lui apprenne que le premier homme ne descend pas de la dernière brute crétacée mais du végétal ».

     

    Faut-il vraiment faire les difficiles ? Une réflexion, pas de moralisme, une écriture, pas de fautes de français, de l’humour… Oui, mais l’intelligence et le talent exigent des lecteurs exigeants.

     

    P. A.

     

    Illustration : Francesco Hayez, Le Baiser, 1859, détail

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique