• https://fr.wikipedia.orgUn « roman plein d’humour et de devinettes », dit la quatrième de couverture à propos de ce livre qui semble bien ne pas être un roman du tout, et serait même plutôt le contraire… Il commence comme un de ces récits familiaux dont on est apparemment si friand aujourd’hui. La grand-mère maternelle de la locutrice, avec le compagnon qu’elle a épousé quand il est devenu évident que son premier mari, disparu pendant la Shoah, ne reviendrait jamais, est allée passer ses vieux jours dans un appartement situé rue du Château-des-Rentiers, dans le XIIIe arrondissement de Paris. Tous deux s’y sont tellement plu qu’ils ont convaincu leurs nombreux amis, comme eux juifs, anciens communistes, et issus de Bessarabie, de venir habiter le même immeuble. Celle qui parle ici, et ne se cache pas d’être Agnès Desarthe, rêve de reproduire, pour elle et son propre cercle amical, un tel « phalanstère » où passer le grand âge ensemble. Elle contacte même un architecte, lequel en esquisse les plans.

     

    « Désolé, vous êtes mort »

     

    Le livre qu’elle écrit pourrait, pense-t-on d’abord, narrer l’histoire de ce projet, de sa réalisation ou de son échec. Cependant la belle idée se révèle vite un fantasme, et le prétexte, plutôt, à une sorte d’essai sur la vieillesse, ce continent mystérieux où chacun sait devoir un jour aborder. Ce qui, l’allongement de la vie et les problèmes de dépendance aidant, explique que le thème, là aussi, soit de plus en plus porteur. Bien sûr, il s’agit, comme presque toujours, non tant de la vieillesse en tant que telle que du rapport qu’on entretient avec elle lorsqu’on commence à s’en approcher, voyant venir « la fin de la souplesse », « la laideur », le moment où, « après être devenu invisible (…), on devient intouchable », et « inconsolable (…) de ne sentir aucune peau contre la nôtre ».

     

    « On ne cesse de s’envoyer mentalement dans le futur et puis, un jour, on se met à craindre (…) de tomber sur la case "désolé, vous êtes mort" », dit notre auteure. Et d’ajouter : « J’explique tout cela à des gens qui n’ont pas envie de se voir confrontés (…) à une réalité qu’ils ont pris l’habitude d’écarter de la main (…). Alors, pour me rattraper (…), je parle de mes grands-parents ». Le vrai sujet, ce sera donc « tout cela ». Et le livre d’Agnès Desarthe prend des allures de méditation sur le temps, ou plutôt de jeu complexe sur et avec le temps, mené par une écrivaine qui avoue n’avoir « jamais eu une conscience claire de l’âge », se tromper sans cesse « sur l’âge des gens, et sur le [sien] pour commencer ».

     

    Fourier et Schrödinger

     

    Une telle position en retrait de l’écoulement temporel, serait-elle imaginaire, autorise un curieux va-et-vient entre passé et avenir. « Le passé est impénétrable pour moi », dit-elle. « L’avenir, je peux au moins l’inventer ». De fait, son livre est bien tourné tout entier vers le futur. Seulement, le futur, désormais, est à chercher dans le passé, la vieillesse et la disparition des aïeux ou des ascendants en dessinent l’image. Il est souvent trop tard pour poser des questions, et « tout imaginer » ne suffit plus à celle qui va « rôder aux alentours du néant », vers le « monde à la fois disparu et sans paroles » de sa famille maternelle. Restent heureusement quelques traces, comme l’entretien, filmé en 1996, au cours duquel la mère d’Agnès Desarthe évoquait son expérience d’enfant cachée. La belle séquence qui montre l’auteure devant le cadran de son ordinateur où se juxtaposent le visage de la morte qui parle et le document où la vivante prend des notes constitue le cœur et la mise en abyme de tout le livre.

     

    Celle qui écrit scrute le passé, à la recherche de coïncidences qui lui donneraient sens, comme l’enfance de la mère rue Charles-Fourier (l’inventeur du phalanstère) ou le temps où celle-ci est restée réfugiée dans la Sarthe… Elle songe au « statut indéterminé » de ceux dont on ne savait pas encore s’ils reviendraient ou non des camps, et à la fameuse expérience de Schrödinger, dans laquelle « les deux états – vivant et mort – se superpos[ent] ». Le tout avec une énergie dépourvue d’attendrissement, et une liberté assez remarquable dans l’usage des genres : il y a ici des anecdotes, de prétendues interviews, des dialogues avec une « Alterego », des souvenirs composant peu à peu une autobiographie fragmentaire.

     

    On enfonce bien de temps à autre quelques portes dès longtemps ouvertes, on souligne gravement quelques lapalissades. Mais c’est souvent pour les rajeunir en les inscrivant dans une expérience singulière, qui leur confère un regain de profondeur et de force émotive. Cette farcissure n’est, au fond, pas très loin (dans l’esprit) de celle de Montaigne. Pourtant, à la fin du volume, quelque chose aura été insensiblement dépassé, surmonté, et, même si cela reste légèrement mystérieux, c’est assez pour faire peut-être de ce livre difficilement classable un roman quand même, et par excellence : d’éducation. Mais éducation dispensée ici par soi à soi-même, dans la confrontation avec le trépas et les morts.

     

    P. A.

     

    Illustration : Georges de La Tour, La Madeleine aux deux flammes, vers 1640

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  • bodhi-bowl.comLa ville du titre (pourquoi anglais ?), est Yongjin, « une petite bourgade » rurale, dit le narrateur, située au centre de Taïwan. Plutôt qu’une ville fantôme, la ville, ici, des fantômes : « Les spectres malfaisants abondent dans ces campagnes, bien vivants dans les récits des habitants ». Le jour de leur « fête », la porte du « séjour des âmes » s’ouvre et, selon le rituel taoïste, il convient de se concilier ces revenants en leur dressant de petits autels où l’on fait brûler du papier-monnaie. Une telle journée constitue le cadre à l’intérieur duquel se déploieront les vastes circonvolutions d’une temporalité souple et élastique, à l’image du serpent souvent présent dans le récit. Car les fantômes ici n’appartiennent pas tous au domaine de la légende ou de la croyance. L’auteur lui-même nous le précise dans une postface : « Il y a des souvenirs, des blessures, que nous enfouissons, que nous dissimulons ; le passé est l’ombre portée des choses vécues, c’est dans ce passé qu’apparaissent les fantômes ».

     

    « Des histoires en quantité »

     

    L’histoire du lieu, depuis la fin de l’occupation japonaise jusqu’aux années 2010, sera donc portée par les spectres qui le hantent, véritables morts ou simples émanations du passé. Les premiers sont les seuls à s’exprimer à la première personne. Tous ressurgissent dans l’esprit des vivants dont nous partageons alternativement le point de vue, le temps de courts et nombreux chapitres. Ceux-ci composent minutieusement, pièce à pièce, un roman triple. D’abord, celui d’une famille. Les Chen : deux parents, cinq filles (numérotées, selon la tradition chinoise : Première, Deuxième, etc.), deux fils nés (enfin !) sur le tard, dont le héros. Banni en raison de son homosexualité, il se réfugiera à Taipei, où, comme l’auteur lui-même, né au Yongjin réel, il publiera plusieurs romans. Puis, en résidence à Berlin, où vit également aujourd’hui Kevin Chen, il nouera une relation sadomasochiste avec un inquiétant violoncelliste vêtu de noir, qu’il finira par tuer autant dire en situation de légitime défense. Après plusieurs années de prison, il revient dans son île natale, fantôme lui-même le jour de la fameuse « fête des Fantômes ». Il retrouve ses sœurs, et peut-être est-ce lui qui nous parle : « Un être plein de trous, c’est ce qu’il était », apprend-on en effet dans les premières pages. « Sa bouche se refusait à dire ces choses du passé couchées sans ordre dans ses carnets, il faisait mine de les avoir oubliées mais elles s’étaient logées dans tous ces trous qu’il portait en lui. Si une brèche venait à s’ouvrir, il s’en déverserait des histoires en quantité ».

     

    Violence et mémoire

     

    Quelles histoires ? Longtemps, on se dit que le destin de l’île et les convulsions politiques qu’elle a connues seront, étrangement, absents du récit. Ils surgiront, pourtant, avec d’autres secrets, lors de la fantastique cascade de surprises et de révélations qui donnera un finale haletant à ce roman majestueusement sinueux. Saga familiale, histoire d’une relation amoureuse et toxique, thriller socio-politique s’y entrecroisent sous le signe commun de la violence : les brus sont battues par leurs belles-mères, les enfants par leurs mères ou leurs enseignants, les femmes par leurs maris, les « pervers » et les opposants politiques (souvent confondus) par la police. « Aux cinq filles Chen, toutes des enfants non désirées, l’occasion pouvait-elle être donnée d’aller "bien" dans cette vie ? » La Première surprend son mari en train de se masturber devant ses orchidées, l’époux de la Deuxième en fait autant devant un film sans même remarquer que sa femme est dans la pièce, la Troisième est régulièrement rouée de coups par son mari présentateur de télévision, la Quatrième ne veut plus sortir de sa chambre, rongée par la culpabilité après avoir causé le suicide de la Cinquième.

     

    Toutes cinq, feu leur père, leur frère, quelques personnages « alliés, amis et voisins », vont et reviennent en une ronde dont la lenteur et le raffinement produisent un effet étonnamment hypnotique. Car chaque chapitre de ce récit pourtant si composé pourrait se lire presque comme une nouvelle – ou un poème. Des motifs obsédants réapparaissent, il y a un bois de bambous, un verger de caramboliers ; et le flux ininterrompu des sensations emporte tout : les sons (de la pluie sur les toits, du vent, des termites et de leur « minuscule scie ») ; surtout, les goûts et les odeurs. « C’était par l’odorat qu’il s’orientait, dans son pays natal », dit le narrateur à propos du personnage principal. Encens des temples, « lourd parfum du soja fermenté », « fumet d’huile de sésame », dans laquelle baignent des « pieds de porc luisants et bruns »… La cuisine et les saveurs sont en effet le principal moyen de communication entre les êtres, comme le véhicule le plus sûr entre le présent et le passé. On est dans le monde de la mémoire – celle des héros, peut-être celle de l’auteur, qui combine sans effort la mélancolie lyrique et les rebondissements du récit à énigmes. Par-delà les charmes de l’exotisme, tout un art. Un grand art.

     

    P. A.

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  • centraltransylvania.comLes Éditions du Canoë ne craignent pas le contraste ni le contre-courant. Après nous avoir fait découvrir les romans d’espionnage où Julian Semenov livrait une vision soviétique et néanmoins subtile du monde (voir ici), la maison publie cette année l’ultime roman, écrit en français et inédit jusqu’ici, de Virgil Gheorghiu.

     

    Virgil Gheorghiu. Rappelons l’essentiel. Né en 1916, mort en 1992, moldave, fils de pope, pope lui-même sur le tard, l’homme fuit la Roumanie quand les Soviétiques y pénètrent à la fin de la guerre. Il arrive en France en 1948, y publie un an plus tard La 25e Heure, succès mondial adapté au cinéma par Henri Verneuil en 1967. De nombreux autres livres suivront. Entre-temps, on aura découvert le problème Gheorghiu. Pendant la dictature d’Antonescu, l’écrivain s’était fait nommer diplomate à Zagreb afin de préserver sa femme, juive, de l’antisémitisme du régime roumain allié d’Hitler. Mais, auparavant, correspondant de guerre sur le front de l’Est, il avait écrit que « la peine de mort [était] un châtiment clément » pour les juifs accusés par le même régime d’avoir dévasté certaines villes de la Bessarabie alors occupée par l’URSS – « De temps à autre, les youpins jettent des regards furtifs et chargés de joie diabolique sur la ville brûlée »…

     

    Nostalgie

     

    Bref, un personnage ambigu. Et son dernier roman est ambigu aussi. Sur le fond, il est clairement et littéralement réactionnaire. On est dans une Roumanie dont le narrateur ne cherche pas à nier qu’elle sort d’un livre d’images : dans la plaine, « les prairies vertes sont comme les pages d’un album » ; les cours d’eau « brillent comme des écharpes d’argent sur la poitrine verte de la montagne ». On est au XXe siècle, mais quand, exactement ? Il y a un roi, cependant le vrai pouvoir est dans les mains d’une caste de boyards hérités de l’occupation ottomane : « Le gouvernement et le peuple roumains ont été et sont toujours en guerre. Les gouvernants se maintiennent à leur poste grâce à la protection des puissances étrangères. Hier, c’étaient les Turcs. Aujourd’hui, ce sont les puissances occidentales »… en attendant l’arrivée des « conquérants venus de l’Est », annoncée dans l’Épilogue.

     

    Comme l’indique dans sa préface Thierry Gillybœuf, lequel a beaucoup fait pour réhabiliter Gheorghiu, le roman met en scène métaphoriquement « un Occident qui aura (…) bradé la liberté » du peuple roumain. La caste dominante y réprime avant tout ceux qui refusent de passer du calendrier julien au calendrier grégorien, qu’on veut leur imposer au nom de la modernité. Métaphore, toujours… Tout est ici imprégné de la nostalgie d’un passé mythique, rural, bucolique, national et pieux.

     

    Frénésie

     

    Cependant tout est aussi placé sous le signe de la révolte. Les héros sont des haïdouks, ces bandits d’honneur chantés par Panaït Istrati (1), qui combattent et ridiculisent les puissants. Leur chef s’appelle Novalis, « il ressemble comme deux gouttes d’eau au plus célèbre acteur américain qui joue dans les films d’aventures et dans les westerns d’Hollywood ». Face à lui, le général Dracopol, dont le nom signale assez la vilenie.

     

    Et Dracula, justement, dans tout ça ? Comme il se doit, il est partout et nulle part. Tout commence par l’arrivée en Roumanie d’un certain Baldwin Brendan, irlandais, roux, et pourvu d’une bourse de l’université de Chicago destinée à lui permettre de se consacrer à l’étude du fameux vampire. Ses interlocuteurs roumains s’esclaffent devant ce qu’ils considèrent comme des superstitions ridicules. N’empêche que Dracula est bien là : Dracopol et ses acolytes sont comme lui des buveurs de sang ; mais Novalis et ses amis, omniprésents, surgissant toujours d’on ne sait où pour tout arranger, lui ressemblent un peu aussi ; sans parler des morts qui, à la fin du roman, reviennent de l’au-delà pour aider « les pauvres vivants » avant de retourner « à l’aube dans leurs tombes. Comme les vampires. Comme Dracula ».

     

    Tout le récit est une longue variation sur la légende et son sombre héros. Mais si la fin glisse dans le fantastique, l’ensemble est indéniablement romanesque. Résumer l’intrigue, avec ses innombrables personnages et ses rebondissements incessants, nous mènerait bien loin. D’ailleurs, de fréquentes récapitulations, assurées par divers locuteurs, jalonnent le texte. Celui-ci démarre lentement, semé de dialogues interminables remplis de longs discours où l’Histoire se mêle à l’ethnographie, voire à la théologie. Accrochons-nous. L’accélération viendra, progressive, révélant des jalons astucieusement disséminés. Le début était une vraie et une fausse piste, le véritable héros n’était pas l’Irlandais chasseur de vampire mais un jeune et brillant artificier nommé Decebal. D’explosion en feu d’artifice le récit prend un cours frénétique, entre épopée, conte populaire et cinéma d’action. La rapidité et l’humour sont avant tout le fait du style. Phrases courtes, juxtaposition, point de vue omniscient assumé, fausse transparence sont peut-être dus en partie à l’usage du français par un auteur non francophone. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de doute : testament peut-être, profession de foi à coup sûr, le dernier roman de l’auteur roumain est d’abord un roman.

     

    P. A.

     

    (1) Présentation des haïdouks, 1925, trouvable aujourd’hui aux éditions L’Échappée

     

    Illustration : le château de Bran, en Transylvanie, dit improprement "château de Dracula"

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  • www.herboristerie-yannickbohbot.frRumjana Zacharieva est née en Bulgarie, où elle a vécu jusqu’à la fin des années 1960. Installée ensuite en Allemagne, elle y a écrit des pièces, des poèmes, des romans… ce livre, paru en 1993, et publié aujourd’hui seulement en français. Entre-temps il a été édité en Bulgarie, dans une traduction par l’auteure de son propre texte allemand.

     

    Telle est l’histoire compliquée d’un texte simple. Son sujet ? L’enfance et rien d’autre. Pas de critique du socialisme tel qu’on le concevait de l’autre côté du rideau de fer. Pas de tragédie collective ou familiale, pas ou presque de panorama historique. La narratrice prend parfois très brièvement la parole, pour replonger aussitôt dans ses souvenirs et redevenir personnage : « Je suis assise – autrefois – dans l’"autre chambre" (…). Je suis assise – aujourd’hui – à ma table de travail, et j’oublie où je suis et ce que je fais ». Dans ce passé ressuscité, que retrouve-t-elle ? Un perpétuel été. Un village écrasé de chaleur, une vieille maison, la campagne alentour… Un prodigieux réservoir de sensations : odeurs (« huile de tournesol chaude, sarriette (…) ; parfum de fruits séchés (…) ; parfum de chaussettes en laine et de fleurs de tilleul ») ; saveurs (« massepain…, pommes (…) farineuses et embaumant toute la pièce, bretzels… ») ; couleurs (« Le ciel semble un champ bleu-violet couvert de meules de foin qu’un colosse viendrait juste de faucher »)…

     

    « Mourir pour la liberté »

     

    Au cœur de cette saison enchantée, il y a une grand-mère, la « Maminka » du titre allemand (1) et la seconde héroïne du récit. Mila passe ses vacances chez ses grands-parents, elle semble même vivre auprès d’eux en permanence, entre son « Diado », « vieux salaud de koulak » irascible, porté sur l’alcool de prune et détestant « les Rouges », et sa « Maminka » adorée, qui n’a rien contre eux. Car le socialisme réel est quand même bien là, évidemment. Mais pas de surveillance, de police politique ou de geôle. La vie quotidienne vue par une fillette heureuse et perplexe, qui se demande où se passe la guerre froide, constate sans émoi qu’on fait la queue « pour des élastiques à confiture, dont une charretée [vient] d’arriver la veille », et apprend avec étonnement que ses parents, qui viennent la voir régulièrement depuis la ville, ne jouissent pas de « privilèges » (« J’essaie de me rappeler où j’ai déjà entendu ce mot »).

     

    Certes, il y a les lectures imposées, et les « sept kilos de camomille » dont il faudra à la fin des vacances prouver la cueillette si l’on veut obtenir ses manuels scolaires. Ça n’empêche pourtant pas notre amie de souhaiter « mourir pour la liberté » comme Zoïa Kosmodémianskaïa, la jeune partisane soviétique assassinée par les nazis.

     

    On est toujours avec Mila. Oh, ce n’est pas une petite fille modèle : sa « mauvaise conscience » lui fait souvent des reproches – notamment quand, le soir, seule dans sa chambre, elle lit Toi et moi, ouvrage dans lequel elle espère tout apprendre de la sexualité. Mais les choses sont dites en toute fraîcheur et par une enfant. Puisque le dindon a « des grelots », pourquoi ne les fait-il pas « sonner » ? Si le grand-père « est un capitaliste » comme certains le prétendent, un capitaliste est donc « un homme qui [boit], [bat] sa femme et n’[a] jamais d’argent »…

     

    Devenir écrivaine

     

    L’été de la camomille, Mila a douze ans. « Mais chaque été était un été de la camomille », précise l’adulte. L’histoire a beau être simple, la temporalité est complexe et subtile. L’été de ses douze ans, qui est aussi le dernier qu’elle passe à la campagne chez son aïeule, Mila, prise d’étranges maux de ventre, devra faire un court séjour à l’hôpital. Placée « hors du temps », au lit, « sans lire, sans bouger », elle découvre « des questions qui ne [l’] avaient jamais préoccupée auparavant ». Elle a aussi ses premières règles. Cependant ce roman d’éducation est un roman-mosaïque : à l’été charnière qui en constitue le fil conducteur viennent s’agréger beaucoup d’autres étés et quelques hivers ; aux modestes aventures de Mila, expéditions nocturnes et exploration de maisons vides, s’ajoutent les souvenirs du père, de la grand-mère… Plusieurs générations prennent la parole et font surgir différentes couches de l’histoire de la Bulgarie, du « joug ottoman » à la monarchie, puis à « l’amitié de Hitler », et, enfin, à « la fraternité de Diado Ivan », incarnation de l’URSS.

     

    À tout cela se mêlent toujours les rêveries de Mila : ses fantasmes de jeune pionnière s’imaginant tenir tête héroïquement aux fascistes, mais aussi, de plus en plus souvent, les moments où, tandis qu’elle écoute les adultes, « la frontière entre [elle] et l’histoire » qu’ils racontent « se brouille » et où elle « ne fai[t] plus la différence » entre elle et son père à cinq ans ou sa grand-mère à douze. Elle nous avait bien dit, en passant, qu’elle rédigeait quelquefois des poèmes. « Je deviendrai écrivaine ». Elle le savait déjà.

     

    P. A.

     

    (1) Maminkas Sommerküche

     

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  • https://www.lexpress.frLe titre, calamiteux de grandiloquence, est inspiré d’une phrase qui se justifie mieux dans son contexte. Elle figure dans la troisième partie de ce qu’on nous annonce comme un « triptyque romanesque », plus sobrement intitulé en anglais Life Sentences.

     

    Ce silence tenant lieu de prière est celui qui conclut l’enterrement clandestin d’un enfant mort à la naissance avant d’avoir été baptisé. Son père et son grand-père creusent nuitamment une fosse dans le cimetière du village et l’y ensevelissent, mettant le point final à un récit qui commençait par un autre enterrement, et dont la construction d’ensemble est indéniablement la plus grande force.

     

    Ballade irlandaise

     

    Trois monologues. En 1920, Jer pleure la mort de sa sœur, causée, estime-t-il, par le comportement de son ivrogne de mari. Jer est capable de violence : pour éviter qu’il s’en prenne à son beau-frère, les gendarmes lui font passer en cellule la nuit précédant les obsèques. « Quelques heures en prison ne me traumatiseront pas », dit-il, « mais je n’aimerais pas que ça dure trop longtemps, car ainsi emprisonné je n’ai rien d’autre à faire que penser ». Dans une obscurité qui « rend les choses trop claires », notre homme pense. À ce qu’il a vu du côté de la Somme pendant la récente guerre, à sa sœur morte, à leur enfance, passée à « l’asile des pauvres » avec leur mère.

     

    1911 : celle-ci, Nancy, se rappelle certains événements advenus dans les années 1870. À dix-neuf ans, prématurément flétrie par « des années de malnutrition » même si « les pires moments de la famine étaient déjà passés », elle a quitté son île natale de Clear pour aller travailler à Cork comme domestique. C’est là que le beau Michael l’a séduite, puis abandonnée une fois enceinte. Pour survivre et nourrir l’enfant elle a dû se prostituer à l’occasion, c’est ainsi qu’elle a croisé à nouveau le chemin de son ancien amant. Nouvelle grossesse, qui l’a envoyée à l’asile où grandiront Jer et sa sœur.

     

    1982 : Nellie, fille de Jer, soixante-quatre ans mais proche de sa fin, se rappelle la mort de son premier enfant, sans doute advenue dans les années 1940, et son inhumation nocturne. Ce finale funèbre constitue sans doute la meilleure partie du livre, dont il révèle et rassemble tous les fils – échos, reprises, contrepoints qui font de cette histoire à trois voix une ballade en forme de lamentation pour veillée irlandaise du temps jadis. Dans l’espace ainsi dessiné, vivants et morts se mêlent comme dans « l’étrange somnolence » de Nellie, où « le murmure de la radio » et « les mouvements dans la maison » coexistent avec « des souvenirs, des visages » actuels ou disparus. Mise en abyme d’un livre lui-même analogon d’une mémoire familiale. Et c’est de la famille de l’auteur qu’il s’agit, précise la quatrième de couverture, dans l’idée, sans doute, de conférer une valeur supplémentaire à ce qui se voit ainsi élevé au statut enviable d’histoire vraie.

     

    Limbes

     

    « Des personnages en quête de rédemption », ajoute l’éditeur… Il est vrai qu’un poteau indicateur, qui revient à plusieurs reprises dans le récit « comme le mât d’un navire surgissant à l’horizon », semble « promet[tre] une sorte de salut ». Mais les héros ne cessent de proclamer leur refus de toute « absolution » et de pester contre les curés, ce qui est du reste assez étrange étant donné le lieu et l’époque. Il y a pourtant encore plus étonnant dans un livre venu d’Irlande : on a beau nous promettre « trois moments charnière de l’histoire » du pays, pas un mot, dans le texte, de la guerre d’indépendance, de la guerre civile, des convulsions qui ont accompagné la naissance de la république au XXe siècle.

     

    Pas d’autre monde, et pas davantage d’avenir en marche ou d’action collective. On est dans un univers unidimensionnel, fondamentalement nocturne, où les créatures inquiétantes des légendes celtiques ne sont jamais loin. Jer, dans son enfance, « aim[ait] écouter le vent », auquel il prêtait « une identité semblable à la [s]ienne mais plus âgée » ; dans l’ancien asile des pauvres, « la nuit doit toujours résonner du battement (…) de tous les pleurs ensevelis » ; lors de l’enterrement de l’enfant, les personnages présents ont « tous l’impression d’être pris dans les limbes »…

     

    Ces limbes sans salut sont le monde des pauvres, dominé par les nécessités de la survie et par « la honte ». Elles sont à peine compensées par l’amour qui habite à peu près tout le monde, pères, mères, sœurs, frères, enfants… Est-ce cette débauche d’affectivité qui indispose ? On a soi-même presque honte de l’avouer : on s’ennuie un peu, tant la tonalité, constante jusqu’à l’obsession, rend tout prévisible. Une telle uniformité est un choix possible mais dangereux. D’autres écrivains irlandais, telle Edna O’Brien, citée dans le prière-d’insérer, ont su, pour dire le destin d’un peuple réputé pour sa créativité et sa fantaisie, trouver des accents où l’humour, fût-il grinçant, se mêlait au tragique. Celui-ci n’en prenait que plus de relief. Tandis qu’à enfoncer toujours le seul et unique clou du malheur…

     

    P. A.

     

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