• mywowo.netC’est un roman d’époque. Aurore, mère esseulée d’un petit Cosma qui fait un excellent personnage secondaire, est une femme en crise. Elle ne supporte plus son travail, ni ses rapports avec les hommes (« Pourquoi tout ce tralala, le parfum, le cœur en avance sur son temps, la répétition, les mots, les baisers dans le cou, pour un geste gynécologique avec un collaborateur ? »). En plus, Cosma, à l’école, « a embrassé Marguerite sans lui demander » (heureusement, celle-ci « n’a pas de traumatisme apparent »). Pour couronner le tout, la mère d’Aurore meurt. C’en est trop, la voilà loin de Paris, en télétravail dans la maison, sur le causse de Cajarc, que lui a laissée (croit-elle) ladite mère.

     

    Alexis, acteur très connu, est en crise aussi. La preuve : il disparaît, abandonnant le rôle de Dom Juan, qu’il répétait, à la comédienne choisie pour jouer Elvire. Alexis n’a pas agi par vertu. Depuis un certain temps déjà « il relevait des signes toujours plus nombreux », des « sous-entendus », des « regards »… Pourtant, juré au concours d’entrée au Conservatoire, il s’est laissé éblouir par la jeune Chloé. Séduction, liaison dissymétrique, abandon, elle se suicide. Devançant le déchaînement médiatique et judiciaire (lequel tournera court) le piteux Dom Juan s’enfuit dans une maison du Lot qu’il avait discrètement achetée en viager à une vieille dame : la mère d’Aurore… Maria Pourchet raconte leur rencontre, et ce qui sortira de cette situation de comédie noire et rose.

     

    Histoire d’histoires

     

    C’est un roman d’époque mais c’est un roman intelligent. D’abord il n’est ni émotionnel, ni sentimental, ni pressé d’entonner les refrains et d’adopter les indignations obligatoires. Rien ne sera atténué de la vilenie d’Alexis, mais rien non plus de la complaisance des médias, représentés par un « émotif journaliste voué à la défaite du patriarcat dans une publication vouée au sauvetage de la démocratie ». « Le problème avec l’emprise c’est son synonyme, l’amour », note celle qui nous parle. Et une des questions centrales ici est celle de savoir s’il y a des amours innocents.

     

    L’usage constant du point de vue omniscient permet une réflexion surplombante ne portant pas tant sur les faits que sur les manières de les dire. La référence au western, affichée comme la grande idée du livre et sans cesse rappelée, n’est pas ce qu’il y a de plus convaincant, cependant elle pointe ce qui constitue peut-être le vrai thème : « à l’Ouest on vit d’air et de légendes », et cette histoire d’amour est pleine d’histoires. Celle que racontent la rumeur publique et la presse, avant le scandale (« L’histoire de l’homme blanc qui, atteignant en même temps que le sommet de sa carrière un impressionnant plan de conscience, se dépossède de sa gloire au profit des femmes du même âge ») et après (Alexis instaure une « guerre par le langage » qui « laissera Chloé sur le carreau »). Celles aussi que racontent les personnages. Aurore est « une romantique pathologique », « une qui ne voulait plus d’histoires, tu parles » : avant de devenir dans les dernières pages la narratrice qu’elle n’a sans doute jamais cessé d’être, elle se sera racontée elle-même et, surtout, aura exigé d’Alexis qu’il en fasse autant, dans une longue confession peut-être en partie fausse.

     

    Oui, ce livre est d’époque, d’une époque qui a la manie des récits. Et il aborde sans trembler le récit par excellence : celui dont l’amour est l’objet. La quatrième de couverture a raison de souligner qu’il interroge la place que notre temps « peut encore laisser au langage amoureux ». Au discours du faux amour, qui est stratégie (tel qu’analysé, l’auteure le signale en fin de volume, par Barthes), s’oppose un autre usage amoureux de la langue et, par-delà la morale, un autre amour possible. « À cet instant, elle, elle lui a dit la vérité. Pas ce qu’elle pense, ça elle n’en sait rien, mais (…) par exemple, j’ai envie de pleurer tant vous me plaisez. Je voudrais m’approcher et je suis tout près »…

     

    Affaire de style

     

    « À cet instant », on sort de l’ironie qui prévalait dans la majeure partie du livre. Un livre intelligent, mais peut-être un peu trop. Un peu trop de références, un peu trop de boucles et de virevoltes dans l’exposition virtuose, un peu trop de mise en abyme – « Aurore trouve que ça pue la figure de style (…). L’idée rend sûrement très bien en peinture ou au cinéma mais pour la vie ça sonne faux ».

     

    « Trop de figures de style », dit-elle... L’« écriture éblouissante » vantée aussi par la quatrième de couverture serait-elle trop éblouissante ? L’ironie permanente, à force d’éclat, fatigue un peu. Et le brio a vite fait de verser dans l’effet (« Elle doit sa nouvelle maison à la mort de sa mère et sa nouvelle fonction à la mort du travail »), voire dans la préciosité : « Devant ce défi d’intelligence et d’adaptation rampante, semblant soutenir le mur qu’en vérité ce lierre dévore sous prétexte d’ornement, elle voudrait qu’on lui apprenne que le premier homme ne descend pas de la dernière brute crétacée mais du végétal ».

     

    Faut-il vraiment faire les difficiles ? Une réflexion, pas de moralisme, une écriture, pas de fautes de français, de l’humour… Oui, mais l’intelligence et le talent exigent des lecteurs exigeants.

     

    P. A.

     

    Illustration : Francesco Hayez, Le Baiser, 1859, détail

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  • www.meteocity.comUne fille…, dit le titre. Qui est la fille ? À première vue, c’est Sara, ancienne camarade de classe de la narratrice au début des années 1980. Issue d’un milieu défavorisé, psychologiquement fragile, battue, voire pire, par son père, elle devient, jeune adulte, pharmacodépendante. Bourrée de Tranxène, d’Halcion et de Normison, elle tue de trente-huit coups de couteau une antiquaire âgée qui l’avait embauchée comme auxiliaire de vie. Condamnée, elle se suicide peu après sa sortie de prison. Elle est le sujet le plus apparent du récit.

     

    Trois filles et une ville

     

    Cependant il y a aussi la narratrice elle-même, l’ex-« petite Jojo » en qui l’on devine sans peine Johanne (Rigoulot). Enfant de la moyenne bourgeoisie, elle n’a croisé la trajectoire de Sara que par un hasard de la géographie scolaire. Plus tard elle a quitté la province pour devenir une « crâneuse parisienne aux talons trop hauts et au parfum trop cher ». Mais elle revient enquêter sur les lieux de son enfance, lesquels sont aussi ceux du drame.

     

    Cette fille-là concurrence la précédente, dont elle veut retrouver la trace, et nous livre, de temps en temps, sans qu’on sache très bien pourquoi, des détails qui ne concernent qu’elle-même – son goût pour l’alcool, l’échec de son mariage, le deuxième homme de sa vie, les soins qu’elle prodigue à son père âgé…

     

    Peut-être faudrait-il compter de plus, en troisième position, Rachida Dati, qu’on suit de plus loin, mais sans jamais la perdre de vue : issue elle aussi d’une famille modeste, n’est-elle pas née et n’a-t-elle pas grandi dans la même ville que les deux autres ?

     

    Car pour ce qui est de la province, en tout cas, c’est clair : Chalon-sur-Saône, dont le livre se veut également (surtout ?) le portrait. Cette inscription dans un cadre collectif a pour but évident de donner aux destins individuels des trois potentielles héroïnes une dimension générale, donc exemplaire. Ces destins, l’idée était de les opposer pour faire de leurs évolutions contrastées un cas particulier de déterminisme social – battant ainsi en brèche la thèse, chère justement à Rachida Dati, selon laquelle chacun aurait « la capacité de saisir sa chance ».

     

    Enquête ou littérature ?...

     

    Le problème est précisément cette volonté de généralité. Laquelle des trois histoires Johanne Rigoulot veut-elle raconter ? Elle hésite. Mais raconte-t-elle ? Dès que l’occasion s’en présente, elle revient, comme à son mode d’expression fondamental et naturel, au discours, sociologique ou historique. Tous les prétextes sont bons. Il suffit d’un mot, béton, par exemple, pour que surgisse un chapitre documentaire sur l’histoire, les usages et les significations sociétales de la chose. Nous avons de même l’histoire détaillée de Chalon, le tableau de la France en 1981, l’histoire récente de la psychiatrie, le fait divers des origines à nos jours…

     

    « Une ville fonctionne à la manière d’une famille » ; « Le bouc émissaire permet l’union du groupe dans la défense des codes fondateurs »… L’explication fleurit partout, et remplace toujours la scène. Au lieu de raconter un souvenir d’enfance, notre auteure dira : « Pour mon père, le costume de chef de famille est trop large ». Tout cela ne fait pas réellement un récit. D’ailleurs la méfiance à l’égard du narratif transparaît, malgré le glissement de signification, dans le reproche fait plusieurs fois à l’ancienne ministre : « son sens narratif » lui permet d’« habilement masqu[er] » les « angles morts » de son « histoire personnelle ».

     

    « Une enquête littéraire », dit l’éditeur. Le modèle explicitement convoqué est Truman Capote – lequel racontait pourtant son fait divers comme un roman. On pense inévitablement à un autre modèle : Annie Ernaux – qui, ancrant toujours son propos dans l’expérience directe, n’est jamais analytique, quand Johanne Rigoulot l’est au contraire sans cesse.

     

    On en vient, du coup, à la question essentielle : est-ce bien de la littérature ? C’est compliqué. Et cette complexité fait l’intérêt d’un tel livre, comme de la discussion qu’il pourrait susciter. Car, enfin, on lit (en sautant un peu) jusqu’au bout, avec intérêt. Et c’est grâce à l’écriture, naturellement, à la phrase, ferme, nerveuse, quelquefois inventive. De là cependant à considérer qu’ici la manière de dire compte autant, si ce n’est plus, que ce qui est dit (définition peut-être la plus simple du fait littéraire), il y a un pas qu’il est difficile de franchir. Disons que nous sommes devant une forme actuelle d’expression comme il en émerge d’autres à mesure que le projet littéraire dans ce qu’il a de plus radical perd son sens aux yeux d’un nombre croissant de contemporains. Cette forme-ci, comme les autres, pour peu qu’elle soit utilisée, et c’est ici le cas, avec talent, vaut la peine d’être observée et suivie dans ses développements. À quelque distance…

     

    P. A.

     

    Illustration : Chalon-sur-Saône

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  • www.youtube.comQu’est-ce que ce texte ? Un « projet destiné également au théâtre », dit la quatrième de couverture. En effet, précise-t-elle, Stefano Massini « est l’un des plus grands dramaturges contemporains et l’auteur italien le plus représenté sur les scènes du monde entier ». Lui-même, dans une introduction, indique avoir déjà écrit plusieurs pièces sur le même thème, dont une « en vers ». Ce gros livre, dont les quatre parties portent des titres inspirés de l’Ancien Testament (Le Livre des patriarches, Le Livre des rois, etc.), et qui pratique le retour à la ligne, doit-il être considéré comme écrit lui aussi en vers ? N’est-ce pas plutôt de la prose coupée (1) ? Dans un cas comme dans l’autre, s’agit-il de théâtre ?...

     

    Il s’agit d’un texte. Où il est question de l’invention et de la fabrication de la première bombe nucléaire. Du « Comité » secret chargé de la mettre au point, où l’on trouve quatre savants juifs hongrois ayant fui Hitler pour New York, un financier américain, juif également, un coordinateur spécialiste des variables, et protestant, le fameux Oppenheimer, enfin, qu’on ne présente plus. Le livre, dit toujours la quatrième de couv’, « reconstitue les sept années, de 1938 à 1945, qui ont mené à l’explosion de la bombe ». Mais il ne procède ni par la fiction ni par le récit. En fait, il n’a pas recours à la représentation. Personnages et situations existent uniquement par les mots – les images sont court-circuitées.

     

    Homérique

     

    Par les mots, c’est-à-dire par le rythme qu’ils créent, par leur déploiement sur l’espace de la page au gré d’innombrables répétitions :

    « L’énergie

                ce qui arrive si cette énergie

                en produit une autre

                et une autre

                            et une autre

                                       et une autre

                                                   et une autre… »

    Parmi ces répétitions, certaines font office de refrains au sens le plus musical du terme, et constituent parfois de ces épithètes qu’on qualifie d’homériques et qui servent à caractériser, dans des œuvres destinées à être écoutées plutôt que lues, chaque personnage. L’un de nos savants a un tic, l’autre un trait psychologique particulier, l’autre une façon de parler, ainsi de suite, et les termes exacts décrivant ces singularités reviennent à chaque fois que le personnage en question intervient.

     

    Cet ancrage dans l’oralité n’est pas gratuit. Nous entendons, de la première à la dernière page, une voix, dans laquelle retentissent d’autres voix. Et ce flux de paroles renvoie, plutôt qu’au théâtre, à cet autre genre oral, du moins à l’origine : l’épopée. La raison de la prose coupée ou, si l’on préfère, des vers libres, pour une fois parfaitement justifiés, est là.

     

    Biblique

     

    Parmi toutes les épopées on pense ici surtout à l’épopée par excellence : la Bible. Les titres des différentes parties, les constantes allusions au judaïsme, voire au protestantisme, y incitent, comme les images et les catégories dans lesquelles les héros eux-mêmes pensent leur destin. Vannevar Bush, organisateur du Comité et par ailleurs l’un des inventeurs de l’ordinateur, sait « que pour tout homme / arrive tôt ou tard / un moment / (…) / où soudain / (…) / vous découvrez / ce que l’Éternel exige de vous ». Et Wigner, membre hongrois du même Comité, déclare à Oppenheimer : « Il m’arrive de penser, Robert, / que nous sommes pareils aux prophètes / aux rois / aux patriarches : / rien n’a changé, excepté les détails ».

     

    Cependant cette épopée biblique est aussi une épopée de la matière. L’expérience spirituelle y est inséparable de l’exploration scientifique du monde. Celle-ci est approchée d’une manière jamais documentaire ou didactique. C’est par le biais de la poésie qu’elle se donne à appréhender, résumée en formules d’une force d’évocation saisissante : « Moi, j’entre là où personne n’est encore allé : / dans le dedans du dedans du dedans », dit un des héros. Et un autre : « Les historiens étudient le quand / les géographes le où / les philosophes le peut-être / mais les physiciens  le  si : / ce qui arrive si ».

     

    Éthique

     

    Chacun cherche « l’équation de sa personne » « dans les profondeurs de la matière ». Le problème éthique ne fait l’objet, lui non plus, d’aucun discours, cependant il est toujours là, déplié dans toute sa complexité : « Qu’arrivera-t-il si les nazis réussissent eux aussi ? »… « Nous vivrions tranquilles et heureux / protégés par cette arme / comme bercés dans le giron de maman »… « Tel est le chemin le plus simple : / accepter l’unique règle du tournoi / soit : "mort à outrance" »… Entre devoirs, intérêts, scrupules, tous sont divisés (« Une partie de moi-même prie pour que je réussisse / une autre semble saboter le projet »).

     

    Ce conflit ajoute à la tension du très long compte à rebours auquel peut se résumer le livre : les recherches piétinent et l’angoisse morale monte tandis que la guerre se poursuit et que les victoires japonaises ou nazies se multiplient. Pas de solution au conflit entre impératifs contradictoires, pas de discussions ni de grandes scènes argumentatives : l’écriture, sans arrêt tendue elle-même en dépit ou à cause de son caractère fragmenté, confère au problème, du fait de contourner ou d’enjamber l’imaginaire, une existence quasi objective, une densité matérielle. Stefano Massini pratique un réalisme sans réalité représentée, un suspense sans identification, et prouve qu’on peut parfaitement raconter en se passant de la narration.

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici

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  • Les éditions Arléa font leur rentrée sous le signe de l’art pictural, avec deux livres (1), l’un rassemblant certains écrits d’un peintre, l’autre consacré à une peinture.

     

    photo Pierre AhnneLe Voyage au Maroc, Nicolas de Staël

     

    Alors que vient de s’ouvrir l’exposition rétrospective du musée d’Art moderne de Paris, voici les textes qu’inspira à un Nicolas de Staël âgé de vingt-trois ans sa découverte du Maroc…

     

    Marie du Bouchet, sa petite-fille, parle dans une introduction de « voyage initiatique » à propos du périple que l’artiste accomplit de juin 1936 à octobre 1937 entre Marrakech, Mogador et l’Atlas. Trois parties : Les Gueux de l’Atlas, sorte de reportage, qui parut en partie dans Bloc en 1937, mais dont plusieurs chapitres inédits ont été retrouvés en 2016 et sont publiés pour la première fois ; quinze lettres, écrites essentiellement par le peintre à ses parents adoptifs ; un Cahier du Maroc rassemblant notes et croquis. Des reproductions accompagnent l’ensemble, ainsi que de nombreux fac-similés de pages dessinées ou écrites.

     

    Dans tous ces textes s’affirme une fascination pour « le grand peuple berbère » et la critique des colonisateurs (« On n’a rien fait, ou plutôt beaucoup de mal, un peu de bien »). Les Gueux…, en particulier, fait une large place aux observations de type ethnographique, où s’exprime un intérêt particulièrement marqué pour la musique.

     

    L’essentiel, on s’en doute, est pourtant ailleurs. Celui qui, dès ces débuts, déclare : « Je suis triste quand je peins et sais d’avance ne pas être compris » affirme également : « Il m’a fallu six mois d’Afrique pour savoir de quoi il s’agit en peinture exactement ». Et d’ajouter ailleurs, dans un magnifique paradoxe : « Je vois plus clair », mais aussi : « Mes yeux ne doivent pas regarder au-dehors (…). Tout doit se passer en moi ».

     

    Ces réflexions figurent dans les lettres, lesquelles constituent la partie la plus émouvante du recueil. Cependant elles trouvent leur illustration partout, et pas seulement dans les reproductions de croquis. Cet homme, en effet, écrit comme il croque – ou comme il peindra.

     

    « La terre était terne et ce blanc du linge, ce vert et ce rouge vivement éclairés au soleil. Un nuage a passé, il a fait plus sombre, je suis parti ». « Devant un mur doré, un âne blanc, mystique »… Rapidité, précision, intensité de la formule répondant à celle de la lumière ou de la couleur. Le texte, quelquefois, tourne au quasi-poème :

    « Le toit vert du marabout scintille au sommet des montagnes bleues.

       La nuit une lune énorme lentement se lève. Paysage rouge-bleu.

       Les grillons semblables au cristal. Un homme passe, une lanterne à la main »…

     

    Deux enseignements ressortent de cette lecture : Nicolas de Staël était un peintre profond et habité, ce que l’on savait déjà ; mais on découvre qu’il était aussi un écrivain.

     

     

    Ravissement, Sur un tableau du Caravage, Martine Reidwww.rtbf.be

     

    Sous le patronage revendiqué de Stendhal, l’essayiste Martine Reid, ou sa narratrice, nous emmène à Rome. Employant, comme le héros de Butor faisant le même voyage, la deuxième personne du pluriel, s’adresse-t-elle directement à nous, ou se parle-t-elle à elle-même ? En tout cas, c’est nous qu’elle prend par la main, au sortir de l’avion, pour nous embarquer dans le train, direction Roma-Termini, puis la galerie Doria-Pamphili, où nous allons (re)découvrir le tableau du sous-titre.

     

    En chemin, on se sera rendu compte que l’on n’est pas exactement dans les genres très balisés de la promenade littéraire ou du voyage en Italie. Stendhal est évoqué pour une autre raison. Il prétend, nous indique la locutrice, « avoir passé mille cinq cents heures à contempler La Transfiguration, de Raphaël ». Et de commenter : « On aimerait beaucoup savoir ce qu’il peut bien y voir, et pourquoi il en fait le signe de la perfection picturale ».

     

    Ici, c’est du Repos pendant la fuite en Égypte, du Caravage, qu’il s’agit. « Le plus beau tableau qui ait jamais été peint », aux yeux de celle qui ajoute à propos de sa propre formule, toujours en se vouvoyant : « Vous aimeriez inventer quelque chose de plus original et de plus senti ».

     

    Voilà donc de quoi il sera vraiment question : du mystère d’un tableau, et, au-delà, de tous les tableaux. Comment, dans « un entre-deux entre connaissance et expérience sensible », les regarder ? Qu’est-ce qui se joue au fond du plaisir esthétique ?

     

    Pour tenter de répondre, l’auteure imagine une mise en scène digne des peintures baroques qu’elle évoque. Pour approcher de l’œuvre et de la question, elle procède par cercles concentriques et resserrement progressif, dans l’espace, on l’a vu, mais aussi dans le propos. Avant d’en venir au Repos… du Caravage, elle évoque d’autres tableaux exposés dans les salles du palais Doria-Pamphili ; puis résume la vie de Michelangelo Merisi, dit le Caravage – une vie mouvementée, qu’elle n’a pas la naïveté de confondre avec une œuvre dont elle n’est « ni le revers ni la doublure » ; ensuite, après avoir évoqué d’autres toiles du maître, elle en vient au sujet de celle-ci, à ses sources bibliques et à ses métamorphoses légendaires ; à sa représentation, enfin, notamment par le Cavalier d’Arpin, Carrache et le Dominiquin… Ce n’est qu’à la page 102 (sur 120) qu’on lit : « Vous vous placez devant le tableau du Caravage, droit devant lui… » – et devant, dans ce tableau, l’ange qui en est le centre énigmatique.

     

    Arrivé là, on pourrait être déçu. Les pages où Martine Reid fait de l’œuvre adorée « un signe crypté », « hiéroglyphe » ou « idéogramme » d’un souvenir d’enfance, restent rapides et vagues. Mais cette déception est justement le cœur même du livre et la seule réponse possible à la question qu’il annonçait. Peut-on vraiment dire ce que les yeux voient ? Peut-on dire ce qu’ils voient vraiment ? Comment formuler le pourquoi d’une émotion inexplicable, voire, tant pis pour le mot, ineffable ?... Tout ce qui est possible, c’est de dessiner et de cerner au plus près l’espace d’un blanc. Ce qu’a précisément fait notre auteure : les détours élégants et colorés qu’elle a pris pour en venir à son sujet étaient ce sujet-même. Ils font la paradoxale profondeur de ce petit livre – et son charme.

     

    P. A.

     

    (1) L’éditeur remet de plus en vente, dans sa collection Arléa-Poche, l’ouvrage de Stéphane Lambert Nicolas de Staël, Le vertige et la foi.

     

    Illustrations :

    une page du manuscrit des Gueux de l'Atlas

    Le Caravage, Le Repos pendant la fuite en Égypte,  1596 ou  1597, détail

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  • https://www.ireland.comAu milieu du roman, il y a un miroir. D’un côté (lequel ?), on trouve un bien pauvre garçon. Il s’appelle Simon. Il est né et a grandi à la campagne, en Irlande du Nord, où le fait d’avoir un père catholique et une mère protestante suffisait, dans les années 1960-70, à le mettre dans une situation des plus inconfortables. Alors qu’il est encore adolescent, sa mère, de surcroît, meurt. Et, quelque temps après, en 1987, il assiste, avec son père, dans la petite ville d’Enniskilen, à la cérémonie du Dimanche du souvenir, en l’honneur des soldats tombés sous l’uniforme britannique dans toutes les guerres. La bombe (bien réelle) de l’IRA explose.

     

    « Visiteur du passé »

     

    Le père et le fils sont indemnes mais Simon, à partir de là, est sujet à des crises d’épilepsie. Elles passent, reviennent alors que, âgé à présent de quarante-neuf ans, il vient de se séparer de sa femme. Il est devenu architecte et vit à New York. Il y retrouve Esther, amie de son adolescence. C’est elle qui le ramène au souvenir enfoui d’une nuit passée jadis ensemble sur un îlot du lac Erne, près d’Enniskilen. Ce retour du passé contribue à réveiller l’épilepsie de Simon, lequel attend à présent une opération. C’est dans cette situation que nous l’avons trouvé au début du livre. Tout est lent, contourné, un peu laborieux.

     

    Mais voilà le miroir… Au début de chaque crise, Simon entend une phrase, murmurée jadis par l’homme, sans doute membre de l’IRA en mission, qui les a surpris Esther et lui dans l’île. L’épilepsie est une possession : « Où va mon esprit ? » se demande notre héros. Il a le sentiment de vivre avec « un compagnon. Un ennemi », « visiteur du passé » qui le « hante » et dont il est persuadé qu’il est l’un des poseurs de bombe chargés d’agir peu de jours après leur rencontre. « Peut-être », conclut-il, « que mon seul espoir de lui échapper serait (…) de le faire s’incarner, qu’il se glisse dans le flux de mes expériences vécues ».

     

    Simon passe de l’autre côté du miroir, et nous entrons dans le roman que le quadragénaire Darragh McKeon, huit ans après le succès de Tout ce qui est solide se dissout dans l’air (Belfond, 2015), voulait et devait sans doute écrire. Il raconte l’histoire d’un autre pauvre garçon, imaginée par le premier. Il s’appelle Brendan, vient du même comté rural, est issu d’une famille catholique que l’engagement d’un frère aîné dans l’armée britannique place dans une situation aussi précaire que celle de Simon lui-même. Comme ce dernier, Brendan voulait vivre en paix, avec Sarah, protestante rencontrée à Belfast. Mais son adolescence a été marquée par la violence insensée d’une descente des soldats anglais dans la ferme paternelle, et sa jeunesse l’est par les grèves de la faim de 1981 et l’obstination haineuse de Margaret Thatcher (« La vie d’un républicain n'est pas une vraie vie à ses yeux »).

     

    La littérature comme épilepsie

     

    Nous suivons les étapes qui mènent le double de Simon à l’engagement dans les rangs de l’IRA, et vont le conduire dans l’île où, venu entreposer les explosifs destinés à l’attentat d’Enniskilen, il prononcera à l’oreille de Simon la fameuse phrase. Dans cette seconde moitié du livre, plus de circonvolutions, ni de discours sur les neurosciences ou la nature problématique du moi. La lenteur à présent est celle des choses implacables. Tout est sec, froid, d’une intensité efficace. Qui n’exclut pas, au contraire, l’empathie. Le roman de Darragh McKeon est un hymne à l’imaginaire comme faculté de se mettre à la place des autres. Après avoir écrit l’histoire de Brendan, Simon est guéri de ses crises, de ses empêchements, et, même si McKeon ne peut s’empêcher d’ajouter quelques arabesques conclusives, le dispositif narratif qu’il a conçu fonctionne indubitablement. Sa signification historique et politique saute aux yeux. Brendan est le reflet de Simon, quasi inverse mais pratiquement identique. On est dans une zone grise où l’un pourrait presque être l’autre, où tout le monde a tort et, aussi bien, raison. Ce jeu d’un côté et de l’autre du miroir incite à une forme, plutôt que de tolérance, de compréhension réciproque.

     

    D’ailleurs, si Simon rédige la vie supposée de Brendan, Brendan, de son côté, « la nuit, à la table de la cuisine », écrit « des mémoires en quelque sorte »… Éloge de la perte et du changement de moi, Le Dimanche du souvenir est aussi un éloge de la littérature – cette autre forme d’épilepsie.

     

    P. A.

     

    Illustration : le lac Erne

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