• soundcloud.comCe gros roman au titre un brin provocateur fait s’entrecroiser plusieurs fils. On aperçoit d’abord celui d’une très vieille histoire… Ilia et Jénia sont cousins germains. Ils font connaissance à la toute fin de l’enfance, pendant des vacances à la campagne chez leur grand-mère. Ils s’aiment, en somme, tout de suite. Si bien que, cinq ans plus tard, au même endroit, pendant un autre été, Jénia, lorsqu’Ilia l’embrasse, « s’effray[e] du naturel avec lequel elle [réagit], comme si elle savait que ça allait arriver, comme si elle attendait que ça arrive ».

     

    Le prince et le soleil

     

    Ilia se fait des reproches : « On ne fricote pas avec sa cousine. On ne reste pas fixé sur ses lèvres quand elle parle. On ne lèche pas l’orange et la vodka sur sa bouche et sur sa langue… » De fait, tout conspire à séparer ces nouveaux Roméo et Juliette : les principes, la famille, Dacha, la petite sœur d’Ilia, qui, depuis qu’elle a regardé sa belle cousine enfiler son soutien-gorge, a « envie de fondre sous la peau de Jénia », et, la nuit, l’imagine « se pencher au-dessus d’elle de sorte que sa poitrine se balance au-dessus de sa bouche ».

     

    Dacha dénonce les amants clandestins. Scandale. Quand Jénia, un peu plus tard, se trouvera enceinte, on la contraindra à avorter. « L’amour, c’est une horreur sans fin »… Il faudra bien des années d’éloignement, des séjours en hôpital psychiatrique, beaucoup d’alcool, pour que Jénia et Ilia se rejoignent, reconstituant « cette unité indivisible que personne ne peut pénétrer, ni même approcher ».

     

    Car ils n’ont rien perdu ni rien oublié de leur adolescence… L’adolescence est le premier grand thème du livre de Vera Bogdanova, et, si sombre soit-il, il se découpe tout entier sur l’arrière-plan lumineux de ses premières pages, vouées à la folle jeunesse et à l’extrême sensualité.  Il y a quelque chose du conte merveilleux dans cette histoire où le jeune homme paraît « un prince » et où la jeune fille est surnommée, par sa cousine et secrète admiratrice, « le soleil ». N’y manque pas non plus la sorcière de rigueur, en l’occurrence « tante Mila », la mère d’Ilia, effrayante harengère buveuse de vodka, qui ressemble néanmoins à Claudia Schiffer.

     

    Comment vivre avec cela ?

     

    C’est un conte russe, bien sûr… Tout se noue dans une datcha, au cœur de cet été accablant qui est, on le sait depuis au moins Tchekhov, la vraie saison des drames russes. Et du drame, il y en a, et de l’alcool, et des larmes…  Seulement, c’est un drame russe d’aujourd’hui. Il se déroule entre 1995 et 2013, dans un pays que la romancière, presque quadragénaire et elle-même née à Moscou, dépeint sous des couleurs franchement empruntées au cauchemar. Nos héros végètent longtemps entre Vladivostok et Volgograd, villes sinistres à souhait, où s’alignent des barres d’immeubles décrépits. Le capitalisme sauvage a ruiné la grand-mère et conduit le père de Jénia, ancien militaire, à vendre avec son épouse des collants au marché du coin. Et les attentats meurtriers scandent le récit, auxquels répond la haine irrationnelle des « basanés ». « Comment vivre avec cela, c’est la question ».

     

    Jénia a le sentiment que « les choses sont liées d’une manière logique et étrange (…), et qu’elle se trouve coincée avec Ilia dans un système complètement figé ». Système dont une des clés de voûte est constituée par les rapports entre hommes et femmes. La même Jénia a su très tôt que « la porte pouvait s’ouvrir à tout moment dans un grand fracas et laisser débouler [un] Alik complètement saoul qui se mettrait à crier et à se battre avec papa » – lequel, comme on le découvrira plus loin, passe à l’occasion d’agréables moments avec tante Mila, épouse dudit Alik. Le roman est plein d’hommes saouls susceptibles de « se pointer en pleine nuit », de tout casser dans la maison et de rouer de coups leur compagne du moment. La palme revenant dans ce domaine à Sacha, policier de son état et mari de Dacha, la « petite sœur » et cousine. Celle-ci, seul personnage, à part les deux héros, dont on partage le point de vue, s’interroge : « Pourquoi les choses sont différentes pour les femmes ? »

     

    Car Ilia est bien le seul homme dans l’affaire à ne pas être une brute alcoolique et machiste. Jénia et lui se débattent cependant dans une « structure » qui détermine leur existence, et le roman parcourt celle-ci comme un espace fini et constitué dès le départ. Ce qui explique sans doute la temporalité chaotique, les incessants va-et-vient entre les époques, dans lesquels on a, il faut le dire, un peu de mal à se retrouver. L’usage hasardeux des temps grammaticaux n’arrange rien. On est tenté d’incriminer la traduction, mais peut-être faut-il mettre plutôt cela au compte d’un récit qui travaille à suggérer, par l’imbrication des événements et la convergence à travers le temps des forces hostiles, l’idée d’un destin. Même si nos deux héros, au tout dernier moment – et peut-être provisoirement – s’en affranchissent, leur belle histoire d’amour sonne comme une longue déploration.

     

    P. A.

     

    Illustration d'Ivan Bilibine

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  • www.pinterest.frLe premier roman de Guillaume Collet (1), qui disait si bien l’imbrication du corps et des choses, de l’individuel et du social, aurait aussi pu avoir pour titre L’Homme et la ville. Pour un peu, ce livre-ci pourrait s’intituler L’Enfant et la maison. Bon, il ne s’agit plus tout à fait d’un enfant… Ce héros anonyme, comme le sont tous les autres personnages, s’est dirigé, « après des études à l’université », « vers la cascade de cinéma ». Curieuse spécialité, qui ne lui rapporte pas grand-chose et ne l’occupe guère. Aussi a-t-il été désigné par « Famille » pour répondre aux messages inquiets de « Grande-Mère », laquelle est persuadée « des attaques menées par des nuisibles » contre elle et son mari, qui vivent dans une « Grande-Maison » à la campagne.

     

    À partir de ce point de départ, les événements suivront, en un bref récit qui n’est pas sous-titré roman, leur cours implacable et parfaitement dépourvu de romanesque : tentatives de « Petit-Fils » pour cerner puis endiguer les errements de « Grande-Mère », à base de listes, de pertes de mémoire et de délire de persécution, le tout dans le silence catatonique de « Grand-Père », et sur fond d’inquiétude ou d’atermoiements familiaux ; échec de ces efforts ; aggravation de l’état du couple, hospitalisation, mise sous tutelle… tout ce qui s’ensuit.

     

    Vers le pire

     

    L’Enfant et la maison, c’est aussi L’Enfant et la famille… Les histoires de famille ramènent toujours peu ou prou à l’enfance. Pour raconter cette histoire d’anciens enfants et de vieillards qui retombent en enfance, Guillaume Collet invente une écriture tenant de la comptine et du conte, cruauté grinçante comprise. Pas de noms, mais des fonctions, ou de simples places dans le dispositif familial et narratif : « Petit-Fils », « Grande-Mère », « Famille », « Grande-Maison », qui deviendra « Maison-Attaquée »… Des phrases courtes, souvent elliptiques, encore accélérées par l’emploi constant du présent. Des manières de refrains qui réduisent la psychologie à des réactions élémentaires (« Colère, déluge, colère », « Argent, colère, argent »…), le retour obsédant de certaines formes et couleurs – « Pointillés rouges, verticale verte et zigzags jaunes »…

     

    Les mêmes procédés créent l’étrange impression de sur-place et de mouvement mêlés que produisait déjà la lecture du précédent livre de notre auteur. Dans celui-ci, cette impression correspond à l’unique thème : la vieillesse, l’acheminement vers la mort. L’espace ici est l’analogue du temps. Au cœur du récit, « Grande-Maison » concentre les angoisses et les divagations de « Grande-Mère », laquelle ne laisse qu’avec réticence « Petit-Fils » s’y aventurer. À mesure que celui-ci gagne la confiance des occupants et pénètre leurs rituels, on avance de pièce en pièce au fil de chapitres qui ont pour titres « Vestibule », « Salon », « Bureau », « Cuisine »…

     

    Cascades

     

    « Petit-Fils commence à connaître la maison avec précision. Les marrons dans les armoires, les tiroirs remplis de bouchons de vin, les sacs d’oignons dans la cave, les grandes penderies, les placards à chaussures ». « Grande-Maison », c’est d’abord une masse d’objets : vêtements, cartes géographiques innombrables, armes, arcs et épées, « tout ce qu’on loue quand on va en vacances, ils le possèdent ». Car ces aïeux ont « les mains pleines ». « Grand-Père a été patron d’usine dans l’armement, plus spécialement dans l’aviation ». Ce qui a permis au couple de vivre dans l’aisance, de voyager sans cesse, de « n’avoir besoin de personne »… et de rester à distance respectueuse de la famille et de ses rituels. Le récit est aussi le portrait saisissant d’un duo digne du cinéma burlesque malgré sa situation tragique : « Grand-Père » massif, hiératique, toujours muet ; « Grande-Mère » hystérique, agressive, virevoltante, encore capable de s’échapper de l’hôpital et de faire dix kilomètres à pied.

     

    Des gens qui ne font rien pour éveiller la sympathie… Entre les lignes se dessinent les sentiments contrastés de « Famille », entre fierté et rancœur. « Petit-Fils » lui-même « ne peut s’empêcher d’être fier qu’un proche ait gagné autant d’argent. Cette fierté mal placée réactive une colère familière, en petit-fils de riche il se déteste ». L’environnement social ou le problème de société ne sont jamais l’objet du commentaire, du discours ou de l’explication. C’est l’écriture qui parle, traduisant, avec son étrange froideur haletante, la sensation d’étouffement et d’impuissance d’un personnage pris dans les contradictions que lui impose la vie sociale et familiale. Sans pour autant que le comique, toujours marqué au coin de l’absurde, soit absent. Pour s’extraire de la réalité et de ses impasses, notre cascadeur imagine des cascades : « Se plaquer contre une portière, glisser vers l’arrière en montant sur le toit (…). Rester accroché à l’antenne, se tordre, exploser une vitre avec son pied, c’est impossible mais on est au cinéma »…

     

    « Petit-Fils imagine Grande-Mère se renverser en arrière, rouler sur elle-même, se relever en sautant du salon à la cuisine. Elle monte sur la table et se jette à travers la porte-fenêtre (…). Elle s’est évadée ». On ne s’évade jamais qu’en imagination de la famille et du social. Et pour ce qui est de la condition mortelle, il en va de même. Guillaume Collet se garde de le dire. Il le signifie, confirmant ainsi dans ce deuxième livre qu’il fait bien œuvre authentiquement littéraire.

     

    P. A.

     

    (1) Les Yeux de travers, 2022, Les Avrils, voir ici

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  • photo Pierre AhnneDans son dernier roman (1), il y avait un chien. Et ce chien était un ange, émissaire du monde au plus près duquel Claudie Hunzinger essaie toujours de se tenir – quelquefois elle croit même lui appartenir pour de bon : la nature, si l’on veut ; ou plutôt le monde, tout court. Ici, pas de chien mais un renard, et un dispositif narratif très différent. Certes, les données de départ sont toujours les mêmes : la maison isolée, les Vosges, la forêt avec ses merveilles et ses intrus (bûcherons, chasseurs) ; le « vieil amoureux », qui, dans ce livre-ci, n’habite pas sur place mais passe souvent rendre visite à la narratrice. Et sur tout cela plane une double menace : de l’apocalypse qui s’avance et de l’âge qui vient. Cette fois, cependant, un troisième héros vient troubler le duo de la romancière et de la forêt.

     

    « Un bizarre roman d’amour »

     

    L’amie Ysé, romancière elle aussi, est fascinée par un pianiste dont nous ne saurons pas le nom, « classe internationale, hypercivilisé, toujours entre deux avions, allant de mégapole en mégapole ». Ysé lui offre des livres de notre narratrice. Remerciements, échanges de messages, invitation, que le musicien accepte d’autant plus volontiers que dans la maison des bois traîne, étrangement, un vieux Steinway. On est en février. La narratrice prie la neige, et la neige lui vient en aide. Elle-même la seconde un peu, à coups de batterie discrètement mise à plat et de somnifère bien dosé dans la tisane. Bref, le pianiste, venu pour une nuit, reste une dizaine de jours sur la montagne, « séquestré » par son hôtesse.

     

    Nous voici donc dans « un bizarre roman d’amour ». « À la fin je ne saurais pas lequel des deux j’allais aimer le plus », dit celle qui nous parle. Elle parle du renard, qu’elle guette tous les soirs et auquel elle sert de mini-festins dans sa meilleure vaisselle, et du musicien, à qui ne semble pas manquer le monde sophistiqué dont il a l’habitude. Avec le premier, « c’est à sens unique, heureusement ». Et avec l’autre ?... Bien sûr, l’amour est « toujours un peu là, rôdant dans les parages ». Mais « les temps ne coïncid[ent] pas ». Et l’écrivaine ne compte pas « aller du côté des deux Marguerite, Yourcenar et Duras (…), du côté de la passion pour un homme beaucoup plus jeune ». Celui-ci, elle se contentera de le regarder dormir et de l’écouter jouer. Puis il repartira. Le renard aussi, évidemment.

     

    Sur les bords…

     

    Donc, ce n’est pas vraiment un roman. On navigue entre les genres et les tons, entre lyrisme et humour, entre autobiographie, poésie et réflexion – sans jamais tomber dans le bavardage à la mode dont je me suis si souvent plaint (2). On restera cependant sur les bords du roman. Comme tous ceux de Claudie Hunzinger (3), ce livre est un livre sur les bords. Ceux de la forêt, d’abord, à l’orée de laquelle se dresse la demeure de la narratrice, « simple trièdre fait de bois et de zinc », qui semble « une maison à l’envers ». « [Est]-elle à l’abri du monde, d’être posée à sa bordure ? » Non, bien sûr. Mais elle permet de rester « au bord du chaos qu’est notre monde ». Au plus près du vrai monde, autrement dit « en route pour la sauvagerie ». Comment s’étonner, dès lors, qu’on frôle aussi les limites du langage articulé, et que la narratrice travaille à noter, en des efforts pas toujours très convaincants, au moyen d’onomatopées les bruits de la nature ?

     

    Le mot est lâché. On serait donc quelque part entre univers humain et monde naturel ?... C’est plus fin et plus compliqué. « Des amours, j’en ai deux. Un du jour, un de la nuit. L’un venu du dehors, m’apportant sa vie concrète, terrestre et menacée. L’autre, on dirait, venu de derrière la mort, m’assurant que tout a déjà eu lieu ». Circuler entre le renard et le musicien, c’est osciller entre deux langues qui toutes deux excèdent le langage humain habituel. Quand elle écoute, à l’étage au-dessus, le pianiste répéter Le Clavier bien tempéré, l’écrivaine entend une curieuse parole, qui l’« auscult[e] de questions extrêmes : « Es-tu  sûre de n’être pas passée à côté de ta vie ? Ou bien : Écoute la vraie vie ! L’autre vie ! La transparente, la lavée de tout ». Ou encore et, dirait-on, surtout : « T’en souviens-tu ? ». Car, échappant au temps, la musique ressuscite l’enfance, dont elle contient et dit les exaltations.

     

    « Épiphanies »

     

    Est-ce, malgré tout, affaire de mots, le nom du village d’autrefois, Oberbreitenbach, faisant écho à l’autre pentasyllabe que constitue le nom de Jean-Sébastien Bach ? Il existe, en tout cas, poésie ou musique, des langages pour faire signe vers ce qui échappe au langage. Et il existe aussi un langage propre à ce qui échappe aux langues humaines : le monde est tissé de signes, habité par « une sorte de musique de déraison », troué à tout moment d’« épiphanies ». Le roman navigue entre ces deux paroles, essaie de les ressaisir au moyen des mots, et décrit leur perpétuelle dérobade, à l’image de la fuite du renard : « Il a volé, fendant le rideau de pluie, l’arrachant, l’effilochant, traînant derrière lui ses lambeaux »…

     

    Et il y a de la mythologie, Actéon, mi-homme, mi-cerf, Eudymion pris dans son sommeil… Il y a des images saisissantes, une magnifique méditation sur le désir et la vieillesse. Il y a le ton et le phrasé d’une des écrivaines françaises les plus singulières.

     

    P. A.

     

     (1) Un chien à ma table, Grasset, 2022, voir ici

    (2) Voir par exemple ici

    (3) Voir ici

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  • photo Pierre AhnneIl y a plusieurs sens possibles au ça du titre. Il pourrait d’abord désigner le vide et l’inconsistance d’un été brûlant, que Lou et Max, deux lycéens en vacances dans leur ville du bord de mer, essaient de meubler à coups de longs silences (« C’est un de nos points communs, de pas être trop bavards »), d’innombrables canettes de bière et de longues nuits blanches : « Avec Max on a décidé de vivre la nuit, de dormir le jour »…

     

    Ça, c’est l’ennui de ces deux garçons, entre ville et mer, entre mères, aimantes, charnelles, étonnamment proches, et pères violents ou inquiétants. Car la violence est d’autant plus présente qu’elle l’est toujours de manière indirecte, à travers les traces laissées sur le corps, ou par métonymie – ainsi du passage où un des géniteurs enseigne à son fils l’art du rasage et le risque de la coupure. Tout cela sans misérabilisme, mais sur fond de foot, de Loto, de « frites bien grasses et sandwichs triangles premiers prix ».

     

    Entre chair et mots

     

    On l’aura deviné : dans ce roman qui raconte, plutôt que des événements, des humeurs et des manières d’être, il ne se passe pratiquement rien. Pour dire les errances de Max et Lou dans leur frénésie immobile, Eliot Ruffel, partant de l’oralité, se forge une langue rythmée, hypnotique, d’inspiration qu’on pourrait dire célinienne : compléments circonstanciels presque toujours en tête de phrase, antépositions, accumulations, redondances de toutes sortes, etc. – « Avec Max on l’a pratiqué, l’affaissement du canapé » ; « Nathalie elle aurait pu se dire que s’il y en avait un qui devait pas pleurer c’était moi »…

     

    Quant à nos deux amis, ils ne semblent pratiquement connaître que deux modes d’expression : le silence, ou les mots soudain « dégueulés ». Pourtant Max et son frère peuvent passer des nuits à inventer des jeux de vocabulaire ; et le texte proprement dit est le long monologue qui se déroule en permanence dans la tête de Lou, accompagnant toutes ses actions. Si bien que la réalité : gestes, lieux, corps, présents, au risque parfois de la vulgarité, dans le détail de leurs sensations et de leurs sécrétions, tout est en permanence doublé par le langage. Les mouvements et les attitudes remplacent les mots, qu’ils appellent en même temps pour être complétés et traduits : « C’est dans la lenteur de sa main qui porte son verre à sa bouche que j’essaye de cerner si la discussion peut se prolonger, si dans le temps qu’elle met à boire une gorgée elle me fait comprendre que c’est à moi, oui à toi Lou de mener la discussion »…

     

    Silence central

     

    Un tel dispositif fait naître chez le lecteur une curieuse sensation à la fois de vide et de trop-plein, de silence et d’écoulement inlassable de la parole. Et, finalement, se dessine une assez subtile méditation, jamais explicite, sur le pouvoir et sur l’impuissance des mots. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, au moment crucial, lorsque se déclenche, au cœur du livre, le seul véritable événement, « l’accident » auquel renvoie aussi le ça du titre.

     

    « Depuis tout ça, j’ai commencé à en avoir peur des silences », avoue Lou… C’est que, lorsque Max lui a demandé de l’accompagner sur la jetée, il n’a pas eu les bons mots. « Il fallait être con de pas lui avoir dit »… Entre les deux amis, habitués aux « accords (…) tacites », la communication par le langage a dérapé, a débouché sur le malentendu, et la séparation des deux inséparables au moment même où ils auraient plus que jamais dû être ensemble.

     

    Moment justement absent du texte, lequel ne l’évoque qu’après coup et à demi-mot. On s’aperçoit alors qu’il était soigneusement annoncé dès le début, et que le récit, apparemment aléatoire, erratique comme le quotidien des deux personnages, dessinait en fait, autour d’un silence central, un lent maelstrom, d’une paradoxale élégance. On était bien, dans ce premier roman d’un très jeune auteur, en littérature.

     

    P. A.

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  • www.photo.netVoici venu le temps des rattrapages… L’heure approche, sur ce blog, du repos estival, c’est le moment, pour le blogueur, de lire les livres qu’il n’a pas pu lire pendant l’année. Comment aurait-il eu le loisir de les lire quand, comme celui-ci, paru en janvier, ils comptent six cents pages ?

     

    C’est un roman d’Europe centrale, comme il y a des romans américains. Et les ombres de Gogol, Kafka, Kundera, Kertész, Perutz, d’autres encore, planent sur lui. Entre Slovaquie et Hongrie, on suit le Danube. Mais l’auteure est trop rusée pour feindre tout uniment d’appartenir au monde qu’elle évoque, comme certains n’hésitent pas à le faire s’agissant des États-Unis (1). Il y a deux romans (au moins) dans ce roman colossal. Et l’un a pour héros Simon, que Mathilde vient de quitter, qui s’est fait licencier avec indemnité par le magazine qui l’employait, et qui, sans bien savoir pourquoi, décide de quitter Paris pour Olomouc, en République tchèque, afin de vérifier si les histoires rocambolesques que racontait son père à propos du sien sont vraies ou non. S’ensuivra une enquête-errance qui le mènera à Bratislava puis à Budapest, et au terme de laquelle les histoires rocambolesques se révéleront moins rocambolesques que la vérité.

     

    Romanesque et romanesque

     

    En alternance, le second roman suit son cours. C’est celui d’Ilse. Cette vieille dame reçoit, chez elle, à Berlin, une lettre (on saura plus tard de qui et pourquoi) adressée à quatre personnes, dont elle, portant son nom, et une photo : est-ce bien d’elle ? Réponse : oui. Et Ilse, le cliché dans les mains, se met à remonter le temps. Nous l’accompagnons, depuis son enfance pendant les années 1940 dans une petite ville de Slovaquie, jusqu’en Allemagne, au gré d’une existence aussi tragique et mouvementée que le destin des pays qu’elle traverse.

     

    Tout le livre de Lola Gruber repose sur la complémentarité de ces deux romans, fondés sur deux conceptions quasi antithétiques du romanesque. Côté Ilse, nous avons la famille, l’enfance, un double amour-passion ; une gymnaste prodige, une masseuse miraculeuse ; des polices politiques, un complot, la grande Histoire… Bref, du roman à l’état brut, avec l’émotion et l’empathie requises. Côté Simon, voici un antihéros « indécis, toujours plus enclin au court terme qu’à l’engagement », prêt à suivre « ce qui s’offr[e] à lui par hasard » ; voilà l’absurde, et une errance sans but clairement défini, pleine de maladresses, de temps morts ou de moments creux (« Qu’est-ce qu’il était venu faire ici ? Qu’est-ce qu’il cherchait ? »). Voilà, avec son humour à froid, un romanesque post-romanesque, s’offrant de surcroît le luxe ironique d’un vrai dénouement de roman.

     

    Scène et coulisses

     

    De ce dispositif naît un double plaisir de lecture, savamment alterné et dosé. Bien sûr, les deux récits se recoupent puis s’entrecroisent, jusqu’à faire surgir du passé une image complète. Je serai d’autant moins tenté de déplier et de déflorer tous leurs détours qu’à les parcourir, je l’avoue, on se perd parfois un peu. Cependant leur complexité est à l’image du monde qu’ils dépeignent, où les régimes politiques changent du jour au lendemain, les traîtres grouillent, les minorités nationales se bousculent et s’inversent. Le fil rouge du judaïsme y court, de plus, d’un bout à l’autre.

     

    Mais bien des fils sillonnent et structurent ce gros livre : le thème de la disparition est partout, celui de la cicatrice et de la trace réapparaît régulièrement, celui du théâtre, surtout, occupe une place de choix. Comment s’en étonner, quand tous ici doivent porter un masque et que les changements d’identité sont incessants ? Lola Gruber connaît bien, on le sent, le monde des coulisses comme celui de la scène. Son Ilse, qu’un accident de gymnastique, la condamnant à boiter, semble avoir maintenue comme en retrait de sa propre vie, est accessoiriste dans un petit théâtre de province. Ce qui nous vaut, entre autres beaux passages, un brillant éloge de l’accessoire, cet élément essentiel de tout spectacle (« Et c’est comme ça que le vieux Martin, je lui ai sauvé son monologue avec un ravier »).

     

    Comme décor, nous avons des villes qui sont autant de personnages à part entière : petites bourgades tchèques ou slovaques, grandes cités allemandes… Et deux vedettes, même dans leurs faubourgs miteux : Bratislava, ses rues « indécises, ne sachant plus si elles veul[ent] quitter le camp d’un passé devenu illisible pour celui d’un présent gouverné par l’aléatoire » ; Budapest, surtout, son « mélange de dureté et de fantaisie, d’élégance et de ruine, de fierté et de résignation »… En ce début d’été, une belle invitation au voyage immobile, dans l’espace comme dans le temps, loin des ris et des jeux.

     

    P. A.

     

    (1) Voir par exemple ici

     

    Illustration : le Danube à Budapest

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