• www.wipplay.comComparons ce qui est comparable. Le seul autre livre, à ma connaissance, que Gilles Sebhan ait consacré à un peintre et à sa peinture (je ne parle pas de contributions à des ouvrages collectifs, de textes isolés ou… inédits) est Mandelbaum ou le rêve d’Auschwitz, aux Impressions Nouvelles, en 2014. Dans l’article (voir ici) que j’ai consacré lors de sa parution à cet ouvrage, je remarquais que Sebhan y pratiquait une curieuse forme de narcissisme non narcissique, qui l’amenait à se mettre lui-même en scène dans le rôle de l’enquêteur traquant une figure d’artiste à laquelle il pouvait s’identifier par bien des côtés.

     

    Ici, la démarche est sinon opposée, en tout cas très différente. D’abord, par la quasi- absence de l’auteur-narrateur, pratiquement réduit à un pur regard. Le regard d’un spectateur. En juillet 1964, Pierre Koralnik tourne pour la Radio Télévision Suisse, presque par hasard, un film-entretien de 21 minutes avec Francis Bacon, dans l’atelier londonien de l’artiste. Celui-ci répond aux questions d’Émile de Harven, la plupart du temps dans un français presque parfait mis à part quelques flottements drôles et troublants (« Moi j’ai peur, qu’est-ce que j’ai peur ? » ; « Pour un moment je peux m’amuser, je peux m’exister »…).

     

    L’œil de la caméra

     

    Il y a là, outre l’équipe de tournage, les amis du peintre, compagnons habituels de ses beuveries, rassemblés pour une soirée appelée à sombrer, comme bien d’autres, mais en direct, dans le chaos. Le livre, si l’on veut, raconte ce film. Il en interroge et décortique chaque détail, s’appuyant sur des citations tirées d’autres interviews, des anecdotes puisées dans des biographies, quelques photos placées en tête de volume et, bien sûr, des descriptions de tableaux.

     

    Certes, le motif de l’enquête revient quelquefois affleurer, quand le locuteur évoque ses échanges avec Koralnik, miraculeusement retrouvé. Certes, l’auteur de La Dette (1), qui peint lui-même, n’est pas neutre ni complètement absent dans ce portrait d’un artiste obsédé par la sexualité, la violence, la mort, et dont les rapports tumultueux sont bien connus, avec un père qu’il s’acharna à figurer dans ses nombreuses « distorsions de pape ». Cependant, pour l’essentiel, celui qui nous parle n’est, et seulement de temps à autre, qu’un je en passant. Il est partout, mais en tant qu’œil. Celui de la caméra, évidemment, dont la succession des courts chapitres mime le mouvement tourbillonnant. Au passage, cet œil attrape des visages sur lesquels il s’arrête (George Dyer, l’amant de l’époque, un ami, une femme inconnue…) ; il saisit aussi et scrute des thèmes qui se profilent – biographiques ou picturaux.

     

    « Court-circuiter l’apparence »

     

    Les virevoltes de l’écriture, reproduisant celles de l’image, brisent et redessinent sans cesse la figure omniprésente du cercle : arène de la corrida ou roulette des jeux de hasard, deux passions de Bacon ; œil-de-bœuf du Temps retrouvé, convoqué au détour d’une page ; danse esquissée par le grand peintre lui-même, qui, de plus en plus ivre, « tourne sur lui-même si bien que la caméra découvre successivement les différents invités »… Cette figure du cercle est riche de sens multiples. Elle évoque le champ clos de tous les rituels et les jeux : le cricket, présent dans certaines toiles du peintre, ou la tragédie, chère à ce grand lecteur d’Eschyle, que le narrateur croit voir, « sans que personne y comprenne rien », dans le cours de la soirée, « incarn[er] Oreste » et jouer « la fin des Choéphores ».

     

    Mais le théâtre est d’abord sur la toile. Le peintre irlandais s’y livre à une manœuvre qui, analysée par Sebhan, tient de la magie et du sacré. Elle consiste à la fois à « contenir le chaos », à convoquer et maintenir à leur place des figures en proie au « mouvement violent qui tent[e] de les désarticuler », et, en même temps, à « se protéger », comme par un cercle magique, dans l’accomplissement de cette « opération périlleuse ». Car il s’agit de rien de moins que de « court-circuiter l’apparence » pour atteindre la vérité, laquelle ne se donne à voir que dans la déformation : distordre la réalité pour en faire surgir le réel. C’est-à-dire la viande, ou « la mort au travail » : « Nous sommes (…) des carcasses en puissance. Si je vais chez un boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place de l’animal » , dit le peintre.

     

    Gilles Sebhan souligne le caractère non narratif mais, « au contraire », théâtral, ou, reprenant le mot de Deleuze, « figural » de l’art de Bacon. Raconter un film, c’était, pour celui qui est par ailleurs l’auteur de nombreux romans, dont cinq policiers (2), refuser lui aussi la narration pour, mimant sa propre fascination tout en en redoublant l’objet, tenter d’en percer, une fois de plus, le secret. Tentative vouée à l’échec, naturellement. Mais l’échec, dans ce domaine, est la seule forme de réussite.

     

    P. A.

     

    (1) Gallimard, 2006

    (2) La série Le Royaume des insensés, également au Rouergue, voir ici

     

    Illustration : Francis Bacon, Autoportrait, 1968

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  • photo Pierre AhnneTrois livres en un. Après En mer (Bourgois), Médicis étranger 2013, le journaliste et écrivain Toine Heijmans s’attaque à la montagne, avec un gros roman dont il essaie d’escalader simultanément les trois faces. Il y a là une histoire de l’alpinisme, pleine de noms célèbres et de détails puisés dans les copieuses sources indiquées en fin de volume. Il y a un ouvrage documentaire, rempli de mots techniques repris dans l’abondant glossaire final. Il y a, pour porter tout ça, un roman.

     

    C’est l’histoire de Walter. Encore adolescent, il a rencontré Lenny, qui l’a initié à l’alpinisme. Aux Pays-Bas, c’est difficile… Nos futurs héros se sont entraînés sur une pile de pont. « Tu dois escalader un passage clé sans respirer », disait Lenny. « Tu dois grimper sur ta dette d’oxygène ! » Laissant là leurs études, les deux amis ont filé le plus vite possible s’installer à Chamonix pour y grimper sur tous les sommets des environs. Plus tard, ce fut l’Himalaya.

     

    La montagne, et après ?

     

    Quelque part, pendant une nuit de tempête, Walter n’est pas sorti de sa tente pour porter secours à Lenny. C’est un autre alpiniste qui s’en est chargé. Est-ce pour solder cette dette-là que, vieilli et porteur d’une maladie peut-être mortelle, Walter revient seul au Népal escalader un dernier sommet, ce qui lui donnera l’occasion de sauver la vie d’un nouveau compagnon, plus jeune, nommé Monk (« Le fait de l’avoir retrouvé dans la montagne répara peut-être quelque chose ») ? Ou est-ce pour finir en beauté sur une cime, grâce au pentobarbital dont il a additionné le thé de sa Thermos ?

     

    On ne sait pas très bien. Tout ça n’est pas très clair, et on se demande encore à la dernière page de quoi exactement la montagne va accoucher. La construction, à l’image du sujet, n’arrange rien. Le récit de l’escalade alterne avec les retours en arrière sur les jours précédents et les évocations du passé plus lointain. Les hauts et les moins hauts se succèdent, dans des chapitres dont le titre se limite à une simple indication d’altitude. « Roman d’apprentissage », dit la quatrième de couverture. Mais apprentissage de quoi ? Walter, le narrateur, tient d’un air sombre des propos contradictoires, sans jamais répondre vraiment à la question clé : pourquoi font-ils ça ? « Comme si notre mission était d’entreprendre l’insensé, dont nous seuls comprenions le sens juste (…). Si seulement c’était vrai ». « Les gens nous prennent pour des héros. Malheureusement ce n’est pas le cas. On est allongés dans une tente, sans raison apparente, à chercher notre souffle dans une montagne qui n’a d’intéressant que sa hauteur ».

     

    Chemins qui ne mènent nulle part

     

    Walter est un bougon, qui ne cesse de décrier sa propre passion. Car passion il y a. L’auteur n’a pas pris la peine de donner à ses personnages, tous masculins, famille, enfance ou compagne. Seul Lenny, en cours de récit, disparaît dans le mariage et la paternité comme dans une crevasse. Une passion, dans son cas, chasse l’autre. N’a-t-il pas, un jour, à Walter, qui lui posait la fameuse question, répondu : « Parce que ça me fait bander » ? Walter lui-même, ou le bien nommé Monk, semblent bien avoir pour objet de désir la seule montagne. À moins que ce ne soit le corps de l’autre, qu’il faut, longtemps, de retour dans la tente, serrer dans ses bras pour le réchauffer ?...

     

    Disons qu’il y aurait au moins eu là une piste à explorer plus systématiquement. Mais ce livre-montagne est plein de pistes dont on n’entrevoit que le départ. Qu’on en juge, au hasard des pages : « J’ai gravi la montagne, et il n’y a rien » ; « L’air raréfié agit comme une lentille qui rapproche les montagnes ; ce que je vois n’est pas la réalité, mais une construction physique, une convention avec moi-même » ; « En haute altitude, la sensibilité est un danger (…). Une montagne est un problème arithmétique ».

     

    Âge d’or et dexaméthasone

     

    L’écriture est en harmonie avec cette dernière conception des choses. Pas de lyrisme. Des paysages, mais simplement indiqués. On nous épargne les effusions, pour tout centrer sur les objets, les corps, les gestes qui les associent. Chaussons, chaussures, baudriers, mousquetons. Contrôle des pieds, des orteils, du cœur, du souffle. Iode, acétazolamide, dexaméthasone, « et de grosses boîtes d’antibiotiques ».

     

    Tout ça aurait largement suffi à faire un roman. Et, en l’état, suffit pour qu’on ait envie de suivre jusqu’au bout le récit méticuleux et sec de l’ultime ascension de Walter. En sautant tout de même çà et là un passage… Car, d’autant plus embarrassé par son vaste sujet qu’il veut à tout prix en faire le tour, Heijmans accumule les informations, et, surtout, déploie au-dessus de ses héros la grande ombre de l’histoire de l’alpinisme. Walter et Lenny ont lu tous les livres. Ils connaissent par cœur les aventures de Messner, de Herzog, de Toni Kurz. À tout instant, le récit s’interrompt pour nous raconter les exploits de ces grimpeurs réels, ceux de « l’âge d’or de l’alpinisme », quand « le temps des héros » n’était pas encore « révolu ».

     

    Oui, mais voilà : contrairement à ce qu’on s’efforce, avec une constance qui force l’admiration, de lui imprimer dans l’esprit, le lecteur de romans ne veut pas d’histoires vraies. Il veut des histoires. Vraies ou pas, romanesques ou non, mais des histoires. Pas des renseignements. Le livre de Toine Heijmans, qui aurait pu être si passionnant, a, en plus de ses autres mérites, celui de nous en administrer exemplairement la preuve.

     

    P. A.

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  • www.tripadvisor.frIl arrive parfois à ce blog d’associer des livres qui n’ont pas grand-chose en commun – sauf à y regarder de plus près. Dans le cas de ces deux-ci, on verra alors qu’ils ressuscitent, de deux manières bien différentes, les émerveillements de l’enfance.

     

    Le Maître des horloges, Jacques Fortier (Le Verger)

     

    D’habitude, je ne parle pas des polars. Ou alors il faut que ce ne soient pas des polars, tel ce roman qu’il faudrait plutôt dire policier et inscrire dans une tradition prenant naissance quelque part entre Leblanc et Conan Doyle. D’ailleurs, Jacques Fortier, longtemps journaliste, a commencé sa carrière de romancier avec, en 2009, un brillant pastiche dans lequel il prenait comme narrateur tout simplement le docteur Watson (1).

     

    Celui qui devait devenir par la suite le héros de plusieurs autres enquêtes y apparaissait en enfant fasciné par le détective britannique. Revenu dans l’excellent Quinze jours en rouge (2), en jeune soldat traquant un assassin dans Strasbourg mis sens-dessus-dessous par l’éphémère expérience des conseils ouvriers de 1918, Jules Meyer à présent a son agence de détective. Elle est située sur une place connue de la capitale alsacienne, mais dans un pâté de maisons n’existant plus que sur les photos prises avant la Seconde Guerre mondiale.

     

    Le choix de ce domicile fantôme convient on ne peut mieux à des récits qui se déploient à mi-chemin de l’imaginaire et de la réalité historique. Celle de l’Alsace, on l’aura compris, et c’est une autre raison à mon intérêt. Notre homme tisse avec une maestria qui frôle sans cesse le second degré l’histoire complexe de la province au XXe siècle et des intrigues respectant toutes les règles du genre, humour compris. Grandes tragédies historiques, petites répercussions quotidiennes, topographie strasbourgeoise des années 1920-1930, langue alsacienne (traduite en note), gastronomie (très présente), tout est là, tant pour l’autochtone attendri que pour le touriste de l’intérieur soucieux de s’instruire. Mais il y a toujours autre chose.

     

    Ici, il y a un objet singulier, qui a, je ne dirai pas bercé, mais au moins fasciné ma propre enfance au pied de la fameuse cathédrale à flèche unique. Dans un transept de ladite cathédrale se dresse l’horloge astronomique, qu’on allait visiter en famille, guettant, à midi, le défilé des âges de la vie devant la mort. Ce que, émerveillé par le mécanisme de l’allégorie autant que par celui des automates, j’ignorais alors, c’est que dans l’horloge se cachait le comput (« un drôle de nom »). Ne comptez pas sur moi pour vous dire ce qui, comme bien d’autres choses, sera expliqué en passant et sans pesanteur dans le roman, à savoir en quoi consiste cet objet dans l’objet. Ni pourquoi une belle brigande un peu espionne sur les bords cherche à le dérober à l’intention d’un mystérieux commanditaire. Qu’il vous suffise de savoir que Jacques Fortier n’ignore rien de ses significations possibles sur le plan psychanalytique, comme en témoigne un rêve de son héros, dans lequel la ravisseuse évoquée ci-dessus, « l’épaule dénudée, enfonc[e] dans son cœur avec un sourire sadique la longue aiguille du comput ».

     

    Et, même s’il n’appuie pas, l’auteur est bien conscient aussi des sens symboliques dont peut se charger, à une époque passionnée par « le temps et la vitesse » et dans un roman où le train joue aussi un grand rôle, un mécanisme fait pour mesurer les cycles immuables de l’année ecclésiastique. Morceau d’un autre temps, perdu ou volé, à retrouver et à réinsérer parmi les rouages de l’horloge… ou, en une belle et malicieuse mise en abyme, dans ceux du récit.

     

    Bestiaire, Alexandre Vialatte, illustré par Honoré (Arléa)

     

    Les éditions Arléa rassemblent ce printemps les textes consacrés par Vialatte aux animaux, quiArléa parurent pour la plupart dans La Montagne avant d’être repris en volume chez Julliard dans les années 1980. On trouve là le Loup, le Cheval, le Chondrostome (« Le monde est surprenant. Surtout la mer »)… Mais aussi l’Auvergnat, le Russe (« Ils chantent en chœur, boivent de la vodka dans des soupières et se nourrissent d’œufs de l’esturgeon femelle en jouant des airs locaux sur des violons tziganes »). Et l’Homme, tout simplement. Voilà pour la philosophie d’ensemble.

     

    Mais l’animal est d’abord, bien sûr, un motif éminemment littéraire, et « le loup des légendes », par exemple, « représente (…) une exigence du paysage, un postulat de la sensibilité ». Comme tous les motifs littéraires qu’il réutilise, l’auteur des Fruits du Congo traite celui-ci avec la vertigineuse ironie qu’il affectionne. Cependant il y a plus : le langage poussé aux limites de l’absurde (le homard « demande à être plongé vivant dans l’eau bouillante. Il l’exige même, d’après les livres de cuisine ») ; le sens souverain du rythme et de la formule… Le marabout : « Il dépasse la zoologie ; on dirait une lettre chinoise » ; l’homme : « Ses frivolités sont sanglantes ; il est plus tragique que sérieux ».

     

    Les illustrations du recueil achèvent d’en faire un hommage au Bestiaire d’Apollinaire jadis illustré par Dufy. Honoré, dessinateur notamment pour Charlie-Hebdo, mort dans l’attentat de 2015, souligne cette parenté en imitant habilement l’aspect de la gravure sur bois. Jouant sur les masses et les cadres, il invente un humour plastique, troublant équivalent de celui dont use le grand écrivain.

     

    P. A.

     

    (1) Sherlock Holmes et le mystère du Haut-Koenigsbourg, même éditeur

    (2) Même éditeur, 2011

     

    Illustrations : les âges de la vie et la mort à l'horloge astronomique de Strasbourg ; illustration d'Honoré pour le texte de Vialatte consacré au Bœuf

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  • https://obamawhitehouse.archivesLes éditions Globe entendent publier « des écrivains du monde entier [bravo !] qui ont à cœur d’explorer les problématiques de notre temps et de nos existences [méfiance…] ». Ici, il s’agit de Gwendolyne Brooks (1917-2000), première femme afro-américaine à avoir reçu, en 1950, le prix Pulitzer, en tant que poète. Je ne suis pas spécialiste de poésie mais j’avoue que les formules utilisées çà et là pour caractériser l’apport de notre auteure dans ce domaine me laissent rêveur. Il n’est question partout que de « mettre en scène des personnages », de « narrer » leur vie… D’ailleurs, dans son Avant-propos au livre dont nous parlons, Margo Jefferson nous apprend, comme une vérité incontestable, que « chaque poème, quelle que soit sa longueur, possède un arc narratif ». Un arc narratif… Si j’ai bien compris, en gros, c’est une intrigue, et l’expression est surtout employée à propos des séries télévisuelles. Drôle de conception de la poésie…

     

    Mais Gwendolyn Brooks n’est pas responsable de ce qu’on dit d’elle, et son unique roman, paru en 1953 et enfin traduit, fait regretter qu’elle n’ait pas plus souvent délaissé pour la narration véritable le genre qui a fait sa notoriété et où tout indique qu’elle s’est illustrée plus brillamment que ne pourraient le faire redouter ses commentateurs.

     

    Une vie en morceaux

     

    « Il est vrai », écrit-elle à propos de Maud Martha, « que beaucoup des éléments de "l'histoire" sont extraits de ma propre vie » – et les guillemets comptent. C’est bien, certes, l’histoire, autobiographique ou non, d’une fille de la petite-bourgeoisie noire de Chicago qu’on nous conte ici : son enfance à l’époque de Joe Louis et de Duke Ellington ; les tourments de l’adolescence, auprès d’une sœur qui reste « la reine en titre » ; les premières amours, les fiançailles (« Il pense que je suis vraiment potable. Que je ferai l’affaire ») ; la vie en couple dans un modeste « appartement-kitchenette », la naissance d’une petite fille. À la fin, le frère de Maud Martha rentre vivant de la guerre. Pourrait-on cependant parler d’« histoire » sans guillemets ? Dans un genre pourtant indéniablement narratif, cette poétesse prétendument si encline à narrer refuse subtilement le récit tel qu’on l’entend.

     

    Pour dire la continuité du temps et de la vie, elle les met en morceaux. La vie de Maud Martha, ce sont trente-quatre très courts chapitres, qui érigent la coupure en principe de composition. Qu’ils soient disposés dans l’ordre chronologique n’y change rien, il suffit de lire quelques titres pour le comprendre : « Scène printanière : détail » ; « Premier béguin » ; « Deuxième béguin » ; « Jaune foncé » ; « Maison »… Des tableaux ? Des fragments, plutôt, lesquels, sans se fondre dans une mosaïque, composent néanmoins une manière de portrait parfaitement adaptée au modèle : une jeune femme qui peine, justement, à trouver sa place, dans une société doublement contrainte – par les inégalités sociales et par les différences entre Noirs et Blancs.

     

    Initiation par les choses

     

    Mais, grâce, toujours, à la logique du fragment, rien de démonstratif ni de discursif. Se plaçant exclusivement au point de vue interne, Gwendolyne Brooks plonge à chaque fois son héroïne dans un cas concret : la première visite d’un ami blanc (« Elle espérait seulement qu’elle serait à la hauteur pour être considérée comme égale ») ; un bal (« Il ne peut pas s’empêcher de voir ma couleur, elle se dresse comme un mur. Il doit le franchir pour rejoindre et toucher ce que j’ai pour lui »)…

     

    Le problème, omniprésent, de la couleur devient un problème de couleurs. Qu’est-ce qu’une « jolie fille » ? « Une petite chose couleur crème », ou, « au pire », « couleur chocolat noyé dans beaucoup de lait »… Le concret, c’est les choses, et, ici, elles jouent un rôle essentiel. Ce sont elles qui, dès la première page, disent l’enfance et la présence au monde (« Ce qu’elle voyait, surtout, c’étaient des pissenlits. Des joyaux jaunes pour tous les jours, constellant la robe verte et rapiécée de son jardin »). Elles expriment les rêves et les avidités de l’adolescence (comme madame Bovary aimait à se répéter le nom magique de Paris, « Maud Martha adorait lire "New York" dans ses magazines, et les descriptions d’objets "de bon goût" »). Elles résument les aliénations de l’âge adulte, parmi les « crèmes de nuit », « les parfums dans les grandes jarres, vendus douze dollars et cinquante centimes l’once », les « robes près du corps », le « satin à petits volants », la « soie fleurie ».

     

    Gwendolyne Brooks raconte une traversée des choses, et une initiation à leur contact. Son personnage apprend à distinguer celles qui parlent de l’essentiel de celles qui contribuent à l’enfermer dans l’univers de la marchandise et de la discrimination. Vers la fin du livre, Maud Martha refuse d’acheter un chapeau, remettant du même coup en place une vendeuse blanche condescendante. Elle est libre. Elle peut, quelques pages plus loin, se chuchoter : « Je suis censée faire quoi, exactement, avec toute cette vie ? »

     

    P. A.

     

    Illustration : Norman Rockwell, The Problem we all live with, 1964

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  • avouslefrioul.comDe livre en livre, Esther Kinsky s’affirme comme une grande écrivaine des paysages et des lieux, véritables héros de ses récits méditatifs et inclassables. Et s’approfondit aussi, pour nous, de livre en livre, son compagnonnage avec Olivier Le Lay, comme une œuvre dans l’œuvre de cet admirable traducteur.

     

    Dans La Rivière (1), il était question d’un quartier de Londres, et d’une rivière qui le traversait, réveillant chez la narratrice le souvenir d’autres cours d’eau et d’un père. Dans Le Bosquet (2), trois types de paysages italiens disaient successivement le deuil où une autre narratrice, ou la même, était plongée par la perte de son compagnon. Ici, on retrouve l’Italie, mais en ses confins : le Frioul, un village montagnard niché dans une vallée proche de la frontière slovène, et dont les habitants parlent un dialecte slave. L’événement placé au cœur du récit est, cette fois, d’ordre naturel : il s’agit du tremblement de terre du 6 mai 1976, et de celui, moins intense, qui suivit en septembre.

     

    Ruban et fragments

     

    La narratrice, jamais présente en tant que personnage, nous le raconte d’abord en reprenant à son compte la parole des témoins. Cependant, très vite, les propos au style direct de sept locuteurs qu’on devine inspirés de personnes ayant réellement vécu la catastrophe alternent, au fil des brefs chapitres, avec la parole de celle qui a sans doute recueilli ces témoignages et intervient en contrepoint pour des descriptions des lieux ou des notes documentaires, de types scientifique, ethnographique, historique…

     

    Le tout divisé en sept parties subtilement agencées et fortes d’une cohérence thématique sous-jacente, jusqu’à une conclusion en forme de mise en abyme : dans la cathédrale, voisine, de Venzone, détruite par le cataclysme et reconstruite pierre à pierre, on peut voir un fragment de mur couvert d’inscriptions par les pèlerins passés là au cours des siècles – « Un ruban de signes indéchiffrables, un récit fragmentaire formé d’images allusives que le temps a cryptées, et qui toutes nous parlent du souvenir comme devoir ». Tout le livre est admirablement condensé dans cette phrase, avec la dialectique qui l’anime, entre continuité et rupture, « ruban » et « fragments ». Car si les fragments, débris, blocs rocheux, ruines, sont nécessairement omniprésents dans le récit et dictent par mimétisme sa construction par subdivisions multiples, il y a aussi le ruban, le rombo, grondement sourd qui annonce le séisme et dont l’écho court de page en page – comme le flot du temps et le flux de la mémoire.

     

    Le langage du monde

     

    D’une partie à l’autre, on s’éloigne en effet du tremblement de terre en lui-même pour s’enfoncer dans les souvenirs de ceux qui l’ont vécu. Et ce sont peu à peu des portraits qui se dessinent, des récits de vie qui s’élaborent : celui qui avait grandi en Allemagne et venait d’arriver au village ; celle dont le père était rémouleur et possédait un vélomoteur ; celle dont la mère avait perdu l’esprit ; celui qui ne s’occupait que des chèvres… Les mêmes incidents reviennent, racontés de différents points de vue. Nous voyons se construire toute l’histoire d’un lieu et de la manière de l’habiter – avant et après le séisme. Car celui-ci a « modifi[é] en profondeur la vie des habitants de la vallée », marquant le point de départ d’un exode, d’une « ruée vers l’étranger », dans une région où, déjà, depuis la fermeture des mines de bitume, « quiconque cherch[ait] du travail [devait] partir ».

     

    Les secousses du 6 mai 1976 « partagèrent la vie et le paysage en un avant et un après », résume la narratrice. « L’avant donna matière à des souvenirs, à des récits, à un feuilletage permanent de la mémoire par le souffle des mots »… Rupture dans la croûte terrestre, dans les existences, dans la matière même du temps. Ce récit d’une catastrophe doublé de la chronique d’une communauté villageoise est également et avant tout une réflexion sur le temps et la mémoire. Celle des hommes, comparée par Olga à une toile « si grande qu’elle pourrait couvrir toute la surface de la vallée », par Silvia à « un monceau de débris » formant « une très fine poussière » ; celle de la nature, « où le passé, les mouvements de terrain et les déplacements de matériaux ont inventé leur propre langage », où « les étendues de calcaire nues et les cicatrices rocheuses blanchâtres (…) se donnent à lire (…) comme les linéaments d’une écriture ». Rupture introduite par le séisme dans les vies, mais permanence du souvenir qui en restitue la continuité. Discontinuité et contraste entre l’indifférence brutale de l’univers naturel et la fragilité de l’être humain, mais, les deux pôles échangeant leurs caractéristiques, continuité simultanée d’un monde habité de part en part par la mémoire et le langage.

     

    Ce langage de la nature, la narratrice ne cesse, en marge de la polyphonie des voix villageoises, de l’interroger. Il est porté par les éléments, parmi lesquels dominent la roche et l’eau, par la lumière, par les animaux, serpents et oiseaux tout spécialement, par les plantes. Et il se lit dans une alternance de tableaux fixes et de promenades, lointain héritage du romantisme allemand, mais sans promeneur. « Le terrain va s’ensauvageant », « la liberté des chemins est entravée par de récents éboulements », « le sentier chemine au flanc de parois rocheuses gris-blanc »… Esther Kinsky installe une dramaturgie de la promenade, selon laquelle la nature n’est plus objet d’observation, mais être animé. Autre manière, en lui conférant une vie inquiétante, d’effacer et d’accentuer la distance et la parenté tragiques entre elle et l’homme.

     

    P. A.

     

    (1) Gallimard, 2017, voir ici

    (2) Grasset, 2020, voir ici

     

    Illustration : dans le Frioul

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