• www.lonelyplanet.frLes éditions Gaïa, comme leur nom (la terre, en grec ancien) l’indique, se sont fait une spécialité de la littérature étrangère. Scandinave, en particulier. Exemple avec  aujourd'hui un roman qui nous vient d’Islande. Des signes parviennent quelquefois de ce bout du monde, où il n’y a pas que des volcans. On a beaucoup parlé de l'admirable film de Hlyrun Palmarson, Godland. Ici, il s’agit d’un roman. Enfin, si on veut…

     

    Personne n’a de nom. Il y a le narrateur, parvenu « à mi-parcours dans [son] existence » et constatant : « La situation était calamiteuse en première mi-temps et s’annonçait mal pour la deuxième ». « Un pauvre diable creux », voilà comment il se voit. Autour de lui, sa compagne, son ancienne femme, son fils et, surtout, son « ami dépressif » : « Je l’enviais, tout en ayant de l’affection pour lui, surtout quand je constatais à quel point il était démuni dans la vie moderne ». Si les sentiments sont ambivalents entre les deux héros, dont l’un rappelle à l’autre un idéal de vie que celui-ci paraît avoir perdu de vue, la culpabilité et la nostalgie du passé l’emportent chez le narrateur, qui multiplie les visites au chevet de l’« ami », pour de longues conversations sur la disparition des sentiments dans notre société marchande…

     

    Machine à laver en panne et pomme d’Adam

     

    C’est là qu’il se heurte à celle que la traductrice, fort talentueuse au demeurant, appelle « la matrone », confondant sans doute un peu avec maritorne et voulant en fait dire virago. C’est une infirmière. Elle semble avoir pour objectif principal de maintenir le dépressif en état de dépression et d’éloigner de lui le visiteur. Lequel avoue avoir peur d’elle, on le comprend : ces « yeux sombres et fixes comme ceux d’un oiseau de proie », « cette grosse pomme d’Adam, comme chez un homme »… « Il éman[e] plus de douceur féminine d’une machine à laver en panne que de cette personne ».

     

    Jusque-là, on se croit dans une forme de réalisme psycho-sociologique, avec lamento obsessionnel évoquant vaguement Thomas Bernhard. Mais les événements se précipitent : le narrateur enlève son « ami » et l’embarque pour une excursion sur un glacier ; course-poursuite automobile sur les routes d’Islande avec « la matrone », dont un accident spectaculaire paraît nous débarrasser. On est donc passé au road-movie loufoque façon Arto Paasilinna ? Attendons voir… Nos héros une fois sur la glace, l’indestructible mégère surgit, ressuscitée. Nouvelle poursuite, en motoneige, et nouvel accident – qui envoie cette fois le narrateur à l’hôpital. À partir de là tout se retourne, et on commence à comprendre ce que de nombreux récits de rêve et quelques autres signaux avertisseurs avaient pour fonction d’annoncer : on était, en fait, plutôt que dans le fantastique, dans une allégorie légèrement déjantée, c’est le narrateur le vrai dépressif, tout se joue dans son esprit, écartelé entre peur de la norme (« la matrone ») d’une part, désir de liberté et de retour aux sources de l’humain de l’autre – « l’ami », qui aura désormais l’initiative et guidera le héros sur la route du salut.

     

    Ciel de printemps et élyme des sables

     

    Le cheminement prend une double forme. Il y a les longs dialogues lyrico-protestataires, un peu indigestes et passablement filandreux : « On ne peut pas fabriquer de la chaleur humaine », une « froide arithmétique (…) est instituée en système dans la religion, d’où le capitalisme l’a adoptée », etc. « Ou bien tu compatis avec la créature (…), on alors tu laisses tomber ».

     

    Mais, heureusement, il y a aussi, concrétisant la remontée vers soi de notre victime du « système », une course échevelée à travers l’Islande, jusqu’au récif, tout au nord, de Kolbeinsey, qui donne son titre original au roman. « La matrone », devenue entre-temps « la mère fouettard », est enfermée et ligotée dans le coffre. On s’enfonce dans les zones les plus reculées de la grande île, et Birgisson, qui est aussi docteur en philologie nordique, multiplie les allusions aux sagas de son pays, que les notes n’éclairent, forcément, qu’en partie. Peu importe. Le narrateur a beau s’excuser, en une élégante prétérition, « de ne pas donner (…) de descriptions lyriques de fermes abandonnées, de la lumière sur les pentes ou des fraîches couleurs printanières de la terre, pour ne pas parler des carcasses de bagnoles rouillées », le monde est bien là, autour de notre héros, par petites touches. « Clarté à gros grains qui alourdit le ciel au début du printemps », « côtes désertes où l’élyme des sables pouss[e] sur les dunes et ondul[e] au vent d’ouest sous le soleil », c’est peut-être là, dans le contact retrouvé avec les lieux, que bat le vrai cœur d’un livre dont le premier mérite reste l’atmosphère de dinguerie qui l’imprègne, et la liberté absolue de genre (littéraire) et de ton à laquelle il s’abandonne – à l’image des grands espaces ouverts devant son singulier héros.

     

    P. A.

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  • www.lexpress.frNe tournons pas autour du pot : ce roman russe est, au sens le plus américain de l’expression, un roman noir. Tels ceux qu’inventèrent Dashiell Hammett et Raymond Chandler, un de ces romans où l’intrigue policière est prétexte à dépeindre une société gangrenée par l’argent et le vice. Ici, cette dimension critique est cependant clairement historico-politique, et on sent bien que Mikhaïl Chevelev est, comme le dit la quatrième de couverture, « journaliste d’opposition » dans son pays. On parlera donc sans doute plutôt, à propos de ce texte qui frôle la pure enquête, de thriller. Et qu’il ait pour cadre la Russie actuelle explique sans doute, vu l’intérêt suscité par le pays en ce moment, la parution du livre dans une collection « blanche » (Du monde entier).

     

    Impossible de résumer l’intrigue. D’abord, je ne comprends jamais tout dans ce genre d’histoires, dont je goûte surtout l’atmosphère. Ensuite, même si je pouvais, je ne dirais pas tout, pour des raisons qui vont de soi. Enfin, la construction est dans ce cas particulièrement labyrinthique. Et, grand mérite du texte, c’est le propos qui l’exige.

     

    L’histoire de Nikolas

     

    Il faut quand même bien dire quelque chose. Disons que le début plonge ses racines dans une réalité bien soviétique : Volodia va vendre des pneus au marché noir ; il est pris, verbalisé, convoqué. Il se retrouve devant Nikolas Nikolaevitch, capitaine du KGB, qui lui fait signer un papier où il déclare être prêt à collaborer avec les « services ». Le document ne sera jamais utilisé, mais jouera un rôle essentiel. Des années après, un certain David, jeune New-Yorkais, étudiant en sciences politiques, est amoureux d’une Macha, rencontrée en Russie lors de recherches menées dans le cadre d’un mémoire universitaire. Par hasard et par l’entremise de cette jeune fille, il découvre qu’il a toujours, à Moscou, le père qu’il n’a jamais connu. C’est Volodia. Entre-temps, ce dernier a travaillé pour de méchants affairistes d’après l’URSS, lesquels, on nous le répète avec une étrange insistance, sont juifs, et s’occupent de blanchir à l’étranger l’argent fort mal acquis par des Russes très puissants. Que le père et le fils se retrouvent n'arrange pas ces personnes : « Le caractère imprévisible de notre comportement », dit le premier au second, « représente un facteur de risque (…). Je pourrais te raconter comment ces gens-là ont coutume de minimiser les risques, mais je pense que tu le devines déjà ».

     

    Il faut prendre les devants. Ce sera le but d’une manœuvre complexe, qui prendra la forme d’une poursuite hallucinée, laquelle mènera Volodia et David si haut dans l’appareil d’État russe… qu’ils y retrouveront Nikolas Nikolaevitch, devenu Le Numéro un du titre – et dont on comprend soudain qu’il suffit de changer son prénom et le patronyme qui le redouble pour reconnaître en lui un personnage réel qu’il est inutile de nommer (on n’est jamais trop prudent).

     

    Toiles

     

    C’est donc aussi l’histoire, entre les lignes, d’une ascension. Mais c’est d’abord le déploiement d’un réseau. Celui parcouru par l’argent, bien sûr, qu’on voit « transiter par Nijnevatorvsk, Mogilev, Beltsy, puis Riga pour passer ensuite par (…) Saint-Martin, Nauru, îles Hébrides, Gibraltar (…), pour émerger enfin dans un port parfaitement respectable ». Mais aussi celui qu’imagine Chevelev pour nous révéler progressivement le système permettant un tel circuit : son système à lui, narratif, est un analogue du système visé, fait d’allées et venues dans le temps, de changements de narrateur, de retours en arrière par vidéos interposées. Le tout débouchant sur un autre labyrinthe encore, celui des rues de Moscou, réduites à leurs noms, et qu’on parcourt en de fiévreuses errances et filatures automobiles comme l’espace désincarné de quelque jeu de Monopoly.

     

    Car tout est un peu désincarné dans ce roman presque sans descriptions, où la violence reste toujours en suspens, où les pistolets sont brandis mais ne tirent pas, où les chiens grondent sans attaquer. D’où l’intimité et les détails quotidiens sont autant dire bannis, où les scènes d’amour se réduisent au minimum indispensable. Il est vrai que c’est surtout une affaire d’hommes. De pères et de fils, notamment. Et un réseau familial s’esquisse aussi, à l’intérieur comme à l’extérieur du réseau criminel.

     

    L’objectif n’est pas tant de tenir en haleine que de dessiner une vaste toile d’araignée. Celle où est prise la société post-soviétique, dans un pays dont l’économie « repose sur la corruption » et où, « quand on a des problèmes, on ne s’adresse pas à la police ni au tribunal (…). Pour éviter que ces problèmes n’empirent ». Cependant la toile est aussi et d’abord celle que tend au lecteur le livre. Par elle, celui-ci mérite bien sa place dans une collection purement et généralement littéraire.

     

    P. A.

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  • histoire-image.orgDans les années 1990 on pouvait encore faire paraître ce genre de livres… 1990, c’est précisément l’année où parut le récit d’Alice Ceresa, publié en français chez Zoé trois ans plus tard sous le titre de Scènes d’intérieur avec fillettes. La maison genevoise La Baconnière le réédite aujourd’hui sous son titre original, et dans une traduction revisitée. Avant cet ouvrage, l’auteure n’avait guère donné que La Fille prodigue, en 1967, et La Mort du père, en 1979. Étrange et discret personnage que cette Alice Ceresa, née à Bâle, en 1923, mais d’un père suisse italien, et qui grandira dans le Tessin avant de vivre à Berne, à Zurich, en France, et enfin à Rome, où elle évolue et publie dans un milieu avant-gardiste, et où elle meurt en 2001.

     

    « Les souvenirs personnels ne m’intéressent pas »

     

    On a pu dire de Bambine qu’elle y montrait « comment on transforme les enfants en femmes » (1). Et elle-même résumait ainsi le thème de son roman : « Un père dominateur, une mère sacrifiée et des filles que tout tend à "enrôler" dès la naissance » (2). On est pourtant très loin du discours critique et du commentaire psycho-sociologique que de telles formules pourraient annoncer. On est très loin aussi du récit d’enfance tel qu’on le conçoit d’habitude. Que ce soit sur le mode empathique et sentimental ou sur le ton hargneux et grinçant, celui-ci est en général furieusement personnel. Cela peut paraître normal : quoi de plus personnel que l’enfance, pourrait-on croire. Or, voilà une écrivaine qui nous dit : « Les souvenirs personnels ne m’intéressent pas » (3). Et, de fait, son livre procède à une dépersonnalisation d’autant plus radicale que les personnages en sont en même temps nettement dépeints et clairement dessinés.

     

    Mais, déjà, ils n’ont pas de nom. « Le père », « la mère », « les deux fillettes », que l’on ne distinguera que par leur ordre de naissance : « l’aînée », « la cadette ». Ces héroïnes, si on peut dire, on les voit grandir ensemble, et toujours dans le cadre familial. Après la brève apparition d’un petit frère « météoritique » et aussitôt disparu, l’angle de vue s’élargira un tout petit peu, incluant les plus proches voisins (« une folle », une autre famille comprenant « un enfant malheureux, qui plus est strabique »). Enfin, c’est l’adolescence, voilà les « deux jeunes filles » amenées « à assumer une apparence nouvelle ». Car elles sont toujours là les deux, et ne se différencient l’une de l’autre que progressivement et tardivement – sans jamais acquérir tout à fait une épaisseur à proprement parler individuelle.

     

    « Ostentatoire détachement »

     

    L’écriture elle-même se refuse résolument à tout ce qui pourrait favoriser l’identification ou l’émotion du lecteur. Usant d’un « ostentatoire détachement » (4), sa solennité pseudo-savante et ironiquement pédante peut faire parfois penser aux débuts d’Elfriede Jelinek. Avec les mêmes effets comiques et de rupture. Exemples. À propos du père : « Les résidus de l’antique brutalité s’expriment désormais seulement dans l’exercice de la pêche pendant les loisirs ». Des deux parents : « L’un hurle et l’autre pleure, raison pour laquelle le fameux intérieur domestique en arrive ces années-là à être violemment bordélique ». Du petit voisin susmentionné : « L’ami préféré de la cadette pour l’étude attentive du fameux appendice masculin dans la composante délogeable hors de la braguette »… Un tel style exclut le sentimentalisme : « Il faut bien penser qu’il s’agissait d’un véritable amour, même si, puisque nous devons considérer d’ici ses manifestations, il n’en ressort pas le moindre élément sur lequel nous appuyer ».

     

    Où est la narratrice, qui s’absente derrière la posture faussement objective de l’observation scientifique ? Est-elle une des deux sœurs, dont elle prétend parfois rapporter les conversations après coup ?... Sans doute. Est-elle la cadette, plus indépendante et plus frondeuse ?... Peut-être. Impossible cependant de rien dire avec certitude : pas de sujet ici pour unifier et offrir à un possible partage empathique des états d’âme ou des pensées secrètes. Pas de sujets de façon générale, des composants agrégés mais distincts. Ainsi du père décrit-on d’abord les dents, puis le nez. Aussi bien les deux filles « finissent par connaître de lui chaque détail et par voir en conséquence l’homme dans son entier comme une somme de morceaux ». Étrange dialectique du tout et de la partie, où « il arrive à ces deux petites sœurs d’identifier le père tout entier (…) avec le mol et informe baluchon visiblement suspendu dans l’entrejambe de son pantalon ».

     

    Des fragments, qui fonctionnent en s’intégrant à un tout : l’organisme, et, au-delà, la famille, cet autre organisme plus vaste. Chaque élément y a sa place et y joue son rôle : un père dominant et lointain, une mère quasi absente « comme entité indépendante », deux fillettes dont on fait peu à peu, en effet, des femmes, et qui, dans leurs dessins, dessinent des femmes « agit[ant] des casseroles », « secou[ant] des édredons » ou « repass[ant] de très grandes chemises blanches étalées jusque sur les carreaux, au premier plan ». Plutôt que de nous dire l’aliénation, Alice Ceresa nous la fait voir, par la pure efficacité d’un choix énonciatif et stylistique. C’était il y a trente ans…

     

    P. A.

     

    (1) Maja Beutler, citée dans la postface d’Annetta Ganzoni

    (2) Interview par Francesco Guardiani, reproduit en début de volume

    (3) Idem

    (4) Idem

     

    Illustration : Edgar Degas, La Famille Bellelli (1894)

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  • fr.m.wikipedia.orgCe qui passionne et retient d’abord, c’est le sujet. D’actualité et de société s’il en est : le dernier roman de l’écrivaine américaine, désormais installée à Londres, nous parle du grand âge, avec son codicille inévitable, la fin de vie.

     

    Je perçois votre étonnement. Tous les lecteurs un peu habitués à ce blog le savent, à mes yeux l’actualité et la société fournissent rarement de bons sujets et les sujets, bons ou mauvais, ne sont de toute façon pas l’essentiel. Oui, mais on est dans un roman de Lionel Shriver. Chez elle, les sujets n’en sont jamais seulement, et jamais seulement de société. Comment serait-ce le cas, quand ils touchent, comme ici, aux questions de la mort, du temps, et au  motif, déjà présent dans Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes (1), du corps envisagé dans ses rapports avec, quel que soit le nom qu’on lui donne, ce qui l’habite : « On s’ennuie. Mais pas lui. Notre corps ne sent même pas la douleur. Nous oui, mais nos corps ne se jetteront jamais du haut d’un pont parce qu’ils en ont assez ».

     

    Se cogner au réel

     

    Corps, mort, temps, autant de manifestations du réel, « l’indéniablement réel – ou plutôt l’hyper-réel, l’intangible », dont Lacan nous enseigne qu’il revient toujours à la même place. L’auteure se propose ici d’explorer toutes les manières de s’y heurter, et met au service de ce projet une construction narrative qui constitue la seconde raison de lire son roman. Cyril est médecin, Kay est infirmière. Tous deux travaillent au sein du National Health Service, le service de santé britannique. Ayant un peu dépassé la cinquantaine, ils assistent avec accablement à la lente dégradation qui précède la disparition de leurs géniteurs. « C’est excitant de mourir graduellement », disait l’héroïne de Quatre heures… Un tel optimisme n’est plus de mise. « On ne vit pas plus longtemps. On n’en finit pas de mourir ! » Et ces deux personnages-ci n’ont aucune envie d’affronter un « inéluctable » devenu « indéfiniment reportable ». À l’initiative de Cyril, ils concluent un pacte. En 2020, à quatre-vingts ans pour elle, quatre-vingt-un pour lui, ils prendront ensemble les produits adéquats, déposés à l’avance dans leur frigidaire.

     

    Selon le principe des « avenirs alternatifs » qui « ouvr[ent] la voie à un univers parallèle (…) aussi réel que le nôtre », le roman explore l’une après l’autre toutes les possibilités recelées par une telle hypothèse de départ. L’un meurt mais l’autre se ravise au dernier moment, l’autre meurt mais l’un change d’avis in extremis, tous deux renoncent à leur projet et vivent différentes vieillesses, selon les évolutions envisageables du monde et de la société compliquées par les hasards de l’existence individuelle. On voit se succéder utopies et dystopies dont on hésite à dire lesquelles valent mieux que les autres, contes de fées et films catastrophes (même remarque).

     

    Partir ou rester ?

     

    En chemin, Lionel Shriver joue avec brio de toutes les récurrences et de tous les effets de refrain imaginables. Elle s’amuse. Le ton est, rien d’étonnant dans son cas, le troisième point fort de cet étincelant ouvrage. Alacrité et humour (noir, cela va sans dire) déjouent gaillardement un tragique qui n’en est que plus implacable. Et l’absence totale de pathos laisse le champ libre à la fantaisie au sens premier du terme, dont on sait qu’il a à voir avec le fantastique : à force de creuser maniaquement tous les détails de tel ou tel choix de départ, Lionel Shriver installe une forme de folie douce. Ou dure.  Au passage, conforme à sa réputation de provocatrice, elle règle ses comptes avec le Brexit (pas de quoi en faire toute une histoire), les mesures prises contre la pandémie (« hystérie collective »), le mythe de la famille et de l’amour entre parents et enfants (ici, tous ignobles avec leurs ascendants), l’accueil des migrants – chapitre, il faut l’avouer, un peu pénible.

     

    On ne dira pas quel happy end donnera le coup d’arrêt à cet étourdissant manège. End d’ailleurs incertaine de n’être qu’une parmi d’autres, et happiness, au demeurant, très relative. L’erreur de Cyril et de Kay reposait sur un excès de rationalisation : « Ils [ont] cédé à la même prudence délirante qui vous [fait] arriver cinq heures à l’avance à l’aéroport ». Mais dire ce genre de choses, n’est-ce pas rationaliser d’une autre manière ? Lu de ce point de vue, le chapitre ultime de ce roman intitulé en anglais Should we stay or should we go ? ressemble fort à la conclusion obligée d’une démonstration implacable. Le problème posé ne s’en trouvera pas résolu. Mais il aura été exposé avec une virtuosité et une cruauté qui valent le voyage.

     

    P. A.

     

    (1) Le précédent roman de Lionel Shriver. 2021, même éditeur, même (excellente) traductrice. Voir ici.

     

    Illustration : Lubin Baugin, Nature morte aux gauffrettes, 1630-1635

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  • www.nouvelobs.comAu début, on se dit qu’on n’ira pas jusqu’au bout. Et ce n’est pas  tant en raison du sujet (« Il s’agirait de chroniquer un séjour en Pologne, en Allemagne de l’Est et au cœur de la Seconde Guerre mondiale – en gros, deux semaines de vacances itinérantes » d’un camp nazi à l’autre), que du ton : « Je m’étais peut-être envoyé de l’héro mexicaine acheminée (…) dans les cavités anales de mules audacieuses, mais pas question que je mâchonne un bâtonnet de céleri non bio » ; « Heinrich Himmler (…), en bon pervers pépère, aimait se rincer l’œil devant des plans à trois façon Mister Freeze, le glaçon friandise »… Et puis, au bout d’un moment, on se rend compte que ce qui apparaissait comme une volonté pesante d’être toujours drôle contribue en fait au climat général d’excès qui imprègne le livre et fait sa force.

     

    Héro, vieux crouton et voyage organisé

     

    N'empêche qu’il faut avoir le cœur bien accroché. Qui s’en étonnerait ? Rappelons la jeunesse mouvementée de l’auteur, l’addiction aux drogues dont il a fait le sujet de son texte le plus célèbre, Mémoire des ténèbres (1), sa collaboration au magazine porno Hustler, son travail de scénariste pour, entre autres, la série Twin Peaks… Le mauvais goût est ici une sorte de principe. Et il faut aussi passer sur les incessantes références cinématographiques ou télévisuelles (américaines), les approximations historiques, les préjugés de toutes sortes – anti-Allemands, anti-protestants, anti-Français… Comme il faut s’accommoder des étranges errances d’une traduction pleine d’énergie, mais dont l’auteure ignore le sens de certains mots compliqués comme blasé, attester ou sordide.

     

    Il faut, avant tout, se pénétrer du fait qu’on n’est pas dans un ouvrage sur la Shoah ou le nazisme. Stahl pratique une manière de gonzo-journalisme, cette forme de reportage où celui qui écrit se montre personnellement en train de vivre ce dont il parle et de l’écrire (2). Aussi nous entretient-il autant de lui que des camps qu’il visite. On saura tout de sa situation au moment du voyage (« Mariage en miettes, carrière en vrac, santé (mentale et physique, merci de demander) douteuse ») et de ses activités complémentaires : « En parallèle avec mes pérégrinations entre Auschwitz et Dachau, je m’échinerais à mettre en forme une série télévisée articulée autour d’un mariage super poilant (le mien) entre un vieux crouton et une jeunette ». Ses souvenirs personnels se mêlent au récit de ses pérégrinations en bus avec un groupe de, comment dire autrement, touristes, au milieu desquels sa qualité d’unique ancien héroïnomane juif obsédé par sa détestation de Trump nourrit en lui une paranoïa déjà solidement constituée. Avec portraits, souvent drolatiques et plus fins qu’on ne pourrait croire, de personnages, et tableaux de groupes – telle une description hallucinante des visiteurs s’empiffrant au snack-bar d’Auschwitz.

     

    L’abîme et nous

     

    Cependant, le mode d’écriture ne relève pas seulement ici de l’attachement à une tradition très américaine, ni d’un narcissisme au demeurant franchement avoué. Il se révèle, au cours de la lecture, particulièrement adapté à ce qui n’est, encore une fois, pas un livre sur…, mais un livre sur le rapport à… Son rapport, notre rapport aux atrocités du nazisme. Il le dit : « J’ai juste essayé de me concentrer sur l’aspect : "Alors, ça fait quoi ?" de la chose ».

     

    « Ça fait quoi » de se trouver dans ce qui fut une chambre à gaz, ou de contempler l’alignement des fours ? Le vrai sujet de ce livre sous-titré La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar, c’est un enchevêtrement de réactions auxquelles nul n’échappe, et où le sentiment d’horreur, bien sûr, se mêle à la fascination névrotique ainsi qu’à l’attrait mystérieux de l’obscène. « Suis-je », demande celui que ses compagnons de voyage appellent « Gerald », « le seul être humain qui, en présence de l’indicible, décèle en lui-même un puits d’indicible encore plus abyssal ? » La réponse est non, bien entendu. Et notre auteur n’en finit pas de creuser cette question : comment se tenir en face de cela ? Son narrateur essaie alternativement toutes les postures possibles : humour énorme, culpabilité, indignation… sans trouver la bonne, forcément, et nous installant avec lui dans un inconfort fondamental. « Passé un certain stade, au pays de l’Holocauste, la réflexion vire à la paralysie, et l’on finit dans une impasse, (…) les yeux plantés dans l’abîme jusqu’à ce que l’abîme nous fixe à son tour, comme le veut l’adage ». Le récit de Jerry Stahl nous entraîne, insensiblement, dans la spirale qu’il dessine autour de ce centre : non l’abîme, mais notre regard sur lui. Ce qui, peut-être, revient au même.

     

    P. A.

     

    (1) 13e note, 2010

    (2) Voir ici

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