• photo Pierre AhnneVoilà en tout cas un livre singulier. C’est le moins qu’on puisse dire, et son grand mérite. D’abord, où le ranger ? Dans le genre du tombeau ? Ce serait le plus évident, le « premier roman » de Mathieu Pieyre se donnant explicitement comme un hommage post mortem de l’auteur au professeur d’anglais de ses dix-sept et dix-huit ans. Professeur, plutôt, « d’américain », tout juste revenu de Californie, « où, à la fin des années 1970, un nouveau monde était en train de naître »… On s’en doute, notre tombeau est aussi bien un récit d’éducation, comme l’annoncent d’ailleurs, dès les premières pages, l’évocation du Grand Meaulnes et le retour fortuit du narrateur dans le lycée (de garçons) où il a jadis été élève, avec sa cour et son préau. Et, bien sûr, dans le face-à-face entre celui qui parle et « cet adolescent qui fut [lui] et qu’[il] interroge à travers le temps », c’est également, avec le portrait d’une époque, un autoportrait qui se dessine.

     

    Un autoportrait en lecteur, avant tout. Ce que « Monsieur Wilder » révèle à l’élève studieux de ces années lointaines, c’est On the Road, Manhattan Transfer, Tristram Shandy, bien d’autres livres, parmi lesquels un roman de William Maxwell, The Folded Leaf, donné par le professeur à son disciple, fait figure de « gage » et, au moment de l’écriture, de relique.

     

    « pit, pat, pot »

     

    « Tant de mots que je lui dois »… Ce professeur de langue a été un professeur de mots, et des chapitres entiers sont consacrés aux émerveillements du lycéen d’alors découvrant les vocables anglais par séries allitératives : « pit, pat, pot », « bag, bog, beg, bug », et autres « sky, sly, spy, shy ». Du goût des mots à celui de l’écriture il n’y a qu’un pas, et on comprend vite qu’« en évoquant Monsieur Wilder » le locuteur-narrateur suit un chemin ouvert autrefois devant lui par celui-là même dont il parle. « Devenu, à son instar, un-homme-qui-aim[e]-les-mots », il ne nie pas faire de son idole « un personnage », voire prolonger et amplifier une « légende ».

     

    Initiation plutôt qu’éducation, en somme. Et, par-delà les beautés de la langue de Shakespeare, à tout ce qui s’ouvrait de nouveau et de bouleversant à l’époque – « qu’il invitât certains de ses élèves chez lui, qu’il les emmenât au cinéma, qu’il leur prêtât des livres ou des disques (…), qu’il leur parlât de libération sexuelle, d’émancipation des minorités, de mouvements antimilitaristes… »

     

    « guy, goy, gay »

     

    « De libération sexuelle »… La révélation essentielle et le véritable objet du livre ne sont jamais explicitement désignés mais sont là partout. Sur la page qui évoquait Alain-Fournier, on entend aussi le nom d’Oscar Wilde, et l’écho qu’il éveille avec le nom de « Monsieur Wilder » (« plus "wilde" que Wilde »). Par la suite, les indices se multiplient : « guy », « goy », « gay » font suite à « pit, pat, pot » ; notre bon élève « demand[e] quelque précision linguistique » sur l’emploi de « naked par opposition à nude » ; composant un jour le numéro du professeur, il entend le message suivant : « For Patrick, press one, for Yannis, press two »…

     

    « Tout ne doit pas être dit, il est des choses qu’on garde par-devers soi », commente-t-il, des années plus tard. Rien n’a eu lieu, mais notre ami, parfois, « but[ait] sur des mots, comme le ferait une caresse sur un corps rencontrant la proéminence d’un muscle » ; et on ne peut s’empêcher de penser que, par sa seule présence, le jeune enseignant des années 1970 a éveillé chez son élève d’autres émotions que purement linguistiques. La grâce du livre est de ne pas le dire, et de laisser le lecteur, à la recherche d’un secret vite évident, mener, d’un détail lâché comme en passant à l’autre, son enquête. Enquête que vient redoubler et mettre en abyme celle du narrateur lui-même, qui découvre, vingt-cinq ans plus tard, dans le Monde, un « in memoriam » rappelant, avec une citation de Faulkner, la mort, il y a « vingt ans déjà », de « Monsieur Wilder ». Installé entre-temps à New York, l’ancien lycéen se rue, dès son premier retour à Paris, à « la bibliothèque de la rue Saint-Guillaume », pour y consulter les archives. Où il trouve, d’année en année, un chapelet d’autres annonces du même type et d’autres citations, jusqu’au premier faire-part signalant la disparition, à quarante ans, de son héros, « mort de la maladie d’amour propre à l’époque ».

     

    « Art topiaire »

     

    Tout cela, par sa retenue même et ses détours, par la vénération vouée à un enseignant, par le goût du langage écrit, par le ton, semble heureusement loin de l’air du temps. Surtout par le ton. Gide aussi est nommé, bien sûr, au détour d’une page. Et l’écriture va parfois, dans la littérarité, plus loin que celle du maître – jusqu’à frôler à l’occasion le kitsch : « Sa barbe drue, blonde tirant vers le roux, dont il jouait sur la surface de ses joues et de son menton avec l’attention d’un aficionado de l’art topiaire soignant un bosquet de buis… »

     

    Disons-le : cette revendication ostensible du style rend d’autant plus gênantes les négligences qui déparent parfois le texte – parmi lesquelles la confusion entre imparfait et passé simple est la plus courante. Mais ne soyons pas malveillant avec un livre qui sort si délibérément des sentiers battus. Par son enthousiasme pour le beau langage et par ses trébuchements mêmes, il est encore dans son grand thème : l’adolescence. Car Le Professeur d’anglais aurait aussi bien pu s’intituler, comme le dernier roman de Mauriac, autre styliste, Un adolescent d’autrefois.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.pinterest.frD’habitude je ne lis pas de romans d’espionnage. Mais, là, c’est spécial. Les Éditions du Canoë nous font, dans ce domaine, faire un singulier pas de côté, et les pas de côté sont toujours salutaires.

     

    La maison née en 2017 après la disparition de La Différence, et dont le catalogue compte des noms aussi divers que ceux d’Adonis, de Michel Chaillou, d’Henri Raczymov ou de Jacques Roubaud, paraît s’être donné pour mission de rendre justice à l’œuvre de Julian Semenov. Trois titres (1) sont déjà parus, voici le quatrième. Qui est Julian Semenov ? demanderez-vous, et la question à elle seule résume ce qui fait en partie l’intérêt de l’entreprise. Né en 1931, mort en 1993, l’homme est jeune sous le stalinisme. Exclu de l’Institut d’études orientales en 1952 après l’arrestation de son père, il pratique la boxe clandestine avant de reprendre ses études lors de la déstalinisation. Il enseigne, devient le beau-frère de Nikita Mikhalkov et d’Andreï Kontchalovski, est correspondant dans le monde entier – de presse ; et peut-être aussi d’autres organes… En tout cas, Youri Andropov l’autorisera, pour nourrir son œuvre, à consulter des archives en général secrètes. C’est Antoine Volodine qui le dit, dans une préface où il rappelle à juste titre le rôle joué par l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale, mais qui fait entendre aussi quelquefois des accents un peu gênants en cette période de conflit russo-ukrainien.

     

    Un héros parmi les scorpions

     

    Passons. Revenons à notre auteur. En 1968, son premier roman, La Taupe rouge, connaît un succès considérable, que viendra amplifier en 1973 une adaptation télévisée suivie avec passion par des millions de Soviétiques. Célébrité. Amitiés internationales – Graham Greene, Edward Kennedy, Chagall… Une espèce de nouvel Ilya Ehrenbourg, en somme, et un héros de roman en soi.

     

    Son héros à lui, celui qui revient dans une quinzaine de romans, c’est Maxime Issaïev, tchékiste du temps de Dzerjinski, à qui Semenov a consacré un ouvrage historique en quatre tomes. Dans le volume qui nous intéresse, Issaïev s’appelle von Stierlitz, est en apparence colonel dans la SS, et a réussi sous cette fausse identité à infiltrer les cercles les plus étroits du pouvoir nazi, d’où il informe « le Centre », à Moscou. Nous sommes au printemps 1945. « L’Allemagne n’est pas un pays, mais un énorme panier de scorpions ». Himmler négocie en secret avec les Américains, Müller, chef de la Gestapo, qui a démasqué Issaïev-Stierlitz, envisage de l’utiliser pour prendre contact avec les Soviétiques… « C’[est] la loi du chacun pour soi ; (…) les alliances ne se [font] que pour obtenir un profit momentané (…), elles [sont] aussitôt défaites lorsque se profil[e] une nouvelle alliance sur la route frénétique du sauve-qui-peut ». L’OSS, future CIA, avance dans le dos de Roosevelt les premiers pions de la guerre froide. Et Stierlitz « marche le long d’une mince corde tendue entre deux immeubles de dix étages ».

     

    Tout cela est aussi peu romanesque que possible. De temps en temps Semenov semble cependant se rappeler les lois du genre, ce qui nous vaut un rapide épisode féminin, un extraordinaire interrogatoire sous sérum de vérité, ou un récit halluciné de la mort de Hitler dans son bunker.

     

    « Des liens étranges et invisibles »

     

    Car le Führer est un des personnages, comme Bormann, Müller, déjà nommé, et bien d’autres, qui figurent dans un index fort bien fait, en début de volume. L’essentiel est le jeu embrouillé et menteur de tous ces gens-là, les conversations qu’ils ont entre eux ou avec le héros, leurs hésitations, leurs revirements, leurs efforts pour organiser leur fuite en Argentine et pour exploiter le conflit qui se dessine entre États-Unis et URSS. On suit sans toujours tout comprendre (je parle pour moi), ce qui n’amoindrit en rien la fascination que suscite, comme toujours, la situation d’espionnage, combinée ici à celle qu’éveille immanquablement la description d’un système totalitaire.

     

    Notre fascination, c’est aussi celle de Semenov, qu’on sent cependant s’appuyer sur une documentation exceptionnelle, concernant des faits qui, moins souvent évoqués en Occident, n’en sont pas pour autant sérieusement contestables. La question, évidemment, qui ne quitte pas le lecteur, est celle de savoir si le romancier songe toujours au seul nazisme quand c’est du nazisme qu’il parle… Jamais rien directement contre Staline (lequel intervient, comme Roosevelt, Hoover ou Dulles…), mais une évocation élogieuse du maréchal Toukhachevski (2), une mention de Trotski, un poème de Pasternak longuement cité. Autant de signes qui indiquent la position particulière de Semenov, tant comme écrivain que comme citoyen soviétique.

     

    Cette dernière catégorie, qu’on le veuille ou non, a rassemblé longtemps des millions de personnes, et les romans de Semenov dont paraît aujourd’hui la traduction ont le mérite de nous le rappeler, comme de bousculer certains réflexes de pensée peut-être trop solidement implantés chez le lecteur grandi à l’Ouest. Tout en portant une vision du monde que tous peuvent partager, par-dessus les frontières : « Tout en ce monde est interconnecté par des liens étranges et invisibles, grands et petits, risibles et tragiques, vils et nobles ; parfois, telles ou telles interférences de destin ne se prêtent à aucune explication logique (…), pourtant ce côté apparemment accidentel est en réalité l’une des constances cachées du développement ». Les récits de l’auteur russe offrent de cette « interconnexion » un équivalent littéraire, d’une puissance peu commune.

     

    P. A.

     

    (1) La Taupe rouge (2019), Des Diamants pour le prolétariat (2020) et Opération Barbarossa (2021)

    (2) Héros de la guerre civile, éliminé par Staline en 1937

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • twitter.comEncore un ouvrage qu’on n’aborde pas sans une certaine appréhension. Le titre, déjà, peut inquiéter. Et l’inquiétude se confirme quand on lit la note de l’auteur, écrivain guatémaltèque dont plusieurs romans ont déjà été traduits et publiés chez le même éditeur. « Les histoires qui composent ce livre ont été écrites au cours des cinq dernières années, autrement dit les cinq premières années de la vie de mon fils », dit-il. Et d’ajouter : « un fils qui m’oblige désormais à écrire en tant que père »… Complaisance, attendrissement, mièvrerie, on peut  tout craindre. Mais il faut savoir quelquefois aller au-delà des apparences, et affronter virilement les périls. On est souvent récompensé. Le livre d’Eduardo Halfon en est la preuve.

     

    Circoncision et pou géant

     

    Le fil de la paternité court bien au long des dix-huit courts récits qui le composent. Soit que le narrateur y parle de son fils, soit que ses propres père ou grands-pères y fassent des apparitions, soit qu’il évoque son enfance à lui, sa jeunesse, les expériences qui l’ont conduit à l’âge adulte ; soit, enfin, que les pères dont il est question soient ceux de leurs œuvres – artistes, écrivains, surtout, dont l’auteur lui-même. Celui-ci, en effet, ne cherche pas à se cacher, dans cette entreprise qui pourrait sans doute s’apparenter à quelque chose comme de l’autofiction. Et on reconstituerait sans mal, à partir de ce puzzle, sa vie : enfance au Guatemala dans sa famille juive, migration aux États-Unis pour fuir la violence politique, études, retour au pays avec un diplôme d’ingénieur (« Je n’avais pas choisi ce cursus (…). On l’avait choisi pour moi »). Découverte de la littérature, séjour initiatique et catastrophique à Paris. Voyages en Europe – l’Espagne, Bruxelles, Berlin, où Halfon vit aujourd’hui.

     

    Et, dans tout ça, pas une once de sentimentalité ou de mièvrerie. Le ton des récits mettant en scène l’enfant est donné par le premier, Une petite entaille : on le croit consacré à la naissance ; c’est de la circoncision qu’il s’agit. Plus loin, dans Lecture sage, où l’on voit le petit garçon prendre au hasard un livre dans la bibliothèque de son père et feindre de le lire pour imiter celui-ci, on n’apprendra qu’en chute le titre de l’ouvrage : La Mort du père, de l’écrivain portugais José Luis Peixoto. Dans Le Dimanche dans l’Iowa, nous assistons à une tentative d’initiation de l’enfant aux concerts classiques, et découvrons au passage qu’il préfère jouer, dans le hall d’entrée à être « un pou géant ».

     

    Abîmes

     

    La mort ou l’inquiétante étrangeté neutralisent tout ce qui pourrait inciter à l’attendrissement. On est souvent au bord du fantastique (voir Aquarium, récit d’une bien étrange soirée à la cinémathèque de Bruxelles, ou Quelques secondes à Paris, où le narrateur dit avoir été sauvé de la détresse, et, peut-être, de la folie, par la vision étonnamment précise d’un mollet féminin [« Je pourrais le dessiner »]). Le suicide constitue presque un second fil conducteur. Raconte-t-on un Premier baiser ?... L’histoire finit par une overdose. Et quand ce n’est pas de la mort qu’il s’agit directement, c’est du corps souffrant ou mutilé – la circoncision, voir plus haut, les effrayantes injections dans les fosses nasales imposées à l’auteur adolescent pour soigner ses allergies (Histoire de mes aiguilles).

     

    Mais souffrances et mutilations ne sont pas toutes rituelles ou médicales. Après de premiers récits consacrés au fils de l’auteur ou à l’enfance de celui-ci, Le Lac fait intervenir, comme en passant, un médecin jadis enlevé et torturé par les militaires. À partir de là nous entrons dans une suite de textes qui nous emmènent jusqu’au plus profond de l’horreur, avec Beni, histoire d’un village massacré et incendié par les kaibiles, « commandos d’élite de l’armée guatémaltèque ». On ne revient ensuite que progressivement à des thèmes moins angoissants et plus personnels. Cependant l’avant-dernière nouvelle, Le Dernier Tigre, se termine par l’évocation des plaques commémorant, dans une gare berlinoise, le départ des juifs pour la déportation. Et le dernier, La Marée, raconte comment le père de l’auteur échappa de peu à la noyade dans son enfance.

     

    La boucle est bouclée, liant paternité et mort, en une construction brillante qui place au cœur du recueil la tragédie historique et politique d’un pays. Il ne faudrait pas cependant en déduire que la tonalité est toujours la même : chaque texte passe de l’humour au tragique ou au semi-fantastique dans une juxtaposition apparente dessinant en fait des détours parfaitement imprévisibles, mais nécessaires, autour d’un centre quelquefois seulement suggéré, ou révélé au dernier moment par la chute.

     

    La chute : c’est peut-être le maître-mot secret de ces nouvelles. Non qu’elles y sacrifient toutes. Mais le lecteur qui s’y engage doit savoir qu’il ne sera jamais à l’abri des abîmes – et le risque d’y choir, dont l’auteur joue en virtuose, est ici un principe de construction. Sous l’enjouement, l’enfance, l’auto-ironie souriante de qui revoit de loin son passé, sous le bonheur d’être père… il y a des trappes.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.thebusinessplanshop.comEncore un premier roman d’une auteure âgée de moins de vingt-cinq ans. Alors que Lili Nyssen faisait (avec talent) le récit du premier amour (1), Claire Baglin raconte le premier travail. La « salle » du titre, c’est en effet celle du fast-food où sa narratrice, fille d’ouvrier, et qui s’appelle Claire elle aussi, trouve un emploi pour payer ses études.

     

    Comme Christian Astolfi avec De notre monde emporté, récit paru au printemps dont j’ai eu l’occasion de parler (2), notre jeune écrivaine prolonge donc la tradition du roman ouvrier, dans une tonalité à la fois plus et moins désespérée : si un geste final de révolte ouvre son livre à un avenir que ne laissait guère entrevoir celui d’Astolfi, le militantisme, la lutte, l’Histoire, le collectif, en somme, en sont absents. C’est un roman ouvrier d’après la classe ouvrière, et une peinture du travail que ne porte ou n’édulcore plus la fierté de travailler. Si celle-ci est encore là chez Jérôme, le père de l’héroïne-narratrice, elle semble souvent dérisoire, et l’itinéraire de ce personnage se termine sur un accident qui vient compromettre son avenir à l’usine.

     

    Le principe de concentration

     

    Car Claire Baglin invente, pour dire le devenir du travail et la reproduction des structures sociales, un dispositif d’une simple et redoutable efficacité. Le récit au jour le jour des expériences vécues aux différents postes du fast-food alterne avec des instantanés de l’enfance, puis de l’adolescence du personnage, depuis le temps des jeux avec son frère Nico jusqu’aux amours avec Paul, un jeune bourgeois – en passant par de toutes premières tentatives littéraires.

     

    Portrait d’un père, récit d’une enfance, récit d’un passage de relai du père à la fille, où se lit l’évolution d’un rapport au salariat, c’est-à-dire au corps et aux objets… On pourrait dire bien des choses, dans les termes post-bourdieusiens de rigueur. Claire Baglin ni sa narratrice ne disent rien. C’est là leur force, et celle de ce livre tout entier dominé par un principe de concentration : sur un petit nombre de figures (Jérôme, Nico, « maman », plus quelques silhouettes, si fermement dessinées qu’elles soient) ; sur des lieux clos et peu nombreux (l’appartement familial, un camping, les locaux du fast-food) ; sur les gestes et les objets.

     

    Parmi les choses

     

    On est dans le monde des choses. Même les petits chefs sont les pièces d’une machine. Le lieu de travail est le royaume des « gobelets », des « sacs », des « serviettes en papier », des « sachets de sauce », des « pots de glace ». Tandis que l’appartement parental est un « grand amoncellement », où « un appareil à raclette attend que quelque chose se produise, des enveloppes cachetées servent à poser les plats chauds et quatre téléphones, récupérés à la déchetterie, côtoient plusieurs tubes de paracétamol, une pince, la télécommande, un mètre ruban ». Ce n’est que chez les parents de Paul qu’on trouve de l’espace, et des « papiers rangés en piles égales » (« Comment ils font pour garder propre leur carrelage blanc ? »).

     

    Chez ceux qui travaillent, l’univers privé est envahi par les choses comme l’est le lieu de travail. Ce sont elles qui dictent et façonnent les attitudes et les gestes : « Je jette un coup d’œil à l’écran des commandes juste au-dessus de ma tête, je ne lis pas, je vois bien qu’il y en a trop, j’appuie sur le bouton. Des rectangles surgelés tombent dans la panière. Je la saisis, mon poignet plie, je la plonge et le minuteur commence le décompte ». Pour dire ce qui est très précisément l’aliénation, Claire Baglin forge une écriture dense et rythmée, d’une sécheresse brutale. Dans l’univers restreint qu’elle dépeint, cette prose sans arrière-plan se charge d’une puissance hypnotique. Pas de psychologie ni de sentiments explicites : pas le temps. La matière prend toute la place – et les règles imposées par d’autres.

     

    P. A.

     

    (1) Dans L’Effet Titanic (Les Avrils), voir ici

    (2) Le Bruit du monde, voir ici

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • https://magazine.laruchequiditoui.frDepuis 2016, les éditions de La Reine Blanche se consacrent à la nouvelle et aux récits courts, soigneusement et élégamment édités en petits volumes qui proposent toujours une préface ainsi que deux illustrations originales au moins. Au catalogue, des auteurs francophones ou non, récents ou plus anciens. Ainsi, cet automne, Mahir Ünsal Eris, écrivain et traducteur turc né en 1980, pour un recueil de huit nouvelles comptant chacune une vingtaine de pages.

     

    Comédie humaine

     

    Est-ce bien un recueil de nouvelles ? Un événement commun lie ces récits, et il a la couleur annoncée par le titre : une poussière jaune vient, un matin d’été, recouvrir la ville où tout se passe, tempête de sable apportée par le vent d’Égypte dans laquelle certains n’hésitent pas à voir un avertissement céleste, et qui, de fait, sera bientôt suivie d’un (léger) tremblement de terre. Tous les héros sont confrontés à ce double prodige, lequel jouera dans leur vie un rôle essentiel ou secondaire. Mais ce n’est pas tout. Comme dans une mini-Comédie humaine, ils se croisent et ressurgissent quelquefois dans un rôle de second plan après avoir joué, dans un autre récit, le rôle principal. Tandis que des thèmes récurrents achèvent de tisser des liens entre les différents textes.

     

    Celui du suicide, par exemple. Car les vies qu’on nous raconte sont des impasses : une jeune fille fuit sa belle-mère tyrannique et rencontrera la mort ; une femme cherche en vain à quitter son mari ; une grande entreprise prend à un vieillard sa maison et sa terre… Sans compter les innombrables jeunes hommes désœuvrés et sans avenir qui errent dans la ville en « ne parlant que de femmes, de jambes, de seins et de rêves ».

     

    Tout cela dans une Turquie d’avant l’islamisation mais pas plus riante pour autant. L’événement climato-tellurique, s’il n’est pas d’origine divine, prend des allures d’allégorie dans ce microcosme, où les sept péchés capitaux et quelques autres se déchaînent entre frénésie et humour noir, sur fond de destruction de la nature et d’argent roi.

     

    « Une petite Turquie dans la ville, un petit monde en Turquie, et l’esprit d’une petite personne (…) dans ce monde », résume Burhan Sönmez, autre écrivain turc, dans la préface. La construction même du recueil mime ce piège, et pas seulement parce que tous les héros viennent buter sur la même irruption du réel. Une mort ouvre le livre, un suicide la suit, qui se répétera, montré sous un autre point de vue, dans le dernier texte du recueil… Mieux qu’aucun commentaire, cette semi-boucle à elle seule dit le piège, et l’absurdité des existences qui y sont prises.

     

    Petites rivières

     

    Le même éditeur, dans une collection intitulée Les Petites Rivières, propose de minces cahiers présentant chacun un seul texte, pris dans un recueil publié par ailleurs chez l’éditeur. On peut ainsi découvrir l’œuvre de Herman Bang, écrivain danois mort en 1912, avec Parias, récit en trois parties où il peint le sort des femmes de mœurs légères dans le Danemark de son époque. L’intérêt étant ici que tout est montré sans être vraiment dit, à travers les discours des personnages, leurs gestes ou leurs comportements. Ce qui a pu autoriser Monet, ami de l’auteur, à parler à son propos d’« impressionnisme ».

     

    Autre découverte : Dans le tram, étrange récit de Benito Pérez Galdós, auteur espagnol célèbre en son pays au XIXe siècle. Un ami bavard raconte une anecdote digne d’un roman-feuilleton. Le narrateur en lit la suite sur une page de journal déchirée. Il se surprend à inventer lui-même ce qui manque. Des personnages de cette histoire montent dans le tram où tout advient, notre auteur imaginatif écoute leurs conversations, finit par s’y  mêler… Ironie, fantaisie, pastiche – et le fameux parallèle fiction-lecture-train.

     

    Variations

     

    Mais toutes les productions de la maison ne sont pas des traductions de langues étrangères… Le recueil d’Isabelle Taillandier, Les Couleurs et les sons, se place sous le patronage de Baudelaire, et les textes qui le composent sont souvent des invitations au voyage, vers l’Allemagne ou, surtout, l’Espagne. Les sens y jouent également un grand rôle, comme les arts qui les sollicitent, peinture ou musique. Et le volume lui-même peut se lire comme un répertoire des variations, pour reprendre le titre donné par Claude de Grève à sa préface, auxquelles peut donner lieu la forme nouvelle.

     

    Pas de récits à chute, mais des vies en quelques pages, telle celle de La Dame d’Elche, vieille Espagnole de milieu populaire et qui connut l’émigration, dont un récit restitue la voix inimitable. Et aussi des tombeaux, des poèmes en prose, des histoires nées d’un tableau ou d’un objet (Escaliers). Le tout culminant dans Le Cri déchirant de la réalité, tragédie de deux existences travaillées par le mythe, que reconstitue ou qu’imagine une écrivaine à partir du seul détail qu’elle connaît. Bel exercice de mise en abyme, et éloge du genre en soi.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique