• En salle, Claire Baglin (Minuit)

    www.thebusinessplanshop.comEncore un premier roman d’une auteure âgée de moins de vingt-cinq ans. Alors que Lili Nyssen faisait (avec talent) le récit du premier amour (1), Claire Baglin raconte le premier travail. La « salle » du titre, c’est en effet celle du fast-food où sa narratrice, fille d’ouvrier, et qui s’appelle Claire elle aussi, trouve un emploi pour payer ses études.

     

    Comme Christian Astolfi avec De notre monde emporté, récit paru au printemps dont j’ai eu l’occasion de parler (2), notre jeune écrivaine prolonge donc la tradition du roman ouvrier, dans une tonalité à la fois plus et moins désespérée : si un geste final de révolte ouvre son livre à un avenir que ne laissait guère entrevoir celui d’Astolfi, le militantisme, la lutte, l’Histoire, le collectif, en somme, en sont absents. C’est un roman ouvrier d’après la classe ouvrière, et une peinture du travail que ne porte ou n’édulcore plus la fierté de travailler. Si celle-ci est encore là chez Jérôme, le père de l’héroïne-narratrice, elle semble souvent dérisoire, et l’itinéraire de ce personnage se termine sur un accident qui vient compromettre son avenir à l’usine.

     

    Le principe de concentration

     

    Car Claire Baglin invente, pour dire le devenir du travail et la reproduction des structures sociales, un dispositif d’une simple et redoutable efficacité. Le récit au jour le jour des expériences vécues aux différents postes du fast-food alterne avec des instantanés de l’enfance, puis de l’adolescence du personnage, depuis le temps des jeux avec son frère Nico jusqu’aux amours avec Paul, un jeune bourgeois – en passant par de toutes premières tentatives littéraires.

     

    Portrait d’un père, récit d’une enfance, récit d’un passage de relai du père à la fille, où se lit l’évolution d’un rapport au salariat, c’est-à-dire au corps et aux objets… On pourrait dire bien des choses, dans les termes post-bourdieusiens de rigueur. Claire Baglin ni sa narratrice ne disent rien. C’est là leur force, et celle de ce livre tout entier dominé par un principe de concentration : sur un petit nombre de figures (Jérôme, Nico, « maman », plus quelques silhouettes, si fermement dessinées qu’elles soient) ; sur des lieux clos et peu nombreux (l’appartement familial, un camping, les locaux du fast-food) ; sur les gestes et les objets.

     

    Parmi les choses

     

    On est dans le monde des choses. Même les petits chefs sont les pièces d’une machine. Le lieu de travail est le royaume des « gobelets », des « sacs », des « serviettes en papier », des « sachets de sauce », des « pots de glace ». Tandis que l’appartement parental est un « grand amoncellement », où « un appareil à raclette attend que quelque chose se produise, des enveloppes cachetées servent à poser les plats chauds et quatre téléphones, récupérés à la déchetterie, côtoient plusieurs tubes de paracétamol, une pince, la télécommande, un mètre ruban ». Ce n’est que chez les parents de Paul qu’on trouve de l’espace, et des « papiers rangés en piles égales » (« Comment ils font pour garder propre leur carrelage blanc ? »).

     

    Chez ceux qui travaillent, l’univers privé est envahi par les choses comme l’est le lieu de travail. Ce sont elles qui dictent et façonnent les attitudes et les gestes : « Je jette un coup d’œil à l’écran des commandes juste au-dessus de ma tête, je ne lis pas, je vois bien qu’il y en a trop, j’appuie sur le bouton. Des rectangles surgelés tombent dans la panière. Je la saisis, mon poignet plie, je la plonge et le minuteur commence le décompte ». Pour dire ce qui est très précisément l’aliénation, Claire Baglin forge une écriture dense et rythmée, d’une sécheresse brutale. Dans l’univers restreint qu’elle dépeint, cette prose sans arrière-plan se charge d’une puissance hypnotique. Pas de psychologie ni de sentiments explicites : pas le temps. La matière prend toute la place – et les règles imposées par d’autres.

     

    P. A.

     

    (1) Dans L’Effet Titanic (Les Avrils), voir ici

    (2) Le Bruit du monde, voir ici

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