• fr.eurovelo.comOn l’attendait au tournant. Depuis Fief (1), son exceptionnel premier roman, on se demandait à quoi ressemblerait le deuxième livre de David Lopez, lequel nous arrive enfin, cinq ans après. Que l’auteur ait ainsi pris son temps est, en soi, déjà bon signe. Il y en a, des tournants, dans ce nouvel opus… À la fin de l’entretien qu’il accordait, en 2017, à ce blog, Lopez, à la question « Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? », répondait vouloir raconter « l’histoire d’un homme qui voyage à vélo pour trouver le lieu où il va se donner la mort ». Si le projet, on le verra, a beaucoup bougé, la mort en tout cas est toujours là ; et, surtout, le vélo.

     

    Depuis que Renata est partie, le narrateur anonyme a cessé de travailler. Il « tue le temps » à repeindre son pavillon et à écouter parler son copain Denis. De temps à autre, la nuit, il met aussi le feu à une voiture. Mais une inondation et la disparition de son chat vont le remettre en mouvement. Pour chercher l’animal, il enfourche son vélo… et le voilà parti pour une navigation au hasard, pendant des semaines, sur les routes de France.

     

    Deux romans en un

     

    Pareil point de départ aurait pu mener à un de ces romans-chroniques, faussement itinérant et, au fond, immobiles, comme on commence à en avoir vu quelques-uns. Chronique des lieux oubliés, villages, bourgades, cafés, et de ceux qu’on y rencontre – on se lie pour quelques minutes ou quelques heures, des vies s’esquissent, le temps d’une conversation. Chronique aussi de la solitude dans les paysages et sur la machine, des efforts et de la souffrance, quand « la sphalte » défile (« la lisse, la granuleuse, la tachetée, la satinée, la bosselée, la cabossée… »). De fait, il y a bien tout cela dans Vivance. Mais pas seulement. David Lopez nous donne deux romans en un : au récit d’une errance et au portrait d’un pays, sans commentaires socio-politiques ni pittoresque (les lieux ne sont jamais identifiés), s’ajoute et se mêle un roman romanesque, placé sous le signe de la quête (retrouvera-t-il Cassius, et, surtout, Renata ?) comme du danger.

     

    L’un s’entrelace à l’autre dans un habile jeu de miroirs et de contrastes, où l’aventure est du côté de l’immobilité plutôt que de l’errance. Alternant avec les étapes de son voyage, nous suivons en effet le journal de la halte que fait le héros chez un certain Noël. C’est ce dernier, en fin de compte, qui voudrait bien qu’on le tue (« que quelque chose arrive, un événement, n’importe quoi, tout plutôt que cette vie »). Lui-même cependant est un bien curieux personnage, qui boit, collectionne les armes, adore jouer à se battre avec son hôte. Celui-ci accédera-t-il à la demande qui lui est faite ? Ou sera-t-il victime d’un accès de violence du candidat au suicide ? Qui tuera qui ? La violence guette partout : la nuit, dans les rues, on prend ses précautions à tout hasard ; si on dort chez quelqu’un, on pousse une commode devant la porte… Et ce climat inquiétant imprime une torsion et une tension dramatiques au tableau mélancolique et souriant d’une France rurale parcourue au rythme paisible de la bicyclette. Étrange mélange des tons, où l’humour et la tendresse pour les gens simples rencontrés en chemin ne laissent pas oublier que le tragique rôde. Le désespoir n’est jamais loin, et si, parmi ceux qui croisent le chemin du personnage-narrateur, ils sont « beaucoup à se construire un horizon », c’est pour « le par[er] d’une aura d’impossibilité, comme pour pouvoir le garder en réserve ». Pourtant le coup de pédale, le mouvement, la vie, en somme, ou la « vivance », continuent.

     

    En danseuse

     

    Dans le vélo, tout est affaire d’équilibre : le roman de Lopez ne bascule ni dans l’un ni dans l’autre des deux projets qui le sous-tendent. Il tire jusqu’au bout, miraculeusement, son énergie de leur contradiction et de leur jeu alterné. Au point de suggérer deux fins possibles, selon qu’on voudra voir prévaloir une tonalité ou l’autre. Au lecteur de choisir. Aussi bien, pour l’auteur, « la question qui importe n’est pas celle du quoi mais celle du comment » (2). De l’écriture, donc. Une écriture qui transforme tout, même la psychologie, en faits et en gestes. D’où une pratique volontiers hallucinée du gros plan, où on ne sait ce qui l’emporte, du sentiment d’absurde ou de la fascination pour le monde et ses choses. La buée dispersée par un sèche-cheveux, les mouvements d’une foule, les motifs dessinés sur le sol par des déchets deviennent des événements, étrangement inquiétants. Et la phrase, qui compte tant pour David Lopez, avance en danseuse, adoptant le même déhanchement que le roman dans son ensemble : départ ostensiblement soutenu, chute imprévue dans l’oralité – ou l’inverse. À l’image d’un narrateur à la fois distant et impliqué, ironique et empathique, bref, jamais là on aurait pu l’attendre. Comme l’auteur lui-même, ça se confirme.

     

    P. A.

     

    (1) Seuil, 2017, prix du Livre Inter 2018, voir ici

    (2) Entretien sur ce blog, voir ici

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • fr.dreamstime.comComme l’auteure, elle se prénomme Polina. Sans doute comme elle aussi, elle a émigré, enfant, avec ses parents universitaires, de la Russie encore récente (1993) vers la France. Dès lors, ce sera un va-et-vient entre la scolarité à Saint-Étienne et les vacances à Moscou ou à la datcha, auprès des grands-parents restés au pays. Puis, Sciences Po, le théâtre, toujours comme pour Polina Panassenko. La mère meurt, les deux grands-parents. L’âge adulte est là. C’est presque tout.

     

    Mais ce récit d’une enfance et d’une adolescence est l’histoire d’un malentendu : « à la rentrée de quatrième », notre héroïne reçoit « un courrier de Lionel Jospin » la déclarant « française de plein droit par naturalisation du père », et ajoutant « autorisée officiellement à s’appeler Pauline ». « Longtemps j’ai cru », commente la narratrice, « que ça voulait dire autorisée à s’appeler Pauline ou Polina. Au choix ». Cependant, le jour où elle tente de faire inscrire la version russe de son prénom sur sa carte d’identité, elle découvre que la « formule de politesse juridique » signifie « "obligée" de s'appeler Pauline et "interdit" de s'appeler Polina ». Le roman commence au tribunal de Bobigny, où Polina/Pauline tente de récupérer son prénom russe perdu. On suivra, d’un peu loin, ses démêlés entre avocate et procureure, en alternance avec les retours en arrière sur son passé qui font l’essentiel du livre.

     

    Épopée linguistique

     

    Un livre reposant donc tout entier sur une lettre, a, laquelle est aussi ici un son. Un phonème, comme disent les linguistes. Et le tour de force de ce premier roman réside dans le caractère entièrement linguistique de son intrigue. Les personnages eux-mêmes existent (et comment !) par leur rapport au langage. La grand-mère, à qui les mots commencent à manquer, est à elle toute seule « une Roue de la fortune mais sans les cadeaux » : « Mon grand-père excelle à la chasse aux mots. Moi je suis meilleure à l’accouchement par syllabes ». Ledit grand-père adore les poésies patriotiques d’Essénine. La mère, une fois en France, veille à ce que sa fille n’oublie pas son russe : « Elle surveille l’équilibre de la population globale. Le flux migratoire : les entrées et sorties des mots russes et français ».

     

    Car le vrai sujet du livre est là, dans le conflit entre la conquête nécessaire de la langue française et le refus de perdre le russe originel. La petite Polina passe par le stade où les mots ne sont « que des sons ». Puis commence la lente approche du sens : « "Tian", il tend quelque chose. "Vian", il se déplace (…). Je l'imite et je vois ce qui se passe. J'analyse, j'expérimente. Travail de terrain ». Le russe, progressivement, est confiné à l’usage privé : « C’est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l’enlève ». La fin du processus se soldera par la perte de l’accent (« C’est dingue ça, on n’entend plus rien du tout »).

     

    Mutation douloureuse, qui n’ira pas sans quelques troubles annexes du comportement : « J’ai le patriotisme qui me pousse (…). J’installe un drapeau blanc-bleu-rouge dans ma chambre. Puis une carte de la Fédération de Russie. J’apprends des chants patriotiques de la Grande Guerre… » Dans cette épopée linguistique, qui est vainqueur, qui est vaincu ? La mort, à la fin du roman, du grand-père chéri, est l’occasion d’une sorte de bilan : « Je ne sens plus rien (…). Une mort russe annoncée par un mot français. Peut-être qu’il faut relier les deux pour sentir quelque chose ».

     

    « Ouvre, c’est ton accent »

     

    Pour raconter cette histoire d’entre-deux qui est en réalité une histoire entre soi et soi, Polina Panassenko trouve un ton unique, parfait équilibre entre l’émotion et l’humour. Celui-ci éclate dans la satire de la bureaucratie, tant russe que française, et se déploie dans l’usage d’un regard extérieur digne des voyageurs du temps des Lumières : « J’arrive avec ma mère devant un immense bloc de béton. Sur le côté, il y a un trou noir. Des adultes entrent à l’intérieur avec des enfants et ressortent seuls. À côté du bloc de béton, il y a un enclos avec des enfants qui hurlent et courent dans tous les sens »… Dans le monde vu par d’autres mots, tout est étrange et étranger. Le pays, c’est la langue. Qui est je ?... Un être qui parle. C’est dit sans discours, avec une inventivité verbale qui donne toute la place à la fantaisie et à la poésie. Quand la langue vacille et trébuche, un monde poétique et fantastique vient doubler et transfigurer le monde réel. Exemple, la visite de l’accent : « Peut-être qu’arrivera le jour où mon accent viendra me demander des comptes. Il viendra en fin de matinée (…). On sonne à la porte. Je regarde dans le judas, je dis C’est pourquoi ? Ouvre, c’est ton accent. Une petite femme menue au regard pointu, au front large, avec un bonnet en laine mauve qui lui couvre l’oreille droite ». On le savait, mais l’exemple de Polina Panassenko nous le confirme une fois de plus : l’exil et la perte engendrent de vrais écrivains.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.parisvox.infoÇa commence comme un conte de fées. La jeune et jolie Woody s’en va dans la forêt cueillir des baies pour son « homme » et son petit garçon. On plonge avec elle dans le lyrisme des grands bois, « d’érables rouges et négondo, de charmes et de bouleaux flexibles », peuplés de « cardinaux », de « geais », traversés parfois par le « sombre nuage » d’un essaim que le soleil fait briller d’un « scintillement splendide ». Goody se perd. À partir de là…

     

    … à partir de là ne comptez plus sur moi pour vous résumer la très labyrinthique intrigue du roman de Laird Hunt. Qu’il vous suffise de savoir que Goody rencontrera des femmes bien étranges, qui ont pour nom Eliza, Capitaine Jane ou Mamie Machin, et qui, si elles se défendent d’être « des sorcières », semblent terriblement en être malgré tout. Il y aura des métamorphoses, des identités qui s’échangent et s’emboîtent, des enchantements se superposant à plaisir. L’héroïne plongera dans un puits pour chercher un objet magique et s’envolera dans un « navire » en peau humaine (« au-delà de longs tunnels de vent et tout droit au travers d’une bannière de nuages emplis de glace »). Et on croisera aussi des enfants changés en cochons (si j’ai bien compris), des oiseaux avertisseurs, des loups…

     

    Femmes puissantes et méchants rouges-gorges

     

    On s’égare, comme Goody, dans cette forêt qui ressemble un peu à celle de Blanche-Neige, avec ses « profondeurs terrifiantes », ses « racines et [ses] branches affûtées ». Où et quand sommes-nous ? Nous sommes dans un « nouveau monde » où vivent aussi de « premiers peuples ». Parfois passent des soldats en tunique rouge, on use du mousquet, de la Bible, l’héroïne-narratrice, à en croire la quatrième de couverture, est « une puritaine bien sous tous rapports » (on apprendra quand même en passant qu’elle a tué sa mère). Cependant ces détails semés çà et là, faute d’être vraiment utilisés, ne deviennent jamais des thèmes. On pourrait aussi bien être n’importe où et n’importe quand. En fin de compte, on n’est nulle part.

     

    L’« homme » de Goody est brutal. Dans les bois, elle rencontrera des femmes puissantes et libres. Sauf qu’elles sont toutes sous la coupe de Red Boy (un rouge-gorge géant pourvu de bras…). Et que, de toute façon, on n’aimerait guère les rencontrer, au coin d’un bois ou ailleurs. Pas plus que feu la mère, qui martyrisait son époux, le seul dans toute l’histoire à être un tantinet sympathique.

     

    Que faire au carrefour ?

     

    On le voit : tous les signes qui pourraient orienter le propos dans telle ou telle direction se contredisent et s’annulent, si bien qu’on cherche en vain le sens de tout cela. Ce pourrait être justement l’attrait du roman, cette absence de sens — et le pur plaisir de voir des images horrifiques naître les unes des autres dans toute la beauté des jeux gratuits. Seulement on n’ose pas s’adonner tranquillement à ce plaisir, tant Laird Hunt s’entête à nous suggérer qu’il y en a, du sens. Et son éditeur français insiste : « On entre dans ce roman comme dans un conte des frères Grimm », mais cet « inoffensif début » (« inoffensif » ?... il faut d’urgence relire les Grimm !) fait vite place à « d’autres rivages ». Après quoi il nous est rappelé que ce volume clôt une tétralogie intitulée Dark America Quartet. Conclusion : Goody « se tient à l’un des carrefours de l’histoire américaine ».

     

    Peut-être. Mais elle piétine un peu, à son carrefour. Et nous autres lecteurs finissons par nous lasser de ce jeu de piste qui ne mène nulle part, comme d’une esthétique qui se situe souvent quelque part entre l’image de synthèse et le bon vieux dessin animé. Le conte de fées a un début, un milieu, une fin, c’est là sa force. Laird Hunt invente le conte qui n’en finit pas et, du coup, tourne à vide. À la différence de Goody, cependant, nous avons à chaque instant la possibilité d’en sortir — en fermant le livre.

     

    P. A.

     

    Illustration : Arthur Rackham

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.dogbible.comTeo et Boris le Beau ont disparu. Comme Teo est le meilleur ami de Negro, celui-ci mène l’enquête à « l’Abreuvoir », « le rade de Margot », laquelle « enlève les saletés et les plastiques, tient à distance les chats et leurs pisses, les pigeons et leurs fientes ». Car Margot est une « bouvière des Flandres ». Negro est « né métis, croisement de mâtin espagnol et de fila brasileiro », Teo est un « limier de Rhodésie bien balancé », et Boris porte un collier « de grand luxe, en cuir tressé, avec toutes les plaques réglementaires imaginables ».

     

    « Dog Queen » et Série noire

     

    Bref, on est chez les chiens. La citation en exergue, tirée du Colloque des chiens, de Cervantes, inscrit le toman d’Artuto Pérez-Reverte dans la longue tradition du récit animalier, où on trouve, plus près de nous, Pergaud, London, Colette… Bien d’autres encore, tel Vladimov, dont le très remarquable Fidèle Rouslan (1) a souvent été cité sur ce blog. L’auteur russe maintenait un parfait équilibre entre animalité et humanité, réalisme et allégorie, ce qui est loin d’être le cas chez le prolifique écrivain espagnol, très connu depuis Le Tableau du maître flamand (2). Avec lui, on est dans l’anthropomorphisme quasi pur. Certes, seulement quasi : d’intéressantes ouvertures se font jour, parfois, telle cette opposition entre temps des chiens et temps des hommes (« Dans notre temps bien plus de choses se passent »). Mais on en reste aux ouvertures. Ce qui intéresse d’abord Pérez-Reverte, c’est de raconter une histoire dans le genre de celles qui l’ont rendu célèbre : policière. Le titre espagnol, Los perros duros non bailan, allusion au Tough Guys Don’t Dance de Norman Mailer, place d’entrée de jeu l’œuvre sous le signe du pastiche.

     

    Negro, rescapé de « l’Abattoir », où il a longtemps dû livrer des combats, est le héros inévitablement solitaire et désabusé (« Ces chichis ne sont pas mon style. Les chiens durs ne dansent pas »), et l’action, le suspense, la violence, les scènes nocturnes maintiennent une ambiance ostensiblement Série noire. La superposition de cet univers à celui des animaux produit quelque chose comme du Walt Disney plus brutal, où la volonté d’être drôle et allusif donne lieu à ce qui apparaît souvent comme de légèrement navrantes facilités. Notamment dès qu’il s’agit de sexualité : Dido est « si belle qu’en agitant la queue elle [pourrait] faire fondre le bitume » ; « Perlita la Dog Queen » demande aux « chiens des rues » de « le fouetter avec leur queue et de l’appeler chienne » ; quand on retrouvera Teo et Boris, enlevés par des organisateurs de combats clandestins, le second, voué à la reproduction, est enfermé dans la même cage que trois femelles « insatiables » et n’en peut plus : « Elles me consument, ces morues ».

     

    Deux chiens en un

     

    Tout cela est drôle si on veut, mais surtout lourd. Et quand on en vient aux allusions socio-politiques, ça ne vaut guère mieux. Le chien policier n’est « pas très vif de la comprenette » ; le doberman Helmut, qui appartient au tenancier de la librairie Über Alles, est « toujours prêt à chercher noise » ; Boris est « plutôt de droite », Teo « penche plutôt de l’autre côté » et entonne volontiers L’Internationale (« Debout, chiens de la terre… »). À la fin, délivré, après mille péripéties, par Negro, il entraînera ses compagnons de captivité dans une révolte inspirée de celle de Spartacus, et dont le bien-fondé donnera lieu à un débat moral canin : « Il y a aussi des petits d’humains, là-bas. — Je ne vois pas de différence… »

     

    Double critique du monde comme il va, à travers celui des chiens et en parallèle avec lui, les rapports maîtres/chiens devenant l’image de l’exploitation de certains hommes par les autres. Tout cela reste somme toute classique et ne semble devoir son intérêt qu’à l’art du récit. Oui, mais il y a l’art du récit, qui fait qu’on ne lâche pas l’affaire. Et on en est récompensé quand toute la place est laissée à ce qui est le plus animal dans l’histoire : les combats. Alors l’anthropomorphisme s’estompe (« Depuis que notre monde (…) existe, il n’y a jamais eu qu’un seul et même combat, et toujours le même désespoir fou et perpétuel. Coups de dents et de sang »). Alors, le livre prend une dimension authentiquement littéraire, et pas seulement grâce à l’incontestable virtuosité de la narration. Dans les combats, « on ne sent plus la douleur, seulement une fureur atavique », les « gènes antiques » se réveillent, la créature sauvage prend le pas sur l’animal domestiqué. Car il y a deux chiens en chaque chien. Et le conflit entre les deux constitue la mise en abyme de celui qui oppose, dans le livre, le réalisme à la pure et simple allégorie. Devenant, du coup, la mise en abyme de l’allégorie en tant que telle, et de sa double face, matérielle et abstraite. Enfin, on rejoint Cervantes, et la grande tradition littéraire hibérique : le baroque.

     

    P. A.

     

    (1) Belfond, 2014, voir ici.

    (2) Jean-Claude Lattès, 1993

     

    Illustration : limier de Rhodésie

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.pinterest.frElles s’appellent Kay, Dottie, Priss, Helena, Polly… Elles sont huit, plus une pièce rapportée, qui intervient parfois, toujours le temps d’un décalage ironique. Comme Mary McCarthy, toutes sortent de Vassar College, brillante université féminine de l’État de New York, où elles formaient le Groupe du titre anglais (The Group), sous lequel parut, en 1963, ce roman publié en français en 1964 et que Belfond réédite aujourd’hui, dans la fameuse collection [vintage]. Il est le plus célèbre de l’écrivaine américaine, morte en 1989, qui en publia une vingtaine d’autres (et il y eut aussi des essais, des biographies, des articles…).

     

    L’histoire de nos huit (ou neuf) amies dure sept ans. De 1933, date du premier mariage dans le Groupe, celui de Kay, une des plus jolies et des plus prometteuses, à 1940, où toutes se retrouvent pour l’enterrement de la même, tombée d’une fenêtre. Le probable suicide de cette jeune femme, arrivée de l’Ouest pleine d’enthousiasme et d’illusions, signifiant à l’évidence la fin, pour toutes, de la jeunesse.

     

    « Mouvement tactique »

     

    Deux exceptions mises à part (Lakey, riche, belle, spécialiste reconnue d’histoire de l’art et… lesbienne ; Libby, froide, arriviste, agente littéraire à succès), toutes ont, en sept ans, renoncé à leurs rêves d’indépendance pour succomber aux attraits du mariage et de la maternité. Les rapports entre hommes et femmes sont un des grands thèmes du roman de Mary McCarthy. Rapports vus d’abord sous l’angle de la sexualité, laquelle est abordée avec une liberté de ton qui surprend, même dans des années 1960 annonciatrices, dans ce domaine, des bouleversements que l’on sait. La défloration de Dottie, qui ouvre presque le livre, met tout de suite le lecteur dans l’ambiance : « Alors qu’elle ne demandait qu’une chose, c’était que cela prît fin, ô surprise des surprises, elle commença à y trouver un certain agrément. Son corps ne se révoltait plus tandis qu’il la pénétrait à fond, puis se retirait lentement, cela sans relâche, comme une question indéfiniment répétée »… Suit, quelques page plus loin, un long passage détaillé et désopilant sur les usages en matière de diaphragme et de « bock » (« La femme mariée a un second bock qu’elle laisse dans l’appartement de son amant. Pessaire et bock l’assurent de la fidélité de l’être aimé »).

     

    L’autre motif qui, s’agissant toujours des relations entre les sexes, court comme un fil rouge tout au long du roman, c’est celui de la malignité masculine. Brutal (« Descendant des Vikings, il lui fallait assouvir un besoin ancestral de viol et de violence ») ou lâche (« Je ne vais pas te laisser tomber comme cela, dit-il. J’exécute un mouvement tactique qu’il faut placer dans une stratégie d’ensemble »), le séducteur se métamorphose souvent en tyran domestique. Tel le mari de Priss, qui la contraint à donner le sein, à une époque où le biberon apparaît comme une solution d’avenir et libératrice pour les jeunes mères.

     

    Passage des années

     

    Le livre se fait l’écho de ce débat comme d’autres questions agitant le milieu et la génération qu’il dépeint. On y parle des meilleures manières d’éduquer les enfants à la propreté, de la supériorité des conserves sur la cuisine à l’ancienne (« As-tu goûté le maïs en boîte ? »), de la psychanalyse (« Elle découvrait chez elle les symptômes de toutes les névroses. Elle était maniaque, obsédée, buccale, anale, hystérique et anxieuse »), du trotskisme — car les procès de Moscou, la guerre d’Espagne puis les débuts de la Seconde Guerre mondiale sont la toile de fond du récit. Nos héroïnes estiment que « Roosevelt [fait] du bon travail, en dépit de ce que disent papa et maman ». Et si la femme de ménage de Kay est traitée en passant de « sale négresse », c’est par Harald, son mari, personnage non seulement masculin mais spécialement odieux.

     

    Avouons-le : quel que soit l’intérêt historique et documentaire, le lecteur peine un peu au long de ces… 540 pages, pas complètement convaincu que tout cela soit « toujours d’une vive actualité » comme le prétend la quatrième de couverture. Ce qui l’incite à garder cependant le cap, c’est le plaisir d’une construction virtuose, où l’on glisse d’un personnage à l’autre, quitte à revenir plus loin au premier, en un mouvement combinant habilement déplacement d’objectif et passage des années. Il en résulte un portrait de groupe où s’impose aussi l’art du portrait tout court, formules étincelantes et humour anglo-saxon garantis. De Norine, « on aurait dit que ses pensées montaient à sa tête comme de petits caillots de sang ». À la même, une de ses ex-condisciples peut déclarer : « Si un homme couchait avec toi, tu laisserais sur lui des ronds de crasse comme il y en a dans ta baignoire ». Libby, éconduite par un éditeur peu sensible à son talent comme à ses charmes, se trouve opportunément mal. « Exactement comme le jour où elle était tombée évanouie dans les bras de sa tante. C’était à Florence en plein été. Elle contemplait aux Offices La Naissance de Vénus »… Peut-on être plus allusive et plus délicieusement méchante ?

     

    P. A.

     

    Illustration : classe d'art au Vassar College dans les années 1930

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique