• Sans loi ni maître, Arturo Pérez-Reverte, traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli (Seuil)

    www.dogbible.comTeo et Boris le Beau ont disparu. Comme Teo est le meilleur ami de Negro, celui-ci mène l’enquête à « l’Abreuvoir », « le rade de Margot », laquelle « enlève les saletés et les plastiques, tient à distance les chats et leurs pisses, les pigeons et leurs fientes ». Car Margot est une « bouvière des Flandres ». Negro est « né métis, croisement de mâtin espagnol et de fila brasileiro », Teo est un « limier de Rhodésie bien balancé », et Boris porte un collier « de grand luxe, en cuir tressé, avec toutes les plaques réglementaires imaginables ».

     

    « Dog Queen » et Série noire

     

    Bref, on est chez les chiens. La citation en exergue, tirée du Colloque des chiens, de Cervantes, inscrit le toman d’Artuto Pérez-Reverte dans la longue tradition du récit animalier, où on trouve, plus près de nous, Pergaud, London, Colette… Bien d’autres encore, tel Vladimov, dont le très remarquable Fidèle Rouslan (1) a souvent été cité sur ce blog. L’auteur russe maintenait un parfait équilibre entre animalité et humanité, réalisme et allégorie, ce qui est loin d’être le cas chez le prolifique écrivain espagnol, très connu depuis Le Tableau du maître flamand (2). Avec lui, on est dans l’anthropomorphisme quasi pur. Certes, seulement quasi : d’intéressantes ouvertures se font jour, parfois, telle cette opposition entre temps des chiens et temps des hommes (« Dans notre temps bien plus de choses se passent »). Mais on en reste aux ouvertures. Ce qui intéresse d’abord Pérez-Reverte, c’est de raconter une histoire dans le genre de celles qui l’ont rendu célèbre : policière. Le titre espagnol, Los perros duros non bailan, allusion au Tough Guys Don’t Dance de Norman Mailer, place d’entrée de jeu l’œuvre sous le signe du pastiche.

     

    Negro, rescapé de « l’Abattoir », où il a longtemps dû livrer des combats, est le héros inévitablement solitaire et désabusé (« Ces chichis ne sont pas mon style. Les chiens durs ne dansent pas »), et l’action, le suspense, la violence, les scènes nocturnes maintiennent une ambiance ostensiblement Série noire. La superposition de cet univers à celui des animaux produit quelque chose comme du Walt Disney plus brutal, où la volonté d’être drôle et allusif donne lieu à ce qui apparaît souvent comme de légèrement navrantes facilités. Notamment dès qu’il s’agit de sexualité : Dido est « si belle qu’en agitant la queue elle [pourrait] faire fondre le bitume » ; « Perlita la Dog Queen » demande aux « chiens des rues » de « le fouetter avec leur queue et de l’appeler chienne » ; quand on retrouvera Teo et Boris, enlevés par des organisateurs de combats clandestins, le second, voué à la reproduction, est enfermé dans la même cage que trois femelles « insatiables » et n’en peut plus : « Elles me consument, ces morues ».

     

    Deux chiens en un

     

    Tout cela est drôle si on veut, mais surtout lourd. Et quand on en vient aux allusions socio-politiques, ça ne vaut guère mieux. Le chien policier n’est « pas très vif de la comprenette » ; le doberman Helmut, qui appartient au tenancier de la librairie Über Alles, est « toujours prêt à chercher noise » ; Boris est « plutôt de droite », Teo « penche plutôt de l’autre côté » et entonne volontiers L’Internationale (« Debout, chiens de la terre… »). À la fin, délivré, après mille péripéties, par Negro, il entraînera ses compagnons de captivité dans une révolte inspirée de celle de Spartacus, et dont le bien-fondé donnera lieu à un débat moral canin : « Il y a aussi des petits d’humains, là-bas. — Je ne vois pas de différence… »

     

    Double critique du monde comme il va, à travers celui des chiens et en parallèle avec lui, les rapports maîtres/chiens devenant l’image de l’exploitation de certains hommes par les autres. Tout cela reste somme toute classique et ne semble devoir son intérêt qu’à l’art du récit. Oui, mais il y a l’art du récit, qui fait qu’on ne lâche pas l’affaire. Et on en est récompensé quand toute la place est laissée à ce qui est le plus animal dans l’histoire : les combats. Alors l’anthropomorphisme s’estompe (« Depuis que notre monde (…) existe, il n’y a jamais eu qu’un seul et même combat, et toujours le même désespoir fou et perpétuel. Coups de dents et de sang »). Alors, le livre prend une dimension authentiquement littéraire, et pas seulement grâce à l’incontestable virtuosité de la narration. Dans les combats, « on ne sent plus la douleur, seulement une fureur atavique », les « gènes antiques » se réveillent, la créature sauvage prend le pas sur l’animal domestiqué. Car il y a deux chiens en chaque chien. Et le conflit entre les deux constitue la mise en abyme de celui qui oppose, dans le livre, le réalisme à la pure et simple allégorie. Devenant, du coup, la mise en abyme de l’allégorie en tant que telle, et de sa double face, matérielle et abstraite. Enfin, on rejoint Cervantes, et la grande tradition littéraire hibérique : le baroque.

     

    P. A.

     

    (1) Belfond, 2014, voir ici.

    (2) Jean-Claude Lattès, 1993

     

    Illustration : limier de Rhodésie

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