• www.preferencevoyages360.comAu début, on s’interroge : où va-t-on ? Mais on continue, en se demandant ce qui capte l’attention, puis la captive au point de vite interdire au lecteur de lâcher ce roman singulier.

     

    Comme son auteur, dont quatre autres livres traduits sont déjà parus, chez Gallimard, le héros-narrateur, Franz, est né au Tyrol. Ses parents y tiennent un hôtel niché dans un paysage enchanteur et montagnard. Faute de lui voir un avenir bien défini, le père de Franz lui a proposé de devenir le photographe officiel des mariages qui se succèdent sur les lieux pendant tout l’été. À ce titre, il a aussi pris en photo un couple mal assorti, dont la jeune femme, après une nuit arrosée et mouvementée, est tombée dans le vide du haut du Schlossberg voisin. Suicide ? Franz n’en sait rien, nous affirme-t-il. Cependant a-t-il tout dit au commissaire ?

     

    Cercles concentriques

     

    Quelques années plus tard, on le retrouve moniteur de ski à Jackson (Wyoming). Tous les ans, il y voit revenir « le professeur », scientifique d’origine tchèque qui nourrit pour lui une curieuse amitié. Rien de sexuel, malgré ce qui se raconte. Plutôt une sorte de fascination, qui pousse « le professeur » à vouloir adopter son moniteur, puis à lui laisser une somme conséquente lorsqu’il met fin à ses jours en se précipitant à grande vitesse, sur une piste, contre un tronc. Voilà Franz de nouveau interrogé par la police. De nouveau, il ne peut rien dire, et pas plus quand on découvre que le défunt tenait un registre des disparitions de jeunes femmes survenues depuis des années dans la région.

     

    On revient au Tyrol, selon une alternance qui va se poursuivre presque jusqu’à la fin. Le frère de Franz a repris l’hôtel après le décès de leur père. Le même commissaire qui avait mené l’enquête sur la chute de la fiancée s’intéresse de nouveau à notre héros : vers la même époque, n’a-t-il pas conduit en haut du Schlossberg une jeune fille alors vraiment très jeune ?...

     

    J’arrête là. Cela suffit pour donner une idée de la construction, à base de cercles concentriques resserrés progressivement sur un point central en forme de secret qui se dérobe. L’avancée se fait par petites touches, qui contribuent toutes à installer un malaise croissant. Ce sont des informations lâchées par Franz comme à regret : ses relations, aux États-Unis, avec une autre jeune femme mystérieusement disparue ; son enfance près d’un frère prénommé Viktor et ainsi « auréolé d’emblée du titre de vainqueur » ; sa naissance, qui avait contraint son père à se marier « en dessous de son rang » avec une femme de chambre ; les abus que ses condisciples lui ont fait subir, enfant, au pensionnat…

     

    Gouffre central

     

    On est dans le monde du soupçon. Franz est suspect à tout le monde, d’abord aux policiers, lesquels, qu’ils soient américains ou autrichiens, sont des brutes obtuses, comme la majorité des personnages masculins. On en vient à s’attendre que, comme dans Le Secret de Roger Ackroyd, ce narrateur plein de zones d’ombre s’avoue pour finir le vrai coupable. Mais coupable de quoi ? Et, à la différence du personnage d’Agatha Christie, Franz est le premier à se soupçonner.

     

    C’est le désir qu’on traque, et on, c’est d’abord le sujet que le désir habite. Au cœur du roman, il y a le Schlossberg, où Franz emmène les jeunes mariés pour les prendre en photo, et l’abîme au bord duquel la fiancée, immanquablement, murmure : « Tu pourrais encore te débarrasser de moi ». Ce gouffre central peut jouer le rôle de leurre pour un lecteur en mal d’intrigue policière à suspense. Mais, pris métaphoriquement, il représente le vrai sujet du livre. « Il exist[e] en chacun de nous un épicentre du silence, un épicentre de la honte, dont nous nous gard[ons] nous-mêmes d’approcher de trop près ». Il y a des mots qu’il ne faut pas dire, car ils ouvriraient des précipices où mieux vaut éviter de choir. Tant il est vrai que « chez un très grand nombre de personnes, la frontière qui sépar[e] une normalité maintenue au prix de toutes les peines et les désir enfouis [peut] être ténue ».

     

    La force du roman de Norbert Gstrein est de se déployer tout entier dans la zone indécise où sinue cette frontière, qui est aussi celle du langage, dans sa fausse transparence et ses ambiguïtés, admirablement rendues, comme toujours, par la traduction d’Olivier Le Lay. On suit le coupable présumé au long d’une enquête œdipienne où il se poursuit et s’égare lui-même, dans des fausses pistes peuplées de personnages burlesques ou des intermèdes d’un comique grinçant. On erre avec lui dans les paysages de neige d’une Autriche digne d’un « film régionaliste », où l’ombre de la guerre n’en finit pas de planer ; dans ceux d’une Amérique provinciale où l’agressivité est toujours près de faire surface. Dès qu’on s’éloigne des petites villes, ce sont là-bas des panoramas désertiques et surdimensionnés, au sein desquels, « épousant la courbe de la terre », on se déplace « sous un ciel immense, avec la sensation de ne pas avancer du tout ». Lieux à leur tour métaphoriques. Mais ce récit vertigineux ne déplie-t-il pas sous nos yeux l’espace même de la métaphore ?

     

    P. A.

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  • www.repro-tableaux.comPour son deuxième roman (après Louvre, Seuil, 2019), Josselin Guillois tente le mélange. Voici en effet un roman biographique (Rembrandt), qui est aussi, inévitablement, historique (Amsterdam au Siècle d’or), et articule une réflexion sur la peinture et la fonction sociale du peintre. C’est, en plus, voire surtout, un récit d’éducation.

     

    Mélange intéressant en soi, et plus encore par son dosage. Peu de pittoresque d’époque : l’auteur résiste à la tentation du réalisme quotidien, auquel son sujet aurait pu l’inciter, comme aux pièges que lui tendait une cité mythique. À peine entrevoit-on quelques bas-fond, avec « pontons branlants », « relents de bois pourri », odeurs d’épices mêlées à celle des excréments que rachètent « un bon prix » les producteurs de fraises.

     

    Peindre une table

     

    Pour ce qui est de Rembrandt, malgré quelques retours sur son enfance et sa carrière, on le voit, pour l’essentiel, dans sa dernière période. L’heure de gloire est passée. Les notables qu’il portraiture ne se reconnaissent plus dans ses toiles ni dans « sa manière rugueuse et revêche ». Il est criblé de dettes, la garde de son fils Titus, 17 ans, va peut-être lui être retirée. Mais l’art de ce peintre en bout de course touche à son point le plus extrême et le plus intense. « Ce qui l’excite : des vieillards partout, des indigents, de la vieille chair, affaissée, boursouflée, avec des éruptions et des irritations cutanées, des plis, des rides ». Rien de lisse : la matière du corps. La matière tout court — « rehauts épais », « taches de couleur juxtaposées », « épais empâtements raboteux ». Il en fait de la lumière. Quand il peint une table, cette lumière en « jaillit, liquide », elle a « quelque chose de fangeux, elle brûle la pupille ». Le vieil artiste « ne sai[t] plus faire de la spiritualité que dans la pesanteur », et sa peinture est profondément charnelle, voire sexuelle. « Je vais me caresser, tandis que toi, tu peins ».

     

    C’est Titus qui parle, comme il le fait tout au long du livre mis à part quelques passages à la troisième personne. En choisissant de nous faire partager la vision oblique, rapprochée et pourtant gauchie, que l’adolescent a de son père, Guillois ne donne pas seulement à son histoire de peintre une dimension supplémentaire d’initiation-éducation. Il la transforme, comme dit la quatrième de couverture, en « une histoire d’amour ».

     

    Un étrange amour

     

    Pas n’importe quel amour. Changeant sans vergogne, comme il l’avoue dans une note au lecteur, la réalité historique, notre auteur place le couple père-fils au vrai centre du roman. On est dans un monde d’hommes, et Madeleine, qui tient le ménage de Rembrandt et deviendra la maîtresse de Titus, demeure, malgré tout, un beau personnage secondaire. L’amour dont il s’agit ici est avant tout celui qui unit géniteurs et rejetons. Titus, fasciné, observe son génie de père, attendant en vain des signes d’affection de la part de celui que semble dévorer la peinture (« Si tu laissais l’atelier tranquille, juste pour cette nuit, et qu’on allait ensemble se reposer, une fois ? »). Mais il ignore que, chaque nuit, Rembrandt vient le regarder dormir. Le mythe d’Abraham et Isaac, relaté par un personnage dans une page très belle, est ici une fausse piste. Les pères et les fils sont dévorés par une passion réciproque, et le père du peintre, déjà, « s’enamoure de son bébé, le réveille la nuit pour l’embrasser (…), ne le laisse pas tranquille ». C’est une passion physique, non pas sexuelle, mais très charnelle, le corps vieilli du père croisant sans cesse la corps jeune du fils, tous deux se rejoignant dans le même lit. Josselin Guillois explore ces rapports singuliers jusqu’à les inverser. Ainsi Titus rêve d’une « espèce d’ourse très maternelle » vivant « à l’intérieur » de lui, et qui, quand Rembrandt descend de son atelier à l’aube, s’éveille pour « cueillir son ourson qui revient de cueillette ». « L’ourson, c’est toi, papa », précise-t-il.

     

    Le fils Titus est enceint d’une bête qui est la mère dévoreuse de son père… Et Guillois, dans l’histoire du monstre Rembrandt, inclut une autre histoire, plus inhabituelle et heureusement dérangeante. Oh, bien sûr, ça ne va pas sans quelques tirades légèrement emphatiques. Notre auteur en fait souvent un tout petit peu trop (et puis on se demande pourquoi il éprouve le besoin, de temps à autre, de supprimer les négations). Pourtant, quand, à la fin de son roman, il montre, au mépris des faits, Rembrandt mourant dans les bras de Titus, on se dit qu’il a trouvé et dit, ce qui n’est pas rien, une manière nouvelle de tuer le père : par amour.

     

    P. A.

     

    Illustration : Rembrandt, Portrait de Titus, 1668

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  • www.larousse.frVoici le premier roman d’une auteure qui n’a pas trente ans. Que raconte-t-il ? Une enfance ballotée entre père et mère, entre solitude et besoin d’intégrer, à l’école puis au lycée, des « tribus » ; la rencontre de « Lui », qui deviendra vite « Tu », quitté pour un autre, retrouvé ; les hauts, les bas d’une relation qui finira par faire naufrage.

     

    Bref, en soi, pas grand-chose. On s’en doute, tout ici sera, plus que jamais, dans la manière de raconter. Peut-on pour autant parler de maniérisme ? Pas vraiment. En face de son histoire banale, celle qui parle construit autre chose, une vaste allusion, derrière laquelle le lecteur distinguera les étapes que j’ai grossièrement énumérées. Ce faisant, elle se construit elle-même. On n’est donc pas dans le décoratif ou le brio gratuit : à mesure que le roman se développe, nous assistons, comme en une sorte de performance littéraire, à une action.

     

    « Tête la première… »

     

    Que construit la narratrice-héroïne de Millie Duyé ? Des cabanes, bien sûr. C’est-à-dire, pour être plus précis, l’histoire d’une fille qui construit des cabanes. D’abord pour de bon, ces cabanes de draps ou de branchages que les enfants bâtissent et que leur imagination métamorphose : « Comme dans un film d’espionnage, un passage s’ouvre automatiquement à mon approche : une trappe au centre du tronc, j’y engouffre tout mon corps, tête la première et me laisse glisser le long d’un toboggan. J’atterris en zigzaguant sur mon lit ». La cabane-maison devient un « bateau-lit » qui cingle vers les rivages de la préadolescence. Bientôt, c’est la relation avec l’autre qui est édifice et refuge (« Mon amour pour toi est une maison »).

     

    Passant progressivement de l’enfance à l’âge adulte, on glisse du propre au figuré, et on parcourt ainsi tout l’espace de la métaphore, autrement dit, d’une certaine façon, de la littérature. En chemin, notre auteure décline les différentes acceptions possibles du mot cabane (y compris « case où les vers à soie filent leur cocon ») et du verbe cabaner (sans oublier « mettre une embarcation quille en l’air pour la réparer »). Selon une technique que l’OULIPO n’aurait pas reniée, le mot fonctionne ici comme moteur et comme programme.

     

    « Notre cocon dans un coton… »

     

    On peut le dire autrement : il s’agit ici de conserver la vision enfantine au-delà de l’enfance, et d’appliquer le point de vue de l’enfant aux péripéties de la vie adulte. À mesure que le livre avance, cependant, tout évolue et se transforme. D’une cabane à l’autre, on s’élève peu à peu suivant une progression en spirale rythmée par le retour de certains motifs : le symbole chinois des trois singes, une histoire d’ancre miniature avalée, le thème de la navigation, celui de l’animalité… Progression scandée aussi par le retour, plutôt que d’images, de formules, dans ce texte où sonorités et jeu avec les mots tiennent une place essentielle : « Dans ma cabane, j’ai deux cent deux doudous » ; « On file notre cocon dans un coton laiteux » ; « Mon père n’est pas simplement pratique, il ne fait pas que pratiquer, il pratique des choses pratiques, il est pratico-pratique »… Les virgules, dans tout ça, semblent saupoudrées au petit bonheur. Cependant notre adroite auteure réussit à s’assurer le bénéfice du doute : c’est sûrement, dans sa partition musicale et heurtée, un effet de rythme…

     

    Qu’est-ce qui, en fin de parcours, émerge de cet étrange labyrinthe fait de cabanes empilées ? Une femme, bien sûr, dont on nous a raconté l’avènement. Car, cela a été indiqué à plusieurs reprises, elle était elle-même ces édifices successifs à l’abri desquels, « absente à l’extérieur (…), mais trop présente à [elle]-même », elle cherchait à se protéger du monde. À la fin, elle le dit, « [ses] murs s’effritent ».  Et Millie Duyé, de cabane en cabane, a renouvelé, de manière moderne, drôle et radicalement poétique, le vieux récit de formation.

     

    P. A.

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  • www.lemonde.fr« Je vous le dis, ce monde est moche et méchant, mais, par esprit de contradiction, il ne faut pas pleurer ! (…) Ne pas pleurer, exprès. Rire, exprès, seulement rire ! » Tel était le credo de Sholem-Aleikhem, cité par les deux traductrices dans leur avant-propos à ce roman, dont elles nous résument aussi l’histoire chaotique. Sa publication commença sous forme de feuilleton, en 1907, à New York, où son auteur avait émigré depuis son Ukraine natale, pour se poursuivre à Saint-Pétersbourg, à Vilna, et, enfin, de nouveau à New York. Sous forme de livre, il parut d’abord en russe, ensuite seulement dans sa version originale yiddish, en 1911. Mais uniquement pour ce qui est du premier tome, seul traduit et publié ici. Le second ne devait voir le jour que sept ans plus tard, après la mort de l’écrivain.

     

    « Parmi les nôtres… »

     

    J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer cette grande figure de la littérature yiddish lors de la parution d’Au fil des fêtes (Hermann, 2016, voir ici). Dans les nouvelles qui composaient ce recueil, le narrateur était souvent, remarquais-je, un enfant. Ici, c’est tout un roman qui s’écrit au point de vue et avec les mots du petit Motl — cinq ou six ans au début, sept ou huit plus tard, prétend-il, mais on est tenté de lui donner deux ou trois ans de plus. Le « chantre » du titre meurt dès les premières pages. Motl, sa mère, son grand frère Elyè, ainsi, bientôt, que l’épouse de celui-ci, s’efforcent de survivre par des moyens tous plus extravagants et inefficaces les uns que les autres. Cela se passe dans une bourgade d’Ukraine, autour d’eux une voisine et ses nombreux enfants, un ami, Pinyè, sa femme, toute une galerie de personnages hauts en couleur. Finalement, nos héros décident d’aller tenter leur chance en Amérique. Après s’être fait voler et presque assassiner en passant clandestinement la frontière, ils arrivent à Brody, en Galicie, dans l’empire austro-hongrois. C’est le point de départ d’un périple qui va les mener à Cracovie, Vienne, Anvers, enfin Londres, où ils sont encore à la fin de ce premier volume, espérant toujours un départ pour l’eldorado.

     

    On distingue tout de suite la valeur documentaire et historique que présente aussi ce tableau de la situation des juifs d’Europe centrale au début du XXe siècle. Contraints de fuir la misère et, parfois, les pogroms, en proie au rêve de l’Amérique, ils rencontrent les plus grandes difficultés pour le réaliser et ont mille démêlés avec les comités d’aide aux émigrants. Car le monde juif est divers : « À Lemberg (…), il y a des juifs, alors qu’à Cracovie, il n’y en a pas. Enfin, il y en a (…), mais ils sont très bizarres » ; à Vienne, si l’on en croit la mère du héros, « ce sont de vrais Allemands », tandis qu’à Anvers, ajoute-t-elle, « nous sommes parmi des gens comme il faut (…), parmi les nôtres. On entend parler yiddish ».

     

    « Exactement comme j’aime… »

     

    Bref, l’univers est compliqué, moche et méchant. Et, pourtant, il faut rire. Sholem-Aleikhem connaît les moyens littéraires d’atteindre malgré tout cet idéal : le choix de son narrateur lui rend possible la gaieté. Ce narrateur, c’est Motl. Écoutons-le, dès la première page, savourer une belle matinée de printemps : « J’ai levé mes deux bras, ouvert grand la bouche, aspiré autant que je pouvais la tiédeur de l’air nouveau, et j’ai eu l’impression de grandir, d’être tiré tout là-haut, au plus profond de la calotte d’azur, là où flottent, de loin en loin, des nuages vaporeux »… La misère ? « Dans les auberges où nous logeons (…), tout est normal. Boueux, je veux dire, enfumé, humide, glissant, étriqué, et c’est la foire, le tohu-bohu et le chahut. Un régal, cette animation, exactement comme j’aime ». L’émigration ? « Je ne pars pas, je m’envole. J’ai des ailes, comme une colombe, et je vole ». Les pogroms ? « Mais c’est quoi ? (…) Une foire ? »

     

    Notre ami est doté d’une vitalité débordante et d’un esprit d’observation acéré, qui trouve à s’exercer dans les dessins que, « depuis tout petit », il s’entête à tracer pour la grande fureur de son frère, lequel voudrait faire de lui un chantre à son tour. Mais les nombreux coups qu’il reçoit n’atteignent ni son moral ni son goût pour la caricature. Tel personnage « a un nez, un vrai phénomène de foire. Et son nez, c’est rien à côté de sa figure ». Tel autre est « immense et maigre, (…) a de longues oreilles, un cou de jars, et la vue courte par-dessus le marché ». « En plus il a tendance à sautiller en marchant et se fait lui-même des croche-pieds ».

     

    « Poissons frayés »

     

    Évidemment, vu son jeune âge, Motl commet parfois quelques erreurs d’interprétation. Comment son frère pourrait-il « tomber sur une mine d’or » « sans se faire mal » ? Qui est « Laide », à laquelle les émigrants vont demander du secours ? Pourquoi, en Angleterre, parle-t-on de poissons « frayés » ? (« Peut-être que les poissons sont effrayés quand on les fait frire »).

     

    Rendons hommage aux traductrices. Et remarquons dans quelle position singulière Sholem-Aleikhem place son lecteur : il en sait plus que Motl, et distingue, entre les lignes, derrière la gaieté, une réalité la plupart du temps désolante ; mais, miracle de la narration, il en sait, en même temps, juste autant que Motl, et se sent autorisé à rire avec lui de ce qui, vu par lui, tourne immanquablement à la comédie, si ce n’est à la farce ; enfin, troisième étage de cet édifice virtuose, le lecteur rit aussi des naïvetés de Motl lui-même.

     

    Un lecteur d’autant plus sûrement embarqué qu’il est à tout bout de champ interpellé et impliqué par un texte qui mime l’oralité et la faconde populaire : « Qu’est-ce que vous préférez ? Que je vous parle d’abord de Menashè le guérisseur et de sa femme la Menashette (…) ou que je vous dépeigne en premier lieu (…) leur jardin ? » ; « Alors, vous allez demander, si c’est comme ça, comment je fais pour entrer dans le jardin ? Écoutez donc, je vais vous le raconter » ; « N’ayez crainte, je vous la ferai courte »… On le suit à chaque fois, on l’écoute. Ce Motl, quel conteur !

     

    P. A.

     

    Illustration : photo de Roman Vishniac

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  • www.jije.orgQu’est-ce qu’Ogliano ? Un village qui n’existe pas. « Une construction de pure fiction », avoue, dans une Note au lecteur, Elena Piacentini, qui « est corse et vit à Lille », a publié « plusieurs polars », et dont c’est le « premier roman en littérature blanche ».

     

    Qu’est-ce que la « littérature blanche » ? On ne sait pas trop. Dans le doute, probablement, notre auteure prend l’expression, d’une certaine manière, au pied de la lettre, et installe sa fiction dans un cadre spatio-temporel étrangement désincarné. Où sommes-nous ? en Corse ? Aucune référence précise, et des noms plutôt italiens. Quand sommes-nous ? On porte des « parkas », des « t-shirts », on passe le bac afin d’aller en fac faire des études de médecine ou de droit ; mais il n’est pas question d’ordinateurs ou de téléphones portables, on se déplace parfois à cheval, un baron et un chef de clan se partagent le pouvoir sur des paysans semblant tout droit sortis du Guêpard, et qui croient aux fées.

     

    Libero, Raffaele et Antigone

     

    « Pour ceux dont les chemises [ne sont] pas brodées à leurs initiales, Ogliano n’offr[e] pas plus de perspectives qu’un mouroir ». Soit. Cependant, la critique sociale, qui, on le sait, s’épanouit dans le réalisme du polar, s’accommode mal de l’abstraction. L’indignation qu’expriment les héros d’Elena Piacentini gagnerait en crédibilité communicative si les grandes phrases qu’ils aiment à prononcer visaient des cibles tangibles et clairement identifiables. À partir de là, on peut toujours généraliser. L’inverse est plus difficile. Pourtant notre auteure a choisi l’inverse. Et pour enfoncer encore le clou, si j’ose dire, de l’intemporalité, elle donne comme livre de chevet à ses deux jeunes gens Antigone, de Sophocle — d’où ils tirent des sentences éclatantes dont on peine un peu à voir le rapport avec l’histoire qui nous est contée.

     

    Ses deux jeunes gens : Libero, fils sans père (à moins que…) de l’institutrice ; élevé par son grand-père, homme droit, comme il sied ; révolté, ainsi qu’il convient à son âge, et rêvant de fuir le village, mais amoureux de la jeune et seconde baronne ; Raffaele, fils d’un premier mariage du baron, frère d’un jumeau qui s’est suicidé, romantique et romanesque à souhait, lisant Antigone. L’un veut faire médecine, l’autre droit.

     

    Un troisième larron, Gianni, incarne une possibilité différente pour qui est pauvre à Ogliano et peu porté sur les études : travailler pour le clan des Carboni, dominé par le diabolique Dario. Seulement, Gianni aussi est un rebelle : il tue son oncle, qui était un des hommes de main du capo, et enlève Raffaele, dont il espère tirer rançon, on verra pour quoi faire. Libero s’en aperçoit, se lance à leur poursuite dans la montagne. Alors…

     

    Signes de piste

     

    … alors vous verrez bien. Qu’il vous suffise de savoir qu’il y aura des bourrasques, des grottes, de la passion inattendue, des bagarres, des morts, un chien fidèle. Et aussi des révélations et coups de théâtre en pagaille. Elena Piacentini cherche à sortir du polar, mais par quelle porte ? Celle du polar quand même, avec ses mafieux et sa haine des puissants ? Ou celle du « roman d’aventures » et de formation qu’annonce la quatrième de couverture ?... Elle hésite, et de ses hésitations naît une sorte de Grand Meaulnes un peu mouvementé, qui n’est pas sans évoquer (avec plus de sexe, tout de même, et d’envie de tuer le père) les romans qui paraissaient jadis dans la collection « Signe de piste ».

     

    Quand notre auteure oublie un peu la critique des inégalités et le tragique façon Parrain, on se laisse aller au charme de ces péripéties qui nous ramènent à nos lectures préadolescentes, justement : ces escalades, ces poursuites, ces évasions, ces blessures, ces soins qu’on se prodigue entre amis dans des souterrains… Et on goûte aussi les évocations d’une nature dont on se résigne à ce qu’elle ne soit de nulle part. On suit volontiers, par les yeux de l’esprit, cette « chevêche » qui nous fait découvrir les lieux, on la voit bien « raser les frondaisons des chênes, marauder dans les anciens pâturages, puis fondre dans la fraîcheur des ravines et remonter le vent par le flanc nord du pic du Moine ». Il ne faut pas avoir peur des images : « La tempête se déchaînait autour de nous comme elle grondait en moi », « Mes colères passées et présentes fusionnèrent en un magma bouillonnant ». Mais quoi ! c’est romanesque…

     

    Évidemment, on s’agace un peu de constater que le narrateur croit qu’une guêpe perd son dard quand elle pique (pour un enfant de la campagne…), confond marier et épouser, morbide et macabre, amener et apporter, pense que « les nuages (…) bombardent des gouttes [d’eau] ». Rappelons-nous cependant qu’il n’a que dix-huit ans au moment des faits qu’il rapporte. À cet âge on est exalté et peu porté sur la grammaire. L’adolescence, encore elle… Elle passe. Attendons la suite.

     

    P. A.

     

    Illustration de Joubert pour la collection « Signe de piste »

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