• www.budapest-bons-plans.frIl y a des adjectifs dont mieux vaut se méfier. De ce livre, pourtant, je vois mal que dire si ce n’est qu’il est bouleversant.

     

    D’abord, par une manière de terrible simplicité. Que raconte-t-il, en 300 pages ? Comme bien d’autres livres, la mort d’un père. Zsuzsa Bánk, écrivaine allemande née de parents hongrois installés près de Francfort après avoir fui leur pays en 1956, raconte la mort de son père. Ça commence dans un beau jardin, « avec vue sur les vignes voisines, entourées de lauriers roses et de cerisiers qui se sont déjà débarrassés de leurs fruits ». C’est l’été, la Hongrie, le village où, comme tous les ans, l’auteure-narratrice est venue en vacances avec ses enfants et ses parents. Le lac Balaton n’est pas loin, on va tous les jours y nager. « Nous voulions un grand été », dit-elle.

     

    Mais le cancer, déjà là depuis le début de l’année, s’aggrave brusquement. Il faut transférer le père, d’hôpital en hôpital, en Hongrie, en Autriche, jusqu’à Francfort. Quelques mois plus tard survient l’issue fatale. Ce sont ensuite les rituels du deuil, service funèbre, rangements, démarches… Jusqu’à ce qu’on en arrive aux ultimes étapes : le jour où, pour la première fois, on a à nouveau devant soi un avenir (« Faire des plans est un bien grand mot, mais il y a tout de même quelque chose que je projette vers le futur ») ; celui où on constate qu’on est désormais soi-même face à la mort (« Ma mort est concevable, je dois compter avec elle ») ; celui où, entre parents et amis, on ne pleure plus la mort du père mais où l’on pleure « sur la mort, d’une manière tout à fait générale, et en gros. Du fait que les êtres aimés s’en vont. Que notre temps avec eux est limité ».

     

    « Des gens de l’Ouest qui parlent hongrois »

     

    Dans cette avancée chronologique, les retours en arrière sont ceux qu’autorise la remontée, sur le moment même, de tel ou tel souvenir chez la narratrice. Quelques images de son enfance et de son adolescence surgissent, cependant si Zsuzsa Bánk, qui parle sous son propre nom, est toujours là, si c’est par elle que nous percevons et ressentons tout ce qui advient, ce n’est pas de sa vie en tant que telle qu’il est question — pas la moindre allusion, par exemple, à son activité d’écrivaine connue. Le seul vrai sujet, c’est la confrontation avec la mort.

     

    Certes, chemin faisant, on voit se dessiner quelques portraits. Du père, bien entendu, et aussi, à l’arrière-plan, de toute une famille, mère, frère, enfants, tante, cousine… Ce livre où les lieux et les déplacements jouent un rôle essentiel est aussi sans cesse habité par la grande oscillation historique Est/Ouest. Celle qui parle se souvient de son premier voyage, enfant, dans la Hongrie d’au-delà le rideau de fer, « des veaux et des moutons qui entouraient la Kadett comme des badauds » ; « des bergers, des paysans et des vachers qui », dit-elle, « nous expliquaient le chemin sans comprendre ce qui pouvait nous avoir conduits ici (…) — des gens de l’Ouest qui parlaient hongrois, dans notre voiture blanche de gens de l’Ouest, avec ses sièges rouges en skaï de l’Ouest ». Encore aujourd’hui, elle évoque le trajet Francfort-Hongrie, « ce tunnel linguistique » « où la radio reçoit un méli-mélo de stations et mélange les langues, l’allemand, le tchèque, le slovaque, le hongrois, le slovène ». Cependant, très vite, on en revient à l’essentiel.

     

    C’est-à-dire aux détails. Aux détails matériels — chambres d’hôpital, protocoles, démêlés avec deux ou trois administrations différentes. Aux mouvements intérieurs, surtout, qui d’habitude restent tus, et qui se déclenchent, de manière presque insaisissable, à chaque étape d’un processus minutieusement reconstitué. Il y a le temps de l’avant : l’angoisse (« Dès que [le téléphone] sonne, ma mémoire de l’angoisse se jette au-devant de moi et me paralyse, me commute en mode approvisionnement d’urgence ») ; la première énonciation du mot « incurable » — « un grand mot dont il nous fallait d’abord nous approcher » ; le moment du choix entre continuer la chimiothérapie ou passer aux soins palliatifs : « Une fois traduit, pour moi, cela signifie qu’on me demande si mon père doit mourir tout de suite ou avec un peu de retard ». Puis il y a le temps de l’après : « La vie ne continue pas du tout, non, elle ne s’immobilise pas non plus, elle se contente de faire du surplace, c’est plutôt cela ». On se fait des reproches, tout en se demandant : « De quoi ai-je honte » ?

     

    « Reconnaître la mort »

     

    À chaque fois, il s’agit de formuler le plus exactement possible les réactions les plus intimes, dans une tentative inlassable et, d’une certaine façon, folle, pour tout saisir, tout fixer. Tout dire, et par tous les moyens. L’humour, souvent (après l’enterrement : « Nous respirons et nous nous étirons, un peu comme des coureurs qui ont franchi la ligne d’arrivée de manière à peu près acceptable après un sprint exigeant »). Le lyrisme, quand il le faut (« Il est déjà tard, par cette soirée d’une chaleur trompeuse qui peint le ciel d’un rose innocent… »). Surtout, la précision, d’une quasi maniaquerie vertigineuse. C’est cela qui nous ressaisit, nous autres lecteurs, avec l’aide d’un traducteur exceptionnel, à pratiquement chaque paragraphe de chaque chapitre, empoignés dès la phrase d’attaque par un curieux mélange de finesse et de brutalité : « Je pleure au moins une fois par jour » ; « C’est presque plus simple quand les gens sont méchants » ; « J’ai eu une conversation avec Dieu »… Même les idées qu’on pourrait qualifier de générales deviennent d’une intense concrétude, dans l’éclairage soudain unique que leur confère l’expérience personnelle : « Nous tournons en rond autour de la vie, nous n’arrêtons pas de penser à la vie qui se prolonge jour après jour sans que nous ayons quoi que ce soit à entreprendre, sans que nous ayons une impulsion à donner. Et puis, un jour, nous serions censés, tout à coup, reconnaître la mort ? Nous devrions admettre, oui, elle est présente ? »

     

    La force de ce livre est là : il s’y prend de front avec l’indicible. Sans ruse, ni contournement, ni pathétique, il travaille à déposer sur ses bords les mots les plus justes possible. Tant pis pour l’adjectif : ils sont inoubliables.

     

    P. A.

     

    Illustration : le lac Balaton

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  • photo Pierre AhnneVoilà un livre assez remarquablement inactuel. Mes lecteurs habituels m’auront compris. Je déplore assez souvent le besoin de coller à l’air du temps qui s’étale dans tant d’ouvrages pour qu’il soit clair que, dans mon cas, le terme d’inactualité est un éloge.

     

    Pourtant, et même si l’auteure souligne, en fin de volume, que le récit qu’elle nous fait se situe à une « époque depuis longtemps révolue », il pourrait facilement s’inscrire dans des thématiques considérées aujourd’hui comme porteuses. Hélène Lenoir s’inspire du « carnet de novice » de sa mère et de différents témoignages pour raconter l’histoire de sœur Jeanne-Marie, membre, dans les années 1940, de l’ordre de Sion, congrégation enseignante à la règle très stricte, fondée au départ pour œuvrer à la conversion des juifs. Après des débuts heureux à Grenoble, l’héroïne découvre dans la triste maison de Saint-Omer la réalité impitoyable de la vie au sein d’une communauté religieuse : « l’atmosphère de perpétuelle méfiance et de jalousie », « les insomnies, le froid, le jeûne (…), les mortifications ». Les doutes surgissent, le sentiment de « rest[er] en dehors ou au bord », « le silence du Ciel ». Les maux physiques se multiplient.

     

    Vies bousillées

     

    Et quitter l’ordre, comme Jeanne-Marie se résoudra à le faire, ne règle pas tout, n’efface pas l’impression d’être « ligotée (…), prisonnière, encore plus, encore pire qu’avant ». Bref, une vie « bousillée », pour parler comme le professeur Van Luyden, lequel s’est fait, à Anvers, où l’ancienne religieuse a trouvé refuge, une sorte de spécialité des cas difficiles juste réchappés du couvent. Entre lui et l’ex-sœur Jeanne-Marie, malgré un bref instant d’émoi au moment de monter dans un train, aucune relation ne sera possible. Nous laisserons celle qui est devenue Jeanne tout court au bord d’une nouvelle vie pleine d’incertitudes.

     

    L’histoire de femmes prisonnières, donc. D’un élan surgi dans l’adolescence et pris trop tôt pour une vocation, d’une Règle d’autant plus tyrannique que ses injonctions sont contradictoires : « Il ne fallait pas se faire remarquer, ni par son manquement à la Règle ni par son repentir, c’était très très compliqué ». « Tourner les yeux vers une porte ouverte en passant dans un couloir » est une faute, « briser [son] cœur, ne pas l’écouter, [se] refuser les souvenirs, les pensées » constitue l’idéal à atteindre. La congrégation est « un gigantesque appareil fonctionnant parfaitement jusque dans le plus petit recoin où le moindre grain de poussière risquant d’enrayer la machine [est] aussitôt détecté ». Pourtant, la Règle n’est peut-être que la version exacerbée d’un modèle s’imposant au-delà des murs du couvent. Et le sort de Miette Van Luyden, négligée par son mari, toujours prête à retomber dans le bégaiement dont il ne l’a guérie qu’à moitié, indique ce qu’il en est, pour une fille de famille tôt mariée, de la vie dans « le monde ».

     

    « Quelque chose d’inconnu… »

     

    Si tout cela pourrait, on le voit bien, être le prétexte d’un message conforme en de nombreux points à un certain esprit du temps, l’impression laissée par la lecture est tout autre, et infiniment plus troublante. D’abord parce que Hélène Lenoir prend ses personnages et son sujet au sérieux. Elle n’atténue rien des mesquineries de la vie « sous le voile », du caractère inhumain des rapports tant hiérarchiques qu’entre sœurs. Mais elle prend aussi en compte la foi, le vertige du sacrifice, la présence de quelque chose qui porte et qui emporte, « quelque chose d’inconnu », qui « traverse » et laisse « baignée en dehors et en dedans, une sorte d’oubli total ». Tout est dans le conflit entre ces exaltations et la réalité de la micro-société où elles doivent s’inscrire. Jeanne-Marie est hantée par le souvenir d’une sortie dans les environs de Grenoble, par l’image d’un torrent — « l’eau glacée, les petits cailloux, la mousse, la glaise entre mes orteils »… Elle ne parviendra jamais à en parler en confession, tout en en ressentant le besoin. Pourquoi ? Était-ce là un plaisir coupable, ou une extase quasi mystique ? À moins que l’expérience mystique soit en soi coupable…

     

    Si de telles questions demeurent irrésolues, c’est parce que tout le livre est porté par les voix. Celle, d’abord, de sœur Jeanne-Marie, qui, dans une longue première partie, s’exprime seule sur le mode du récit oral et rétrospectif. Mais même dans la suite, à la troisième personne et avec changements de point de vue, le texte revient toujours glisser vers ce qui le parcourt comme le torrent de Grenoble : la parole. Une parole sans cesse arrêtée, bridée, s’exprimant autant par ce qu’elle retient que par ce qu’elle dit, et suspendue souvent en phrases elliptiques : « Moi, je dois dire que j’ai beaucoup aimé ces premiers temps de… » ; « Lavée tout d’un coup… mes pieds solides dans l’eau glacée et le soleil au-dessus dans les feuillages, le ciel si bleu… » ; « C’est vous, c’est vous, je vous assure, moi… »

     

    Hélène Lenoir laisse parler ses sœurs, sans restrictions ni commentaires. Et leur parole lacunaire leur rend plus pleinement et plus profondément justice que des indignations détaillées et univoques.

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneCe court premier roman est bien un court roman. La quatrième de couverture a raison, une fois n’est pas coutume, de le dire, même si la longueur (moins de quatre-vingts pages), le petit nombre des personnages essentiels, le caractère simple et resserré de l’intrigue évoquent d’abord la Novelle, telle que l’a illustrée Schnitzler, dont on retrouve ici quelquefois les accents.

     

    Mais il y a dans cette « petite histoire » un art du faire venir qui est typique du romanesque : la temporalité est bien celle du roman, effet d’un déploiement progressif, en quatre parties recouvrant trois étapes. La première se situe en ville. Dans un café, Armand rencontre Esther. Il a l’âge d’être grand-père d’une jeune Hélène, qui fugue, fume, se fait renvoyer du lycée, bref, tourne mal. Elle, Esther, est la fille d’un « écrivain taiseux », que, jadis, Armand a engagé dans son entreprise de conseil en management pour animer des ateliers d’écriture. À cette époque-là, elle avait l’âge d’Hélène et le même genre de comportements. Devenue, quoique toujours jeune, adulte et, de surcroît, traductrice, elle devrait être de bon conseil, mettre en langage clair un cas incompréhensible pour l’aïeul déboussolé. Ce ne sera pas le cas.

     

    Trois femmes

     

    La deuxième étape nous transporte dans une forêt. On y organise des battues, à la recherche, encore, d’Hélène, laquelle a disparu de l’internat provincial où on avait cru la mettre à l’abri. On finira par la trouver, pour un dénouement de tragédie, qui ouvre curieusement sur un troisième volet mêlant les décors des deux précédents ; le temps s’y élargit, la société y déploie les rituels auxquels elle se livre quand une jeune fille meurt tragiquement. Mais on y accompagne surtout le deuil du grand-père.

     

    Ce prolongement une fois comblée l’attente du lecteur, l’étrange flottement qu’il installe, tout en inscrivant décidément le récit dans un temps d’au-delà la nouvelle, achève de lui donner un caractère énigmatique. Quel est le sujet ? En tout cas pas le drame de l’adolescence égarée : la romancière tourne tranquillement le dos à toute forme de pathétique comme de questionnement sociétal. Le sujet, ce serait Armand ? Si l’on veut… Trois femmes habitent son histoire : Hélène, bien sûr, sa petite-fille, qu’il n’a su ni comprendre ni préserver ; Esther, qu’il n’aura rencontrée qu’une fois mais qui n’en finit pas de revenir le hanter ; la « petite Italienne », connue quand elle et lui avaient quinze ans, disparue aussitôt, et dont la rencontre d’Esther a mystérieusement ranimé le souvenir.

     

    Trois femmes en fuite, qui refusent de correspondre aux expressions toutes faites comme celles qu’Armand, essayant de décrire à Esther ou de cerner lui-même sa petite-fille insaisissable, se répète : « champignons, joints, faire le mur », « bois, enfance, sauvagerie, couteaux »… Devant Esther, il espérait « bien choisir ses mots » et entendre à son tour des paroles éclairantes. Mais à force d’être répétés, les mots « ne recouvr[ent] plus rien ». Et Esther, à la question « Comment faire pour être certain qu’elle n’aille pas trop loin ? », répond : « Mais on ne peut pas ! »

     

    « Je suis sans fin »

     

    Formule qui résonne au-delà du cas d’Hélène. « Les choses [sont] hermétiques ». Retourné errer dans les bois où la jeune fille a disparu, Armand « voudrait savoir disposer les mots pour décrire cette chose qui habite le monde et dont il sent l’écho profond en lui ». Mais les mots font défaut. Aux limites du langage, il y a un mystère, qui est au cœur de ce bizarrement ambitieux petit roman : comment l’approcher par les mots, justement ? Elsa Jonquet-Kornberg use de la fausse limpidité, dispose ici et là des motifs qui, en se répétant, prennent force de symboles indéchiffrables : le chignon d’Esther, flottant « au sommet de son crâne, comme une couronne désinvolte » ; un bouquet, comme chez Hugo, « de bruyère mauve et de houx » ; des feuilles mortes « chuintant sous [les] pas ».

     

    Car si la ville, où Armand poursuivra en vain une Esther devenue à son tour fantomatique, peut être un des lieux où le mystère se laisse entrevoir, il fait surtout sentir sa présence dans la forêt, où, appelant Hélène, on croit par moment appeler, comme dans une fable de l’Antiquité, « un dieu qui [saurait] où elle se cach[e] ». Où un cerf surgit, quelquefois, « portant lentement ses bois immenses » et semblant dire : « C’est moi. Je n’ai pas de commencement. Je suis sans fin »… À sa manière insidieuse et tranquille, Elsa Jonquet-Kornberg nous a emmenés bien loin des faits divers et du conflit entre les générations.

     

    P. A.

     

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  • vodkaster.telerama.frQui connaît Shintarō Ishihara ?... Pourtant cet auteur né en 1932, mort il y a quelques jours, reçut, en 1956, l’équivalent japonais du Goncourt pour ce recueil de nouvelles qui inaugurait un genre en même temps qu’il révélait un phénomène sociétal. Le phénomène, c’était celui des taiyo-zoku (« la race du soleil »), la jeunesse réputée immorale et violente de ces années d’après la guerre et l’occupation américaine. Le genre, c’était la littérature « année 0 + 10 », où s’exprimait la révolte contre les générations ayant précipité le Japon dans le conflit.

     

    La collection [vintage], chez Belfond, permet de telles découvertes. Et comme elle republie aussi la postface de l’édition originale, chez Julliard, en 1958, d’où je tire tout mon savoir, on peut aussi juger du chemin parcouru : Marcel Giuglaris craignait la surprise, voire la déception que risquait d’éprouver le lecteur occidental de l’époque, plein d’« idées fixes sur un Japon traditionnel et mignard »… Lesdites idées fixes, grâce à Mishima, Oshima, Murakami (Ryu) et quelques autres, en ont pour le moins pris un coup depuis lors. Pourtant, le choc est bien là.

     

    Loin des cerisiers en fleur

     

    Le même Giuglaris souligne la parenté entre Ishihara et Hemingway, auquel, de fait, on pense souvent. Pour l’écriture, sèche et factuelle, même quand il s’agit de psychologie, comme pour certains thèmes (la boxe, le bateau, la pêche…). Mais les quatre récits qui composent La Saison du soleil auraient de quoi faire passer l’auteur de 50 000 dollars pour un tendre.

     

    Miyashita a tenté de se suicider, probablement « par lassitude ». Il s’en sort. Déception générale : ses amis « n’en [ont] pas pour leur argent. C’[est] comme un billet de train qui n’arrive pas à l’heure ». Tatsuya aime la boxe et voit sa relation avec Eiko comme un match de boxe. Ayant réussi à s’imposer, il la vend et la revend à un de ses camarades (5 000 yens). Puis, quand elle se trouve enceinte, après lui avoir donné de faux espoirs, il lui ordonne d’avorter. Elle en meurt (« Elle lui avait ôté son jouet préféré »). Katsumi, qui a livré son ami Ryoji à une bande, va chercher sa récompense mais provoque les agresseurs. Ils le torturent sauvagement, et suggèrent à Akiko, dont il a jadis abusé après l’avoir droguée, de faire de même. Moqué par ses amis pour avoir emmené en mer une prostituée, « Marquis », fou de yachting, sabote leur bateau, qui fait naufrage. Cependant il meurt lui aussi en allant leur porter secours au dernier moment.

     

    Violence hystérique, vol, alcool, sexe débridé, irrationalité totale et, surtout, narcissisme porté aux limites de la psychose : voilà nos héros. Pour Tatsuya, « une femme [est]-elle autre chose qu’un jouet ? » Mais Eiko elle-même espère « tromper la mort en arrachant aux hommes ce qu’elle désirait et en les abandonnant aussitôt ». Question de génération : « ces jeunes gens d’après-guerre », étudiants qui n’ont pas l’air de beaucoup étudier, en sont « arrivés à perdre toute ligne de conduite ». Ils voient « les sentiments comme des accidents physiques sans importance ». « Ce qui est important dans la vie, c’est le présent », dit l’un d’eux. Et d’ajouter : « Si on se met à réfléchir, on n’avance plus. Je veux détruire tout ce qui m’entrave ».

     

    Les métamorphoses d’un yacht

     

    Un tel credo justifie l’atmosphère de frénésie permanente qui imprègne ces nouvelles. Frénésie dans la violence (les âmes sensibles ne s’aventureront qu’avec prudence dans La Chambre de tortures) aussi bien que lorsqu’il est question (et c’est souvent le cas) de sexualité. Tatsuya, sentant la simple présence d’Eiko derrière une cloison de papier, « enfonc[e] son membre dressé à travers le papier qui se déchir[e] avec un bruit sec » — « surprise, Eiko jeta le livre qu’elle lisait » ; on la comprend.

     

    Il y a pourtant aussi des moments de lyrisme. En mer, « lorsque la brise du soir se lèv[e] » et qu’« une libellule qui voletait dans le crépuscule [vient] se poser sur le mât », nos enfants perdus sont saisis d’un trouble inhabituel. Derrière cette émotion pourtant se cache autre chose que le sentiment de la nature et la tendresse pour l’être (temporairement) aimé. Il est une exception au mépris que Tatsuya et ses pareils vouent aux femmes : leur mère. « Ils ressent[ent] pour elle une tendresse exceptionnelle ». Le soir, sur le pont encore tiède du yacht, Marquis retrouve la tiédeur « du sein de sa mère lorsqu’il était petit enfant ». En rêve, il étreint son yacht, « qui se métamorphos[e] en sa mère ». Car, pour lui, le yacht est « une liaison entre deux mondes, mais aussi un corps de femme ». Freudisme à coups de marteau pour dire que le désir est ici l’universelle et seule loi. Pas étonnant que la mort vienne si souvent conclure les récits brutaux et désespérés de Shintarō Ishihara.

     

    P. A.

     

    Illustration : Contes cruels de la jeunesse, Nagisa Ôshima, 1960

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  • www.akg-images.fr« Cette fois-ci on dirait que c’est fini pour de bon », risquais-je, il y a un an, à propos de Noir diadème, le quatrième volume de la « série policière » publiée par Gilles Sebhan au Rouergue noir. J’avais tort. L’image du pont, qui dominait le roman, aurait dû m’avertir : il restait quelque chose à dire pour que se referme définitivement Le Royaume des insensés.

     

    « L’effarement d’être au monde »

     

    Voici donc Tigre obscur, cinquième et, cette fois, dernier tome. Une phrase, lâchée comme en passant au détour d’une page, attire l’œil : un des personnages, nous y dit-on, a toujours « jou[é] un rôle derrière lequel se cachait [son] effarement d’être au monde ». Rarement l’auteur aura désigné plus directement le point autour duquel tourne peut-être, policière ou pas, toute son œuvre. Cet « effarement », d’autres, ici, l’appellent « la vérité ». C’est elle que l’inspecteur Dapper, à présent commissaire, poursuit obsessionnellement ; comme le fait, à sa manière, « le gros journaliste », devenu écrivain à succès mais « persuadé de ne pas encore avoir écrit la première ligne du vrai livre, dont il ne [sait] même pas dire de quoi il ser[a] fait ». Certains personnages, comme Ilyas, l’ancien pensionnaire du « centre thérapeutique » tenu jadis par feu le docteur Tristan, sont liés à la zone secrète où gît la vérité « effarante » par des ondes mystérieuses échappant au commun des mortels. Pour d’autres encore, comme Théo, le fils de Dapper, jamais remis de l’enlèvement et de la séquestration dont il a été victime dans son enfance, la communication-communion passe par la violence et le crime : le centre « obscur » abrite un « tigre », réplique bien vivante de l’animal sacrifié sur la neige dans le cirque mort du début de la série.

     

    Violence et crime… Il y a quelque chose d’enfantin dans la jubilation qu’éprouve le narrateur (et peut-être l’auteur) à les décrire, tout au bord d’un second degré digne du Grand-Guignol. Mutilations, strangulations, égorgements divers, dans ce volume-ci il s’en donne vraiment à cœur joie. Mais les atrocités sont à prendre comme autant de figures, de signes marquant l’entrée dans un territoire qui excède le langage et déborde les frontières de l’univers quotidien, normé, normal, « reproduction infinie de la même illusion ».

     

    « Éternelle jeunesse »

     

    Il existe d’autres poteaux indicateurs, et moins sanglants. D’abord, tous ceux que Gilles Sebhan emprunte, comme toujours, au conte de fées. « Une brume se dissip[e] comme dans une féerie » pour dévoiler la maison où Théo a été séquestré enfant, lieu « fabuleux et sinistre » qui le renvoie au « vieux disque de son enfance » sur lequel ricanait « la fée Carabosse ». Autour de la petite ville s’étend, faut-il le rappeler, une forêt « qui couvr[e] des milliers d’hectares et constitu[e] comme le triangle des Bermudes de la région ». Ce sont cependant les motifs religieux, christiques, pour être précis, qui se multiplient dans ce cinquième tome d’un cycle romanesque placé dès le début sous le signe de l’arbre de Jessé, et qui se termine un soir de Noël avec l’image de l’enfant rédempteur.

     

    Des enfants rédempteurs, faudrait-il d’ailleurs dire. Les ex-« petits insensés » du centre thérapeutique, sur lesquels le temps n’a pas de prise car « leur folie (…) constitu[e] leur éternelle jeunesse », célèbrent dans les dernières pages leur paradoxale victoire, et rendent un culte au méphistophélique docteur Tristan, leur protecteur d’autrefois et le grand-père de Théo. En sa compagnie, c’est le triomphe des petits-fils qu’ils fêtent. Drôle de conception de la famille que celle de notre auteur… Chez lui, les mères n’ont pas trop la cote : Anna, l’ancienne femme de Dapper, et sa compagne, l’ambitieuse Hélène, restent prises dans leurs pulsions et leurs angoisses. Avec les pères, c’est compliqué : si Théo voudrait « pouvoir aimer [Dapper] dans la transparence », c’est chose impossible, et le commissaire lui-même « ne [voit] pas se profiler le moindre avenir » puisque « sa seule vérité résid[e] dans des événements qui [ont] eu lieu quinze années plus tôt ». Ce sont l’aïeul et le dernier de la lignée qui, réunis par-delà la mort dans une étrange boucle, représentent le futur.

     

    Et c’est l’enfant, décidément, qui tient toutes les promesses, dans cet ouvrage complexe et subtil, qui sait, comme les précédents, prendre les accents du roman-feuilleton (« À l’aube du même jour, une silhouette sombre se glissa dans un petit jardin de campagne »…). Deux logiques continuent de s’y mêler et de s’y combattre : celle du polar, avec ses rebondissements et sa progression linéaire, et celle du livre d’images — organisant une suite de tableaux où l’effroi s’allie au merveilleux. Tant il est vrai que « tout vient des images », nées, par exemple, dans le sommeil, lequel est peut-être « le règne de l’innocence . À moins qu’au contraire ce soit là que se fabriquent les pires monstruosités ». Mais, dans le monde de Gilles Sebhan, c’est un peu pareil.

     

    P. A.

     

    Illustration : gravure de Gustave Doré pour Le Petit Poucet, de Perrault

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