• La Saison du soleil, Shintarō Ishihara, traduit du japonais par Kuni Matsuo (Belfond [vintage])

    vodkaster.telerama.frQui connaît Shintarō Ishihara ?... Pourtant cet auteur né en 1932, mort il y a quelques jours, reçut, en 1956, l’équivalent japonais du Goncourt pour ce recueil de nouvelles qui inaugurait un genre en même temps qu’il révélait un phénomène sociétal. Le phénomène, c’était celui des taiyo-zoku (« la race du soleil »), la jeunesse réputée immorale et violente de ces années d’après la guerre et l’occupation américaine. Le genre, c’était la littérature « année 0 + 10 », où s’exprimait la révolte contre les générations ayant précipité le Japon dans le conflit.

     

    La collection [vintage], chez Belfond, permet de telles découvertes. Et comme elle republie aussi la postface de l’édition originale, chez Julliard, en 1958, d’où je tire tout mon savoir, on peut aussi juger du chemin parcouru : Marcel Giuglaris craignait la surprise, voire la déception que risquait d’éprouver le lecteur occidental de l’époque, plein d’« idées fixes sur un Japon traditionnel et mignard »… Lesdites idées fixes, grâce à Mishima, Oshima, Murakami (Ryu) et quelques autres, en ont pour le moins pris un coup depuis lors. Pourtant, le choc est bien là.

     

    Loin des cerisiers en fleur

     

    Le même Giuglaris souligne la parenté entre Ishihara et Hemingway, auquel, de fait, on pense souvent. Pour l’écriture, sèche et factuelle, même quand il s’agit de psychologie, comme pour certains thèmes (la boxe, le bateau, la pêche…). Mais les quatre récits qui composent La Saison du soleil auraient de quoi faire passer l’auteur de 50 000 dollars pour un tendre.

     

    Miyashita a tenté de se suicider, probablement « par lassitude ». Il s’en sort. Déception générale : ses amis « n’en [ont] pas pour leur argent. C’[est] comme un billet de train qui n’arrive pas à l’heure ». Tatsuya aime la boxe et voit sa relation avec Eiko comme un match de boxe. Ayant réussi à s’imposer, il la vend et la revend à un de ses camarades (5 000 yens). Puis, quand elle se trouve enceinte, après lui avoir donné de faux espoirs, il lui ordonne d’avorter. Elle en meurt (« Elle lui avait ôté son jouet préféré »). Katsumi, qui a livré son ami Ryoji à une bande, va chercher sa récompense mais provoque les agresseurs. Ils le torturent sauvagement, et suggèrent à Akiko, dont il a jadis abusé après l’avoir droguée, de faire de même. Moqué par ses amis pour avoir emmené en mer une prostituée, « Marquis », fou de yachting, sabote leur bateau, qui fait naufrage. Cependant il meurt lui aussi en allant leur porter secours au dernier moment.

     

    Violence hystérique, vol, alcool, sexe débridé, irrationalité totale et, surtout, narcissisme porté aux limites de la psychose : voilà nos héros. Pour Tatsuya, « une femme [est]-elle autre chose qu’un jouet ? » Mais Eiko elle-même espère « tromper la mort en arrachant aux hommes ce qu’elle désirait et en les abandonnant aussitôt ». Question de génération : « ces jeunes gens d’après-guerre », étudiants qui n’ont pas l’air de beaucoup étudier, en sont « arrivés à perdre toute ligne de conduite ». Ils voient « les sentiments comme des accidents physiques sans importance ». « Ce qui est important dans la vie, c’est le présent », dit l’un d’eux. Et d’ajouter : « Si on se met à réfléchir, on n’avance plus. Je veux détruire tout ce qui m’entrave ».

     

    Les métamorphoses d’un yacht

     

    Un tel credo justifie l’atmosphère de frénésie permanente qui imprègne ces nouvelles. Frénésie dans la violence (les âmes sensibles ne s’aventureront qu’avec prudence dans La Chambre de tortures) aussi bien que lorsqu’il est question (et c’est souvent le cas) de sexualité. Tatsuya, sentant la simple présence d’Eiko derrière une cloison de papier, « enfonc[e] son membre dressé à travers le papier qui se déchir[e] avec un bruit sec » — « surprise, Eiko jeta le livre qu’elle lisait » ; on la comprend.

     

    Il y a pourtant aussi des moments de lyrisme. En mer, « lorsque la brise du soir se lèv[e] » et qu’« une libellule qui voletait dans le crépuscule [vient] se poser sur le mât », nos enfants perdus sont saisis d’un trouble inhabituel. Derrière cette émotion pourtant se cache autre chose que le sentiment de la nature et la tendresse pour l’être (temporairement) aimé. Il est une exception au mépris que Tatsuya et ses pareils vouent aux femmes : leur mère. « Ils ressent[ent] pour elle une tendresse exceptionnelle ». Le soir, sur le pont encore tiède du yacht, Marquis retrouve la tiédeur « du sein de sa mère lorsqu’il était petit enfant ». En rêve, il étreint son yacht, « qui se métamorphos[e] en sa mère ». Car, pour lui, le yacht est « une liaison entre deux mondes, mais aussi un corps de femme ». Freudisme à coups de marteau pour dire que le désir est ici l’universelle et seule loi. Pas étonnant que la mort vienne si souvent conclure les récits brutaux et désespérés de Shintarō Ishihara.

     

    P. A.

     

    Illustration : Contes cruels de la jeunesse, Nagisa Ôshima, 1960

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