• blog.amica-travel.comOn l’avait laissé dans un camp de rééducation, en train d’écrire sa confession à la demande des autorités. Il y racontait comment, membre de la police secrète sud-vietnamienne travaillant en réalité pour le Nord, il avait, à la chute de Saigon, sur ordre, fui aux États-Unis pour y espionner le milieu émigré. Mission qui l’avait amené à commettre quelques assassinats, puis à rentrer clandestinement au pays malgré lui, avec une « armée de libération » aussitôt neutralisée — d’où, malgré les services rendus, le camp.

     

    Tout cela constituait le sujet du Sympathisant (1), prix Pulitzer 2016. Deux ans plus tard paraissait Les Réfugiés (2), recueil de nouvelles évoquant la vie en Amérique des exilés vietnamiens. Et, aujourd’hui, donc, revoici le héros anonyme de Viet Thanh Nguyen, dans un roman dont le titre anglais, The Committed, signifie quelque chose comme l’homme engagé. À présent, ce héros porte un nom, Vo Danh, qui veut justement dire anonyme. Mais il est de nouveau en train d’écrire une confession (« Merci, Jean-Jacques ! Tu m’as donné l’envie d’être fidèle à moi-même, car bien qu’étant un bâtard méprisable, j’ai été un bâtard méprisable à nul autre pareil »).

     

    Agent double et frères de sang

     

    Il a échangé le camp contre une clinique de luxe, où l’ont mené bien des péripéties, qui font l’objet de son récit. Réfugié, après sa libération et sa fuite, avec Bon, son « frère de sang » anticommuniste et naïf, en France plutôt qu’aux États-Unis devenus trop dangereux, il est recueilli par la « tante » parisienne à qui il a longtemps fait parvenir des messages cryptés. Cette éditrice bien introduite et toujours communiste le met en contact avec le milieu intellectuel et la gauche caviar des années 1980. En parallèle, les deux exilés reprennent langue avec le « boss », truand chinois connu au camp. De la rencontre de ces deux univers, notre héros lettré va faire une source de profit en vendant aux uns la drogue fournie par l’autre. Entrant ainsi en concurrence avec Saïd et sa bande, anciens colonisés eux aussi, quoique issus d’horizons différents. Cependant, venu du Vietnam, Man, le troisième « frère de sang », ancien recruteur, supérieur, puis bourreau après le désastreux retour au pays natal, arrive à Paris.

     

    Que résultera-t-il de la rencontre finale entre les trois anciens condisciples qui s’étaient juré fidélité au lycée de Saigon ? Théoriquement, nous le savons, celui qui nous parle nous l’ayant annoncé dès la première page : « Quelle étrange situation, d’être mort tout en rédigeant ces lignes dans ma petite chambre du Paradis »… Peut-on cependant le croire ? Oui et non, une double fin laissant ouvertes au moins ces deux possibilités. Car tout est double, ici. Le motif qui était déjà celui du Sympathisant est repris et fouillé avec un acharnement qui ne laisse pas d’impressionner. Tout, à commencer par le héros-narrateur, « bâtard » né d’une paysanne vietnamienne et d’un prêtre missionnaire français, agent double toujours double, régulièrement visité par les fantômes de ceux qu’il a tués, en proie à la culpabilité et à la honte, qui vont « tellement bien ensemble, comme le gin et le tonic, comme la civilisation et la colonisation… ».

     

    Pistolets, excréments, métaphysique

     

    Cet « homme aux deux esprits », capable de « voir n’importe quel sujet des deux côtés » contamine toute la fiction : personnages (Bon/Man, le boss/Saïd), situations, répétées et inversées dans un miroitement général. Mais il y a plus. Le dédoublement est au principe même d’un roman qui, tout en oscillant entre satire sociale et thriller trépidant, transgresse plus d’une fois les limites de l’essai, tant le discours y phagocyte sans cesse le récit. Discours politique, évidemment (« Le maître chantait liberté, égalité, fraternité pendant que son peuple asservissait le peuple de l’élève »). Mais pas seulement, ni même essentiellement, comme l’attestent les multiples références littéraires et théoriques, où Sartre et Kristeva voisinent avec Fanon. Le « psychanalyste maoïste » qui finit par prendre en charge le narrateur le lui dit bien : son problème est « philosophique ». Et, de fait, notre homme en viendra pour finir à une mystique du néant bien orientale : « Rien n’est sacré, et le rien est partout, comme Dieu, dont le rien n’est qu’un autre nom ».

     

    C’est l’originalité de ce très singulier polar que l’enthousiasme avec lequel il mêle aux coups de pistolet, aux séances de torture et aux récits d’orgies une véritable passion pour la parenthèse psycho-métaphysique déjantée. Ce pourrait aussi devenir sa faiblesse, s’il n’y avait l’écriture, répétitive et incantatoire, mêlée d’ironie noire et de digressions scatologiques (une étrange obsession fécale plane sur ce texte). Écriture à tout bout de champ mise en scène et en abyme, ne serait-ce que par les titres donnés aux différentes parties du roman : 1) Moi, 2) Moi-même, 3) Je, 4) Vous, Épilogue, Tu.

     

    Je vous entends le penser : oui, il en fait beaucoup. Dans la longueur (plus de 400 pages), la violence, la truculence, la dialectique. C’est indéniable : le charme et la réussite, ici, sont dans l’excès. Amateurs de sobriété et d’ellipses, passez votre chemin. Bienvenue aux autres.

     

    P. A.

     

    (1) Traduction française Clément Baude, Belfond, 2017, voir ici

    (2) Même traducteur et même éditeur, 2019, voir ici

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  • l-express.ca.Flaubert donnait en son temps le coup d’envoi d’une certaine modernité avec L’Éducation sentimentale, roman d’éducation où l’on ne s’éduque à rien, où l’on ne s’achemine vers rien sauf des regrets toujours déjà là dès le début. Eduardo Mendoza, qui a décidé, paraît-il, d’écrire ses Mémoires sous forme de trilogie romanesque, suit, pour l’instant, l’exemple de l’ermite de Croisset, dans un premier volume jamais décevant mais de bout en bout déceptif. Et qui fait, sans doute justement pour cela, le portrait de toute une époque.

     

    Faux picaro

     

    Comme Mendoza, Rufo Batalla, le narrateur, est né dans une famille de la moyenne bourgeoisie barcelonaise. Comme lui, il a grandi, est devenu adolescent, puis jeune homme, sous le franquisme finissant. Comme lui encore, il fuit Barcelone pour New York, où Mendoza a été traducteur à l’ONU tandis que son héros sera, quant à lui, employé dans d’obscurs services commerciaux dépendant de l’ambassade d’Espagne. Le livre se place cependant clairement du côté du roman. Picaresque, naturellement… Tout, au départ, promet l’aventure : en Espagne, Rufo, journaliste dans un magazine spécialiste des têtes couronnées, rencontre « le roi » du titre, qui n’est pas roi, mais prince en exil d’une Livonie plus fantaisiste qu’historique, et incluse pour le moment dans l’URSS. L’homme est pourtant bien décidé à monter sur le trône un jour, et la soirée où il semble se prendre d’amitié pour le personnage principal paraît donc annoncer une intrigue politique et d’espionnage, compliquée par la liaison que celui-ci a entamée avec la « reine », une certaine Monica, dont il ignorait l’illustre destin. À travers voyages, péripéties, rencontres de figures multiples appartenant à tous les milieux, on peut donc raisonnablement s’attendre à ce que notre jeune héros gravisse la fameuse échelle sociale.

     

    Sauf qu’on ne reverra qu’à peine le prince, que rien de spectaculaire n’arrivera au narrateur, et qu’à New York même ses seules vraies aventures seront d’ordre climatique, d’ouragans en chutes de neige contemplées à travers les vitres d’un appartement quelque peu sinistre. Un faux roman d’éducation, donc. Mais tout est en trompe-l’œil dans ce récit faussement nonchalant, constamment malicieux, plein de pistes qui tournent court, de détails essentiels annoncés après coup comme en passant, où tout commence et tout finit par un pastiche : article consacré à un mariage aristocratique dès la première page, long récit historique et ironique des origines de la Livonie à la fin.

     

    « … à l’écart »

     

    Une manière d’indiquer l’ancrage dans une époque où l’actualité fait l’Histoire. Autour de Rufo, tout bouge : les échos de Mai 68 atteignent une Espagne encore somnolente, « comme le brouhaha d’une réunion à laquelle on n’a pas été invité » ; la Tchécoslovaquie s’agite ; les Beatles se séparent ; le scandale du Watergate grossit ; Carrero Blanco saute ; Andy Warhol s’impose et les gays s’émancipent… « Le temps passait, les choses qui m’entouraient touchaient à leur fin et, si je ne réagissais pas rapidement, ma vie aussi passerait comme elle avait été depuis le début : immobile, sombre et désespérée ». Ainsi s’exprime Rufo. Les femmes se succèdent près de lui : Claudia, Monica, Valentina… Il les quitte quand elles l’aiment ; quand c’est lui qui voudrait les retenir, elles s’esquivent. Non sans avoir brossé de lui des portraits privés d’indulgence : « Tu es égoïste et tu n’as même pas le courage de l’être ouvertement. Cela te rend menteur et faux, envers les autres et envers toi-même » ; « Un travail sans avenir et une relation sentimentale sans avenir, l’idéal pour se contenter de vivoter en attendant qu’il se passe quelque chose ou que je ne sais quoi décide à ta place ». Mais lui-même est sans illusions : « Mon appartement était vide, le frigo était vide, mon séjour à New York, mon travail, mes amitiés et ma vie sentimentale me semblaient un simple hologramme projeté dans le vide ».

     

    Lui qui, de passage à Prague, « [s’]imagin[ait] protagoniste d’un roman d’espionnage »… Lui qui, dans une soirée, adopte vis-à-vis d’une jeune femme la stratégie du « prince André avec Natacha » ! Mais ce personnage à l’imaginaire si littéraire est peut-être, du fait même de sa position « à l’écart » (derniers mots du livre), le meilleur des spectateurs, des auditeurs, et, surtout, des narrateurs. On discute de tout, dans ce roman : de politique, « de liberté, de pouvoir et de démocratie », comme le dit la quatrième de couverture, mais aussi de religion, d’art, de relations entre les sexes… Toujours sur fond de scepticisme, mais entre personnages souvent déjantés et dans des dialogues volontiers désopilants. Comme le sont les récits de fêtes, les innombrables anecdotes, les incidents de la vie de bureau. Ce livre de l’impuissance et de la vanité des choses n’est jamais ennuyeux ni vain. Au contraire, il se laisse dévorer en riant — c’est son tour de force.

     

    Que reste-t-il, quand l’enthousiasme est mort avec les illusions, que le désir hésite, et que les grandes idées révèlent leur substance friable ?... L’art de conter.

     

    P. A.

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  • www.renodepot.comRésumons-nous. Alice, fille d’une mère droguée disparue à 20 ans, a été élevée par une grand-mère négligente et un grand-père incestueux. À 15 ans, de premières crises ont marqué le début d’un « trouble dissociatif de l’identité », conséquence des abus subis dans son enfance. Soignée, remise, croit-on, elle rencontre Guy, qui, en toute connaissance de cause, l’épouse. Grand amour réciproque. Pourtant, tout recommence : madame Morin, femme de Guy, et bientôt la mère de trois enfants, devient, à chaque rechute, alternativement Alice (elle-même quand elle était petite fille), Émile (le grand-père), Betty (une femme facile), Jasmine (une infirmière sérieuse). Le réel docteur C., psychiatre, s’active. Il croit enfin avoir réussi. Est-ce vraiment le cas ?

     

    Jeu de piste

     

    Je n’en dirai pas plus. D’ailleurs, j’en ai sans doute déjà trop dit. Mais il le fallait, pour mettre en évidence ce qu’il y a de plus intéressant dans le roman de Vinciane Moeschler : la construction, ou peut-être faudrait-il dire la déconstruction que, mimant les symptômes dont souffre l’héroïne, l’auteure fait subir à son histoire. Première partie : Je. Alice, à la première personne, y raconte ses premières crises. La deuxième partie, Et les autres, est composée de monologues où, des années plus tard, prennent la parole tantôt madame Morin, tantôt ses doubles (ses « alters », pour parler comme C.). Il faut un certain temps au lecteur pour comprendre le phénomène et ses causes, pour se repérer dans les divers locuteurs, pour écarter les fausses pistes, dont certaines sont de vraies pistes (une maison près de la forêt, des chasseurs, le fusil du mari, suspect un temps de double vie…). Fausses ou vraies pistes qu’il faudra apprendre à distinguer des authentiques indices (la femme de Guy collectionne les poupées, bannit les miroirs, refuse de se faire prendre en photo).

     

    3) Le mari, monologue de Guy Morin. C’est le moment de la mise au clair. Retour en arrière jusqu’à la rencontre et au mariage, qui nous ramènera là où on avait laissé madame Morin à la fin de 2. Le docteur C., au passage, commente et explique, comme un psy chez Hitchcock (« Se dissocier, c’est perdre conscience, en mettant à la place des mécanismes de protection, suite à [sic] un vécu traumatique »). Suivent les parties 4) Les fils et 5) Lou — c’est la fille. Les susdits s’expriment pour le coup de théâtre final (je ne dirai rien) et l’épilogue.

     

    « Petite chose broyée »

     

    C’est le meilleur du livre, ce jeu de piste dans un labyrinthe tapissé de miroirs, dont chacun renvoie à tous les autres en un complexe jeu d’éclats. Bel écrin. Seulement c’est toujours pareil avec les écrins, tout dépend de ce qu’on y met. Ce que Vinciane Moeschler, éblouie par son propre sujet, qui lui semble sans doute suffisamment passionnant en lui-même, met dans celui-ci, c’est quelque chose de passablement mélodramatique et somme toute d’assez convenu. Voici un grand-père ancien mineur, qui s’appelle Émile, un mari courtier en assurances, la province, une maison « plutôt coquette », avec « un nain [qui] tient une lanterne » et « un petit écureuil en fer forgé », bref, tout ce qu’il faut. Notre romancière, qui est également auteure de théâtre, fait entendre uniquement des voix. Procédé tout à fait adapté à son sujet (encore) mais dont elle s’autorise pour user d’une écriture qui hésite entre « Alors que je te pensais apaisée, je constate (…) que tu es à nouveau sujette à un malaise » et « Putain ce que la vie fait mal ». Sans parler de : « J’ai baissé la garde, pas les bras », ou de : « Petite chose broyée, qui es-tu ? » Le tout avec retour incessant à la ligne, on ne sait pas trop pourquoi, poésie ou image du chaos intérieur, probablement.

     

    Tout cela, au total, ressemble fort à une affaire de gens simples et vivant en périphérie, tels que se les représente une habitante éclairée de la grand-ville. Que Vinciane Moeschler anime des ateliers d’écriture en structure psychiatrique, dont elle a pu éventuellement s’inspirer, n’y change évidemment rien. Même les « alters » de madame Morin, produits par elle, ne peuvent selon toute apparence être, eux aussi, que des clichés.

     

    Je suis injuste. Dans la dernière partie s’esquisse une vraie réflexion sur folie et normalité, vérité et illusion, voire dissociation et art. Mais c’est dans la dernière partie, et une esquisse… Pour l’essentiel, qu’avons-nous là, en fin de compte ? En l’absence de toute contextualisation, familiale, sociale, historique (pour une fois que ç’aurait été utile !), reste l’histoire d’un cas. Ça n’est jamais tout à fait sans intérêt, les cas, bien sûr…

     

    P. A.

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  • www.atelier-mascarade.comDès le titre, on pense à Genet, forcément… Et c’est bien, à première vue, une histoire de bonne. Ici, il n’y en a qu’une. C’est la narratrice, elle s’appelle peut-être Céleste, mais peut-être aussi n’est-ce qu’un « surnom ». Elle vit avec Madame, une ancienne pianiste, dont on ne saura pas non plus comment elle se nomme, dans un appartement bourgeois. Elle lui fait la cuisine, la sert.

     

    De Duranty à Mirbeau puis, donc, à Genet, on en a beaucoup lu, des histoires de bonnes : exploitation, fascination, amour/haine ; dialectique du maître et de l’esclave conduisant à l’affaiblissement de la patronne et à la revanche de la servante… On a tout cela, dans Madame, et aussi la mise en scène obligée du quotidien — objets, recettes de cuisine ; voisines, concierge, personnages familiers. Ainsi deux amies, qui forment avec Madame « un trio de vieilles juives (…), survivantes du grand massacre » ; des escrocs divers ; monsieur Paul, amant occasionnel de « Céleste », tout droit sorti, comme son nom l’indique, d’un roman de Calet. Ces figures passent et disparaissent, comme dans un rêve.

     

    Trou noir

     

    Car on est très loin du naturalisme. Et, même si la quatrième de couverture parle d’« émancipation », Madame n’est pas non plus le récit d’une prise de pouvoir. Madame, qu’est-ce que c’est ? À quoi est due l’étrangeté qui baigne ce texte et en fait un objet troublant, voire dérangeant ? D’abord, à l’absence d’arrière-plan. Je dis l’absence et non le manque. Qui est Madame ? Est-elle vraiment d’origine roumaine ? son jeune frère, Ilia, a-t-il disparu pendant le « grand massacre » ? Y a-t-elle survécu cachée dans un placard, puis abritée dans un pensionnat où elle aurait eu comme compagne une certaine Violette, qui aurait raconté plus tard leur histoire dans un roman ? Qui est la prétendue Céleste ? « C’est comme si j’étais née depuis peu, comme si j’avais toujours vécu dans ce grand appartement et dans cette servitude », dit-elle. Pourquoi est-elle là, logée, nourrie, mais pas payée ? Quels sont les rapports qui la lient à Madame, ceux qui la liaient à Monsieur ? Qui était Monsieur ?

     

    « Si ma mémoire, m’aidait », dit Céleste. « Mais je ne trouve rien qu’un grand trou noir »… Tout l’édifice de la fiction repose sur ce gouffre, d’où, peu à peu, remontent des bribes. La narratrice diminuant « le traitement qui [lui] ôte la mémoire tout en [l’]aidant à tenir », « des images surgissent » : « des visions de cendres voletant, de corps sans sépulture (…), de corps brûlés » ; « des paysages, des odeurs ; le « souvenir d’une erreur (…), une grave erreur » ; un document signé jadis, une « donation », une « spoliation à laquelle [elle] aurait consenti »… À mesure que la mémoire revient, fragmentaire, à la bonne, l’état de Madame se dégrade ; celui de l’appartement aussi, envahi par les punaises de lit et les sacs-poubelle, qu’on ne jette plus. Cette évolution est très lente, presque insensible. 400 pages d’événements minuscules, on est quand même un peu effaré, on se demande si 200 n’auraient pas suffi. Mais est-ce que 200 auraient suffi ? Peut-être la longueur était-elle nécessaire à ce ressassement quasiment hypnotique, traversé souvent par un bizarre humour, et porté par une langue d’une rigueur et d’une précision hallucinées.

     

    La voix de Céleste

     

    La langue de Céleste : « Allez savoir pourquoi, je notais tout cela (…) en moi-même et parfois sur des feuilles arrachées aux carnets de Madame ». Mais « on ne sait pas toujours quelle voix prendre », on hésite, on « titube » entre « la voix d’en haut et celle d’en bas ». « J’ai décidé de ne pas décider », conclut celle qui parle, et porte, à force de grossissements, les détails les plus triviaux à un niveau autant dire métaphysique.

     

    Elle se raconte des histoires, aussi. L’histoire de Madame. Son histoire avec Madame. Et des histoires qu’elle invente : « J’essaie d’imaginer ma peau toute recouverte d’un rude poil noir. Parfois, je me donne une toison de lion, ou des ocelles de léopard » ; « Je suis tentée, parfois, de porter à ma vulve la trompe puissante [de l’aspirateur], histoire de me ramoner, en quelque sorte, les intérieurs »… Et autres curieuses rêveries, qui, de temps à autre, s’incarnent dans des visions. Monsieur (mais est-ce bien lui ?) paraît, alors, assis, en train d’écrire, à « la table blanche ».

     

    Souvenirs peut-être fantasmés, fantasmes, théâtre dérisoire des jours qui se succèdent tissent ainsi une formidable excroissance langagière surgie d’un fond sans cesse désigné, jamais nommé. Peut-être est-ce, comme le suggère encore la quatrième de couverture, la Shoah, dont l’écho ébranle et parcourt tout le livre. En tout cas, ce fond silencieux est le vrai sujet du roman de Gisèle Berkman. Sa présence muette l’irradie tout entier, et lui confère sans doute son singulier pouvoir de fascination.

     

    P. A.

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  • 1oeuvre-1histoire.com« Le temps est si beau et si chaud que l’on peut sortir en blouse sans manches. Le pas-d’âne est encore en fleur, le pissenlit commence tout juste, et les premiers bourgeons des forsythias s’ouvrent. C’est le début de la période jaune… » On est au printemps, donc, et tout pourrait se passer comme dans un roman rural et bucolique. On est dans une ferme, quelque part en Autriche. Il y a là le fermier, Jakob, « capable de dire dès l’Épiphanie le nombre de jours de gel dont l’orge d’hiver a encore besoin » ; son frère, Laurenz, qui, « trop impie pour être prêtre et trop impatient pour être instituteur », est devenu « un valet de ferme (…) qui lit des livres » ; sa femme, Barbara ; leurs cinq filles. Plus une : Nelli, « Souabe du Danube », apparue un jour « comme un fantôme » en « veste de travail bleu foncé », « muette et toute sale ».

     

    D’autres personnes encore vivent à la ferme : un chauffeur d’autobus et sa femme, dont la maison « a été endommagée par le souffle de la bombe qui a explosé dans la maison voisine » ; Mikhaïl, prétendument Souabe du Danube lui aussi, mais plus probablement prisonnier russe évadé — et, par ailleurs, « peintre suprématiste ».

     

    Un monde en miettes

     

    Car on n’est pas dans un roman rural et bucolique, la nature et la terre ne sont pas ici les vrais sujets. Le printemps est bien là, mais c’est le printemps 1945. Vienne est « pratiquement aux mains des Russes », tandis que « de l’autre côté les Américains sont en Haute-Autriche depuis longtemps ». Pourtant, certains croient encore en la victoire du Reich. Comme le lieutenant de la Wehrmacht surgi dans la ferme ex abrupto, avec deux caporaux et trois soldats…

     

    Le monde est en morceaux, et le chaos y règne. Mis à part les fermiers, personne n’est vraiment à sa place ni ne sait vraiment d’où il vient. Nelli, avec le « dommage de guerre » dont elle souffre et qui a effacé tous ses souvenirs, avec son étrange obsession pour les martyrs (surtout sainte Lucie, à qui on arrache les yeux »), est l’incarnation de ce bouleversement général. C’est pourtant à ce personnage de « fille qui aime bien écrire » que l’écrivain autrichien Paulus Hochgatterer, romancier mais aussi psychiatre pour enfants, confie le soin de la narration. Celle-ci s’en trouvera doublement gauchie : par la vision d’une enfant de 13 ans, et d’une enfant à qui les événements dont elle a sans doute été le témoin confèrent à la fois une lucidité spéciale et une impossibilité de la laisser s’exprimer librement.

     

    Il faudra lire entre les lignes, semées d’allusions, de non-dits ou, plutôt, de demi-dits. Nelli est-elle « la fillette » couchée dans « un train qui a déraillé », « couverte par d’autres personnes » ? Qui est Isolde, la modiste ? Pourquoi laisse-t-elle le pharmacien, membre de la SA, abuser d’elle en échange de médicaments, destinés à qui ?

     

    Chevaux de feu

     

    Car la construction du livre exprime aussi le désordre qui règne dans les esprits et dans les faits. Le discours de Nelli est coupé par des chapitres à la troisième personne dont on ne verra qu’après coup le rapport avec le récit principal, dans lequel il est parfois question de ce qu’ils racontent. « C’est une histoire à part (…), qui n’a rien à faire ici », s’écrie à un tel moment l’un des personnages, mettant ainsi en abyme ce roman tout en ruptures seulement apparentes. Tout, en effet, a ici « à faire » avec tout. Les récits intercalés racontent des histoires dont on nous expose au conditionnel le dénouement attendu et tragique, avant de les montrer se terminant inopinément bien. C’est qu’à chaque fois est intervenu « un héros ». Anonyme, comme la « jeune femme en veste bleue » dont nous seuls, lecteurs, savons le nom, ou comme Isolde, dont nous seuls entendons ce qu’elle dit à l’oreille du pharmacien s’apprêtant à présider au lynchage d’un pilote américain fait prisonnier. L’héroïsme du titre est discret, sobre et, c’est le cas de le dire, à ras de terre. « Le jour où Jakob Leithner a été un héros a commencé par le fait que sa femme a peint des œufs » pour Pâques. Le héros principal, dans cette histoire semée de décrochements et de chausse-trappes, est celui auquel on ne s’attendait pas.

     

    Il remet de l’ordre dans le monde. Le peintre suprématiste aussi, à sa manière. Le tableau qu’il transporte avec lui, roulé, et dont il n’est sans doute pas l’auteur, n’est pas, comme l’ont craint un instant ses hôtes, « un bazooka ». Cependant on y voit des chevaux orange qui « brillent comme cent trains de pétrole en feu ». La lumière qu’ils diffusent éclipse celle de la guerre. Elle produit le même effet que les actes des êtres justes.

     

    P. A.

     

    Illustration : Gianbattista Tiepolo, Dernière Communion de sainte Lucie, 1746, détail

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