• generationvoyage.frÇa commence par Lazare sortant du tombeau. Un Lazare qui se trouvait fort bien dans « le non-être » et qui, « dérangé », demande : « Pourquoi, Seigneur ? Ai-je fait quelque chose qui t’a mécontenté » ?

     

    Après, on a un peu l’impression de tomber dans un récit de Beckett. D’ailleurs, il y a une citation de Beckett en exergue, à côté de celle qui, tirée de l’Évangile de Jean, renvoie à l’histoire de Lazare ressuscité. C’est monsieur N. qui raconte cette histoire-là. Monsieur N. vit dans un « hôtel » dont il « ne sort que rarement » car il « lui offre avec ses pensionnaires de quoi se passer du dehors, et largement ». Sans autres visites que celles du « patron » et d’une certaine « Miss Zahra », il traîne dans sa chambre et noircit du papier. Après avoir publié plusieurs romans, il s’est persuadé « que la parole tout entière avait perdu sa consistance et que, usée jusqu’à la corde, elle lui coulait sur les mains comme de la cire fondue ». Alors, il a, pour un temps, haï l’écriture. Puis il s’y est remis, puisque c’est « à cela que se résume [sa] vie : à un train ininterrompu de mots, chacun d’eux formant un wagon de personnages et d’événements ». Mais « peut-être qu’ils ne sont pas correctement rangés dans [sa] tête — je veux dire, les wagons — ou disons qu’ils ne se suivent pas dans le bon ordre ». On est prévenu.

     

    « Dans le ventre de la ville »

     

    Tout, ici, est sens dessus dessous, et la traduction, curieux mélange de raffinements stylistiques et de fautes de syntaxe, ajoute encore à l’impression de savant chaos. Chaos dans les personnes, d’abord (« Ça alors ! Voilà que je me remets à parler à la troisième personne ! ») ; dans le temps, comme cela a été annoncé ; dans les lieux — est-on bien à l’hôtel ? a-t-il bien existé, cet appartement à balcon dans un quartier élégant, où N. a aussi, semble-t-il, habité ?

     

    Une chose est sûre : on est à Beyrouth. « Je suis tombé dans le ventre de la ville comme Jonas dans celui de la baleine », dit monsieur N., dont le nom tel qu’il apparaît dans le titre original, Noun, s’il sert occasionnellement à désigner, en Orient, un chrétien, peut aussi signifier gros poisson. Beyrouth, ça explique tout. Car tout s’expliquera : on saura dans quel genre d’hôtel réside notre Lazare-Jonas-Noun, et ce qui l’a amené là ; pourquoi son père s’est suicidé, pourquoi il a enchaîné les dépressions, d’où lui est venue la bizarre manie d’errer dans les bas-fonds pour s’y faire tabasser par les pauvres et les exclus de la société libanaise. On saura aussi tout de ses rapports avec les femmes, de la mère détestée (« Je revois son premier regard quand elle a posé les yeux sur moi et m’a regardé comme une chose, un objet dont elle n’avait pas besoin… ») aux amantes, réparties en anges et démons. On saura, enfin, qui est le mystérieux Loqmane, ex-seigneur de la guerre qui réapparaît régulièrement dans la vie du héros.

     

    « Comment rester d’aplomb ? »

     

    C’est en effet la guerre qui explique Beyrouth, où « les rats se promèn[ent] sur les rebords des (…) balcons », où « les ordures jonch[ent] le sol », où « moustiques, mouches, cafards, chats sauvages, chiens alouvis, tous s’enveniment et se laissent enivrer par le goût du meurtre ». « Cette métamorphose s’est fait jour chez eux pendant les années chaudes de la guerre civile », ajoute N. Cette guerre qui a poussé son père à sauter par la fenêtre, qui l’a mis lui-même dans l’état où il est, et qui détermine les motifs d’une fiction où l’on trouve une mauvaise mère, un chef de famille faible, des frères qui se haïssent…

     

    Car son onde de choc ébranle tout ce livre, où s’entrecroisent, avec un brio frénétique, journal d’un écrivain, récit d’enfance, saga d’une famille chrétienne libanaise, roman fantastique, « thriller psychologique » (pour parler comme la quatrième de couverture), poème urbain. Voire poème tout court, qui nous fait entendre, à la manière de Lautréamont, une voix délirante logée dans un corps déglingué : « Sur ma peau nue rampent des insectes dotés de pattes et de visages, que j’éjecte d’un geste agacé (…). Je suis dans une chambre blanche dont je ne distingue pas tous les détails, à peine capable que je suis de bouger la tête. Mes yeux sont seuls à battre instinctivement. Ce qu’il me reste de corps est comme cloué sur une planche en bois ».

     

    Laissons le mot de la fin à Loqmane : « Eh oui !, mon frère, comment rester d’aplomb dans un pays pareil, qui n’obéit à aucune coutume ni à aucune loi ? » Un pays auquel la romancière libanaise a en tout cas trouvé et donné, discordante, grinçante et moderne à souhait, une voix.

     

    P. A.

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  • www.christies.comDans l’entretien qu’il a accordé, voici quelques années, à ce blog, Xavier Bazot déclarait : « Ce que je veux rapporter m’apparaît comme une succession de tableaux ou de photos, de moments suspendus ». Mais il ajoutait : « Je vois un événement comme un rhizome. Je voudrais en saisir l’ensemble dans une seule phrase ». Ce double mouvement de dispersion et de concentration est au principe même d’une œuvre dont l’auteur aime à citer Ezra Pound donnant pour mission au poète de « rassembler les membres d’Osiris ». Et c’est la même logique apparemment contradictoire qu’on voit à l’œuvre dès le titre du septième livre que Bazot publie cet automne, à L’Atelier contemporain, maison discrète et raffinée, consacrée en grande partie aux ouvrages d’artistes ou portant sur l’art.

     

    Démembrer/rassembler

     

    Ce pourrait être l’histoire d’une famille, réelle ou partiellement fantasmée. Il y a celui qui parle et qui écrit, il y a Mina, sa compagne. Il y a Théodore, disparu peu après sa naissance, Armande et Lamiel, nées ensuite. Une famille pas tout à fait comme les autres, où le père, « ne pouvant déroger à la règle d’or qui exige que le prix de revient de [son] activité approche de zéro », n’accepte en dernière extrémité, pour travail salarié, qu’un emploi intermittent de veilleur de nuit dans un musée ou de rares résidences d’écrivain. La plupart du temps, il est « la nourrice de [ses] filles ». Cette famille peu conventionnelle habite un lieu tout aussi atypique : un appartement déglingué dans un immeuble parisien peuplé de locataires diversement pittoresques, le tout, entre réparations de fortune et petits cataclysmes, s’acheminant lentement mais sûrement vers l’état de ruine.

     

    Les filles grandissent, le logis se délite. Ça commence par une naissance et finit par un déménagement contraint et forcé. Mais, entre les deux, c’est la loi du fragment qui règne. Des fragments, subtilement et systématiquement dispersés de façon à mettre en pièces la chronologie. Dans de courts paragraphes alternent mots d’enfants, récits de rêves, scènes de la vie quotidienne, histoires d’objets… La syntaxe si particulière de Xavier Bazot redit cette désorganisation voulue de l’expérience servant de matière au récit. Exemple, pris parmi les plus brefs : « Dont les cent mètres carrés dessinent un "L", empêche facilement d’entendre la sonnette du palier la géographie de notre appartement ». Comment ne pas voir que la phrase parle beaucoup plus justement de l’appartement en question que si elle obéissait à un ordre plus canonique ? Toute la démarche de Bazot est là : démembrer pour rassembler et, ainsi, donner à voir. Son parcours morcelé, suggérant la simultanéité du tableau plutôt que la successivité de la narration, construit une image plus vraie que le serait un enchaînement illusoirement exact.

     

    Autoportrait d’un écrivain

     

    Image d’une vie, d’un couple, de deux enfants. Image, aussi, d’un écrivain. Qui revendique orgueilleusement sa pauvreté, voire sa marginalité, avec une volonté d’indépendance frisant l’anarchisme : « Demeurant (…) à la lisière de la société, à laquelle je n’ai pas l’impression d’adhérer, je préserve l’illusion de ma liberté ». Tout cela n’allant pas sans un brin de misanthropie tempérée d’humour (« J’aime les gens, mais de loin »).

     

    Et puis il y a les manies, les exigences excessives, le sentiment parfois d’exagérer un peu. Il est un modèle dont Bazot ne se réclamerait peut-être pas mais auquel on ne peut s’empêcher de songer quand on le lit : Rousseau. Son livre, c’est un peu, mutatis mutandis, les Confessions moins la chronologie. Petites rancœurs inavouées jusqu’alors, péchés minuscules ; comme cette partie d’échecs avec une de ses filles, au cours de laquelle, lui qui auparavant prenait soin de ne pas gagner trop souvent, la bat soudain à plates coutures, détruisant « en trois gestes le semblant de confiance qu’[il] av[ait] mis des semaines à construire en elle ».

     

    Une phrase résume peut-être l’intention centrale et à demi secrète de l’ouvrage : « De notre relation à notre enfant existe-t-il un acte, voire une pensée, un sentiment, qui, à son sujet, nous ait effleurés ou que nous ayons commis, que nous ne puissions lui raconter une fois que sa conscience et sa mémoire auront franchi sans retour le rideau derrière lequel se retranchent (…) les souvenirs et les sensations de la petite enfance ? » Belle interrogation, qui, entre pensées effleurantes et souvenirs presque refoulés, livre une clé, annonce un programme — et justifie une écriture.

     

    P. A.

     

    Illustration : Vieira da Silva, L'Issue lumineuse, 1983-86

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  • fr.123rf.comCertains sujets, apparemment, demandent du volume. Voyez Les Bienveillantes (1), avec ses 900 pages. Voyez La Fabrique des salauds (2)… Le totalitarisme et ses suites, il semble qu’on n’en ait jamais fait le tour. Le roman de Nino Haratischwili frôle (quand même) les 600 pages. Et, à y regarder de près, elle ne pouvait pas vraiment faire à moins.

     

    Nino s’y connaît

     

    D’abord, il y a l’histoire elle-même… Celle que sa famille et tout le monde appelle « Chat » est une jeune actrice, qui a quitté sa Géorgie natale pour venir habiter Berlin. Comme toute actrice et tout félin qui se respectent, elle dispose de plusieurs vies. Aussi, quand un mystérieux oligarque russe la contacte pour lui proposer d’incarner dans une vidéo, pour cause de ressemblance troublante, une jeune Tchétchène morte violée et étranglée des années plus tôt par des soldats russes, elle se donne à ce rôle au point de vouloir « offrir une de ses vies de chat à la fille morte et peut-être la ramener à la vie ».

     

    L’oligarque, c’est « le Général ». Il a dû, jeune homme timide et cultivé, faire la guerre en Tchétchénie, il s’est trouvé mêlé au meurtre, et cette expérience a fait de lui un autre homme : « Dans un monde où l’on se retrouvait forcé de choisir entre devenir un meurtrier et se tirer une balle dans la tête, il n’y avait plus de bonne option. Il ne restait qu’une seule aspiration, l’aspiration au pouvoir ». Depuis, on le nomme aussi, dans la presse occidentale, « le Pape Noir »… Mais depuis que sa fille, Ada, s’est suicidée parce qu’elle ne supportait pas d’avoir découvert les crimes de son père, ce héros, Alexander Orlov a décidé de régler tous ses comptes avec le passé. D’où la vidéo, qui a pour but de convoquer ses trois anciens complices sur le lieu de leurs exploits, en Tchétchénie, pour un réveillon de fin d’année un peu spécial.

     

    Entre tous ces gens-là circule « la Corneille », messager des mauvaises nouvelles. C’est Onno, journaliste allemand « spécialisé dans l’Europe de l’Est avec un faible pour les tsars officieux de l’an 2000 » ; amant d’Ada et cause indirecte de sa mort, bientôt amant de Chat ; chargé de transmettre à qui de droit la vidéo. Pour prix de son aide, la promesse d’être autorisé à écrire un livre sur Orlov.

     

    Cet homme qui écrit est le seul à avoir droit à la première personne, dans un livre où l’on passe de l’un à l’autre, avec changement de point de vue et éventuellement d’époque, en quatre parties dont les deux premières annoncent la couleur : Éclats, Rubik’s cube… Un thriller, donc ? Oui, c’est aussi ça. Mais n’ayez pas peur : mon résumé (étique, par rapport à l’ensemble) n’a rien dévoilé qui vous déflore une intrigue à torsions multiples, trouée de maelströms haletants et semée de révélations quasi jusqu’à la dernière page… dont je vous laisse découvrir les dernières lignes. Côté thriller, Nino s’y connaît.

     

    Tout dire

     

    Trouée de maelströms haletants… Voilà que je parle comme elle. Car, vous vous en doutez, ce n’est pas seulement un thriller. Il y a de la conteuse orientale chez cette trentenaire, native elle aussi de Tbilissi, venue elle aussi en Allemagne à vingt ans pour des études de théâtre, et qui a remporté un premier succès avec La Huitième Vie (Folio 2021) — décidément… À propos de ce roman-ci, la critique évoque « les grands romans russes », et le « réalisme magique des Latino-Américains ». Le réalisme magique, moui… Les grands romans russes, si on veut. Mais c’est à un autre auteur qu’on pense, et pas seulement pour le nombre de pages : notre Hugo. Certes, un Hugo qui connaîtrait les boîtes de Berlin, les rues de Moscou, les ryads marocains rachetés par des millionnaires russes. Un Hugo un peu caucasien. Mais quelque chose, chez Nino Haratischwili, rappelle le mélange de romanesque, de lyrisme et de goût obsessionnel du vrai qui caractérisent l’auteur des Misérables.

     

    Comme lui, elle aime les images (« La lune était une faucille et gravait des étoiles dans la peau du ciel » ; « Sa mort avait fait pousser sur mon dos les ailes noires de la culpabilité »…). Et, comme lui, elle veut tout dire. Tout dire de quoi ? Du drame historique, bien sûr, en ses multiples actes : le stalinisme et la déportation des Tchétchènes ; l’Afghanistan ; la mort de l’Union soviétique, le devenir d’un pays livré à des gens comme le Général, les conflits sans fin —Tchétchénie, mais également Géorgie…

     

    Tout dire aussi de chaque personnage, et de la façon dont il essaie, tant bien que mal, de trouver une place dans ce chaos. Car je n’ai parlé que des plus importants. Il y en a bien d’autres, répartis sur trois générations, avec chacun son passé, son histoire… Aucun n’est sacrifié, elle fait un sort à tous. Et on ne peut se défendre d’être ému devant cet acharnement sur le sujet, devant ce sentiment d’une urgence à entrer dans les détails, devant cette certitude, en même temps, qu’on n’arrivera jamais au bout de ce qui devrait être dit, et qui constitue aussi, bien entendu, une histoire personnelle. On est empoigné. On passe sur les longueurs, les redites, emporté par un tourbillon qui a, dans ses lenteurs même, un peu de la majesté qu’on prête volontiers à l’Histoire en marche. Tragique, forcément. Comme l’annonçait la première phrase prononcée dans le roman par Chat, et tirée de l’Antigone de Sophocle : « Ton cœur s’enflamme pour un projet qui donne froid dans le dos ».

     

    Bref, 600 pages… Il les fallait.

     

    P. A.

     

    (1) Jonathan Littell, Gallimard, 2006

    (2) Chris Kraus, Belfond, 2019, voir ici

     

    Illustration : en Tchétchénie...

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  • www.wikiart.orgPour Stéphane Lambert, l’art est un mécanisme à double détente, et le tableau, lieu de passage, est aussi un miroir à deux faces. L’artiste ouvre par son entremise, au cœur des apparences, une porte vers ce qui les dépasse et les fonde. Mais si chacun tente d’atteindre cet au-delà à sa manière, celui-ci appartient à tous. Et la contemplation de l’œuvre, tout en renvoyant le spectateur à lui-même, lui ouvre aussi l’accès à ce qui, en transcendant toute individualité, le relie aux autres.

     

    « Des pensées qui attendaient de voir… »

     

    Il faut garder tout cela en mémoire quand on lit l’ouvrage que l’auteur, après Monet, Rothko, de Staël, Goya (voir ici), Spilliaert (voir ici), consacre à Klee. Cinq chapitres, dont les titres sont autant de citations tirées d’écrits du peintre. Cinq visites au Zentrum Paul Klee, qu’un bâtiment signé Renzo Piano abrite dans les environs de Berne. Le très ancien souvenir d’un pique-nique familial en Suisse (« L’écran de verdure s’allume dès que le nom est prononcé ») ; quelques notations essentiellement météorologiques (« Un peu plus qu’hier, le brouillard s’est dissipé » ; « La neige qui tombe […] maintient le monde sous cloche comme si le dehors était redevenu un grand berceau ») : tels seront les seuls éléments qui pourraient vaguement s’apparenter à l’autobiographie ou à l’autofiction. Dans les livres qui parlaient de Goya ou de Spillaert, le locuteur n’était jamais loin, toujours prêt à devenir un narrateur ; et le va-et-vient artiste/contemplateur, évoqué plus haut, prenait souvent la forme d’une oscillation entre la biographie du peintre et l’autobiographie, authentique ou rêvée, de l’écrivain. Ici, l’une comme l’autre, dans un travail d’abstraction comparable à celui de Klee lui-même, se trouvent réduites à l’état de simples traces. Aussi bien, « l’œuvre de Klee laiss[e] très peu entrevoir qui il était tant elle sembl[e] l’avoir délivré de son individualité — et démultiplier son être ».

     

    Où sommes-nous, du coup ? Dans un essai ? Les œuvres dont les (bonnes) reproductions se succèdent au fil des pages sont abordées dans un ordre très approximativement chronologique, et sans souci proprement thématique. Une promenade au musée ? Si les peintures en question sont décrites, le terme de commentaire paraît assez peu approprié. Une phrase en passant nous éclaire peut-être : « Ce que j’aime en me retrouvant au milieu des œuvres, c’est actionner des pensées qui attendaient de voir pour être formulées, c’est délivrer une expérience en sommeil ».

     

    « Le murmure des spectres que nous serons » 

     

    Le compte-rendu d’une expérience, donc. Poétique, si on y tient. Voisine de la paréidolie, cette faculté « de reconnaître un visage familier dans le tracé d’une montagne, d’imaginer un bestiaire ou un ange dans une moisissure ». Par cette opération bien connue des enfants, le regard du contemplateur épouse et reproduit le travail effectué par le peintre à partir du visible, qu’il s’agit de « convertir en style ». Dans telle aquarelle, « hachures et rayures en bichromie révèlent tantôt un village, tantôt une île montagneuse, ou encore une maison à la croisée des chemins ». Décomposant et recomposant ainsi le monde, l’art se révèle comme ce qu’il est : non pas « une appropriation, ni une fin en soi » mais « un lieu de passage, [qui] sert d’accès à ».

     

    À quoi ? « Une matière cachée dans la matière », qui serait le vrai visage du réel ? Plutôt un fond archaïque et primordial, « une image à l’origine de toutes les images », qui « prélude à la conscience individuelle » et « sourit au devenir ». Il faut donc, en regardant les tableaux de l’artiste suisse, « se laisser conduire par les traces », « figures, symboles, signes, écritures » ramenant à un « avant nébuleux de la création ». Avec ces « fossiles », qui sont « les empreintes de ce qui [va] advenir », le passé et le futur se rejoignent : « Ce ne sont pas des couleurs qui peuplent les œuvres de Paul Klee, mais le murmure des spectres que nous serons ».

     

    Aussi l’œuvre du grand Suisse offre-t-elle à l’auteur belge l’occasion d’approfondir encore sa vision de l’art comme nostalgie : « de la nature, des paysages, des montagnes, des animaux, des dieux (…). Et qui sait : nostalgie de la mort ». Qu’il parle des peintres ou qu’il se mette à l’écoute des écrivains (voir ici), une semblable nostalgie guide toujours Stéphane Lambert. Il nous invite toujours à le suivre en direction du même endroit : vers un avant qui est aussi un après, un autre monde qui est aussi notre monde.

     

    P. A.

     

    Illustration : Paul Klee, Der Niesen, 1915

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  • photo Pierre AhnneUn livre singulier. L’adjectif, légèrement galvaudé, s’applique ici mieux qu’aucun autre. La singularité, comme souvent, tient d’abord à la manière dont, tout en s’inscrivant dans une tradition, on s’en écarte. 1959. Un avion, parti d’Australie, s’abîme quelque part dans l’océan. À son bord, parmi d’autres passagers, se trouvaient Glencora (douze ans) et Mildred (six ans), deux petites Australiennes se rendant à Londres avec leur tante et leur grand-père ; ainsi qu’Ingvar (quatorze ans) et Sven (six ou huit ans), venus de Nouvelle-Zélande et effectuant un de leurs voyages annuels en Suède, pays d’origine de leurs parents. Tous quatre sont les uniques survivants de la catastrophe. Ils se retrouvent sur une île dont on apprendra plus tard le nom : Okoalu, et dont ils découvriront bientôt qu’elle abrite un groupe d’enfants et d’adolescents arrivés là après avoir été embarqués sur une pirogue et abandonnés aux flots par leurs parents, en expiation d’un sacrilège. Les quatre Occidentaux partageront pendant six ans la vie de ces « enfants sauvages ».

     

    Les antécédents littéraires viennent aussitôt à l’esprit, de Defoe à Merle et Tournier, en passant par Golding. Mais chez Véronique Sales tout se passe autrement. D’abord, est systématiquement écarté ce qui pourrait relever de l’aventure : l’accident proprement dit, jamais narré ; la manière dont les héros ont pu en réchapper ; les moyens, au moins au début, de leur survie (ils font du feu, ils pêchent : comment ? de quoi se vêtent-ils ?...). Le dramatique est fermement banni, au profit de ce qu’il faut bien appeler une forme de poésie.

     

    Parole de style

     

    Car on ne peut aller plus loin sans parler de l’écriture, et c’est le plus bel éloge qu’on puisse faire de ce livre que de dire à quel point le style y parle, disant à lui seul tout, ou du moins l’essentiel. Le style, c’est d’abord la syntaxe : la phrase longue, sinueuse, complexe, toujours impeccablement construite, cherchant, dirait-on, à réunir autant d’éléments divers que possible. Viennent s’y insérer des images éclatantes — « matin d’un vert soyeux », « midi claqu[ant] au soleil comme une voile » ; « sommeil (…) tintant comme du verre » ; ou ville vue d’avion, « étalée, aux quatre points cardinaux, comme un immense marécage où l’on pourrait se perdre ». Car ces figures évoquent aussi bien le monde civilisé que la nature sauvage, comme elles renvoient avec la même intensité au passé ou au futur qu’au présent du récit.

     

    Tout cela indique ou plutôt mène à son accomplissement un travail qu’on pourrait dire d’inclusion. Là où les romans de survie en milieu naturel confrontent habituellement l’Occidental à des limites et des clivages qui deviennent le sujet même de la fiction, celui-ci impose une logique du rassemblement, d’autant plus troublante qu’elle n’annule en rien les différences. C’est elle qui préside à l’étrange et savante construction d’ensemble : on parcourt les six années passées sur l’île, de la solitude initiale à la rencontre des autres et à l’ensauvagement des deux plus jeunes, quittés pour finir par les deux aînés accourus sur le rivage dont enfin un bateau s’approche, après avoir promis à ceux qui restent le secret ; mais à cette progression presque insensible ne cessent de se mêler, en alternance, des souvenirs de la vie d’avant comme des incursions dans celle d’après. La vie, essentiellement, de Glencora, même si l’usage particulier du point de vue non seulement nous fait partager l’intériorité de très nombreux personnages, mais se joue superbement de la vraisemblance psychologique, l’adolescente se voyant attribuer, dans la connaissance et la compréhension de l’univers des adultes, une clairvoyance vraiment pas de son âge.

     

    Être d’un seul tenant

     

    C’est, cependant, que Glencora tâche de survivre, pendant mais aussi après l’expérience insulaire. De survivre, autrement dit de rester d’un seul tenant. Et cet effort explique l’approfondissement de souvenirs sans fin creusés et dilatés, autant que la distillation très progressive d’informations et de détails qu’il s’agit d’inscrire dans la continuité d’un seul mouvement d’ensemble en forme de spirale. On s’en aperçoit peu à peu : le grand personnage, dans cette affaire, n’est pas l’espace, la nature avec ses éléments, même s’ils sont magnifiquement évoqués, mais le temps. Lequel, comme chacun sait, n’est linéaire qu’en apparence. « Elle disait qu’elle avait eu deux vies (…) ; en réalité, elle en avait eu dix ou douze, peut-être davantage, non pas successives mais superposées, et elle était la seule à connaître, de l’une à l’autre, la voie d’accès et la continuité ». Ce qui est dit là de Glencora pourrait constituer la mise en abyme du roman lui-même.

     

    Est-ce aussi une allégorie ? L’île « ne figur[e] sur aucune carte » et les marins qui ont recueilli les deux rescapés, retournés plus tard dans les parages, ne l’ont « jamais retrouvée ». On songe à J. M. Barrie, à Peter Pan, à son « Pays imaginaire »… Qu’en disent ceux qui ont choisi d’y demeurer ? Ils pratiquent une langue dont on nous apprend qu’elle « ne conn[aît] pas le futur, et de façon approximative, allusive, le passé (…). On parl[e] des dieux et ils [sont] là (…), des esprits et ils [sont] là aussi (…), de ceux que l’on [a] perdus ou laissés derrière soi et ils se dress[ent] autour de vous ». Une telle langue incarne un ordre où « toutes choses [sont] bonnes et assurées (…) car elles [sont] reliées entre elles » : ni symbole, ni réflexion sur les rapports entre civilisations, l’historienne Véronique Sales nous livre une autre vision possible d’un seul et même monde. Pour la découvrir, il suffit de faire un pas de côté. Ou de se mettre à l’écoute d’une prose singulière.

     

    P. A.

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