• Monsieur N., Najwa M. Barakat, traduit de l’arabe par Philippe Vigreux (Sindbad/Actes Sud)

    generationvoyage.frÇa commence par Lazare sortant du tombeau. Un Lazare qui se trouvait fort bien dans « le non-être » et qui, « dérangé », demande : « Pourquoi, Seigneur ? Ai-je fait quelque chose qui t’a mécontenté » ?

     

    Après, on a un peu l’impression de tomber dans un récit de Beckett. D’ailleurs, il y a une citation de Beckett en exergue, à côté de celle qui, tirée de l’Évangile de Jean, renvoie à l’histoire de Lazare ressuscité. C’est monsieur N. qui raconte cette histoire-là. Monsieur N. vit dans un « hôtel » dont il « ne sort que rarement » car il « lui offre avec ses pensionnaires de quoi se passer du dehors, et largement ». Sans autres visites que celles du « patron » et d’une certaine « Miss Zahra », il traîne dans sa chambre et noircit du papier. Après avoir publié plusieurs romans, il s’est persuadé « que la parole tout entière avait perdu sa consistance et que, usée jusqu’à la corde, elle lui coulait sur les mains comme de la cire fondue ». Alors, il a, pour un temps, haï l’écriture. Puis il s’y est remis, puisque c’est « à cela que se résume [sa] vie : à un train ininterrompu de mots, chacun d’eux formant un wagon de personnages et d’événements ». Mais « peut-être qu’ils ne sont pas correctement rangés dans [sa] tête — je veux dire, les wagons — ou disons qu’ils ne se suivent pas dans le bon ordre ». On est prévenu.

     

    « Dans le ventre de la ville »

     

    Tout, ici, est sens dessus dessous, et la traduction, curieux mélange de raffinements stylistiques et de fautes de syntaxe, ajoute encore à l’impression de savant chaos. Chaos dans les personnes, d’abord (« Ça alors ! Voilà que je me remets à parler à la troisième personne ! ») ; dans le temps, comme cela a été annoncé ; dans les lieux — est-on bien à l’hôtel ? a-t-il bien existé, cet appartement à balcon dans un quartier élégant, où N. a aussi, semble-t-il, habité ?

     

    Une chose est sûre : on est à Beyrouth. « Je suis tombé dans le ventre de la ville comme Jonas dans celui de la baleine », dit monsieur N., dont le nom tel qu’il apparaît dans le titre original, Noun, s’il sert occasionnellement à désigner, en Orient, un chrétien, peut aussi signifier gros poisson. Beyrouth, ça explique tout. Car tout s’expliquera : on saura dans quel genre d’hôtel réside notre Lazare-Jonas-Noun, et ce qui l’a amené là ; pourquoi son père s’est suicidé, pourquoi il a enchaîné les dépressions, d’où lui est venue la bizarre manie d’errer dans les bas-fonds pour s’y faire tabasser par les pauvres et les exclus de la société libanaise. On saura aussi tout de ses rapports avec les femmes, de la mère détestée (« Je revois son premier regard quand elle a posé les yeux sur moi et m’a regardé comme une chose, un objet dont elle n’avait pas besoin… ») aux amantes, réparties en anges et démons. On saura, enfin, qui est le mystérieux Loqmane, ex-seigneur de la guerre qui réapparaît régulièrement dans la vie du héros.

     

    « Comment rester d’aplomb ? »

     

    C’est en effet la guerre qui explique Beyrouth, où « les rats se promèn[ent] sur les rebords des (…) balcons », où « les ordures jonch[ent] le sol », où « moustiques, mouches, cafards, chats sauvages, chiens alouvis, tous s’enveniment et se laissent enivrer par le goût du meurtre ». « Cette métamorphose s’est fait jour chez eux pendant les années chaudes de la guerre civile », ajoute N. Cette guerre qui a poussé son père à sauter par la fenêtre, qui l’a mis lui-même dans l’état où il est, et qui détermine les motifs d’une fiction où l’on trouve une mauvaise mère, un chef de famille faible, des frères qui se haïssent…

     

    Car son onde de choc ébranle tout ce livre, où s’entrecroisent, avec un brio frénétique, journal d’un écrivain, récit d’enfance, saga d’une famille chrétienne libanaise, roman fantastique, « thriller psychologique » (pour parler comme la quatrième de couverture), poème urbain. Voire poème tout court, qui nous fait entendre, à la manière de Lautréamont, une voix délirante logée dans un corps déglingué : « Sur ma peau nue rampent des insectes dotés de pattes et de visages, que j’éjecte d’un geste agacé (…). Je suis dans une chambre blanche dont je ne distingue pas tous les détails, à peine capable que je suis de bouger la tête. Mes yeux sont seuls à battre instinctivement. Ce qu’il me reste de corps est comme cloué sur une planche en bois ».

     

    Laissons le mot de la fin à Loqmane : « Eh oui !, mon frère, comment rester d’aplomb dans un pays pareil, qui n’obéit à aucune coutume ni à aucune loi ? » Un pays auquel la romancière libanaise a en tout cas trouvé et donné, discordante, grinçante et moderne à souhait, une voix.

     

    P. A.

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