• Okoalu, Véronique Sales (Vendémiaire)

    photo Pierre AhnneUn livre singulier. L’adjectif, légèrement galvaudé, s’applique ici mieux qu’aucun autre. La singularité, comme souvent, tient d’abord à la manière dont, tout en s’inscrivant dans une tradition, on s’en écarte. 1959. Un avion, parti d’Australie, s’abîme quelque part dans l’océan. À son bord, parmi d’autres passagers, se trouvaient Glencora (douze ans) et Mildred (six ans), deux petites Australiennes se rendant à Londres avec leur tante et leur grand-père ; ainsi qu’Ingvar (quatorze ans) et Sven (six ou huit ans), venus de Nouvelle-Zélande et effectuant un de leurs voyages annuels en Suède, pays d’origine de leurs parents. Tous quatre sont les uniques survivants de la catastrophe. Ils se retrouvent sur une île dont on apprendra plus tard le nom : Okoalu, et dont ils découvriront bientôt qu’elle abrite un groupe d’enfants et d’adolescents arrivés là après avoir été embarqués sur une pirogue et abandonnés aux flots par leurs parents, en expiation d’un sacrilège. Les quatre Occidentaux partageront pendant six ans la vie de ces « enfants sauvages ».

     

    Les antécédents littéraires viennent aussitôt à l’esprit, de Defoe à Merle et Tournier, en passant par Golding. Mais chez Véronique Sales tout se passe autrement. D’abord, est systématiquement écarté ce qui pourrait relever de l’aventure : l’accident proprement dit, jamais narré ; la manière dont les héros ont pu en réchapper ; les moyens, au moins au début, de leur survie (ils font du feu, ils pêchent : comment ? de quoi se vêtent-ils ?...). Le dramatique est fermement banni, au profit de ce qu’il faut bien appeler une forme de poésie.

     

    Parole de style

     

    Car on ne peut aller plus loin sans parler de l’écriture, et c’est le plus bel éloge qu’on puisse faire de ce livre que de dire à quel point le style y parle, disant à lui seul tout, ou du moins l’essentiel. Le style, c’est d’abord la syntaxe : la phrase longue, sinueuse, complexe, toujours impeccablement construite, cherchant, dirait-on, à réunir autant d’éléments divers que possible. Viennent s’y insérer des images éclatantes — « matin d’un vert soyeux », « midi claqu[ant] au soleil comme une voile » ; « sommeil (…) tintant comme du verre » ; ou ville vue d’avion, « étalée, aux quatre points cardinaux, comme un immense marécage où l’on pourrait se perdre ». Car ces figures évoquent aussi bien le monde civilisé que la nature sauvage, comme elles renvoient avec la même intensité au passé ou au futur qu’au présent du récit.

     

    Tout cela indique ou plutôt mène à son accomplissement un travail qu’on pourrait dire d’inclusion. Là où les romans de survie en milieu naturel confrontent habituellement l’Occidental à des limites et des clivages qui deviennent le sujet même de la fiction, celui-ci impose une logique du rassemblement, d’autant plus troublante qu’elle n’annule en rien les différences. C’est elle qui préside à l’étrange et savante construction d’ensemble : on parcourt les six années passées sur l’île, de la solitude initiale à la rencontre des autres et à l’ensauvagement des deux plus jeunes, quittés pour finir par les deux aînés accourus sur le rivage dont enfin un bateau s’approche, après avoir promis à ceux qui restent le secret ; mais à cette progression presque insensible ne cessent de se mêler, en alternance, des souvenirs de la vie d’avant comme des incursions dans celle d’après. La vie, essentiellement, de Glencora, même si l’usage particulier du point de vue non seulement nous fait partager l’intériorité de très nombreux personnages, mais se joue superbement de la vraisemblance psychologique, l’adolescente se voyant attribuer, dans la connaissance et la compréhension de l’univers des adultes, une clairvoyance vraiment pas de son âge.

     

    Être d’un seul tenant

     

    C’est, cependant, que Glencora tâche de survivre, pendant mais aussi après l’expérience insulaire. De survivre, autrement dit de rester d’un seul tenant. Et cet effort explique l’approfondissement de souvenirs sans fin creusés et dilatés, autant que la distillation très progressive d’informations et de détails qu’il s’agit d’inscrire dans la continuité d’un seul mouvement d’ensemble en forme de spirale. On s’en aperçoit peu à peu : le grand personnage, dans cette affaire, n’est pas l’espace, la nature avec ses éléments, même s’ils sont magnifiquement évoqués, mais le temps. Lequel, comme chacun sait, n’est linéaire qu’en apparence. « Elle disait qu’elle avait eu deux vies (…) ; en réalité, elle en avait eu dix ou douze, peut-être davantage, non pas successives mais superposées, et elle était la seule à connaître, de l’une à l’autre, la voie d’accès et la continuité ». Ce qui est dit là de Glencora pourrait constituer la mise en abyme du roman lui-même.

     

    Est-ce aussi une allégorie ? L’île « ne figur[e] sur aucune carte » et les marins qui ont recueilli les deux rescapés, retournés plus tard dans les parages, ne l’ont « jamais retrouvée ». On songe à J. M. Barrie, à Peter Pan, à son « Pays imaginaire »… Qu’en disent ceux qui ont choisi d’y demeurer ? Ils pratiquent une langue dont on nous apprend qu’elle « ne conn[aît] pas le futur, et de façon approximative, allusive, le passé (…). On parl[e] des dieux et ils [sont] là (…), des esprits et ils [sont] là aussi (…), de ceux que l’on [a] perdus ou laissés derrière soi et ils se dress[ent] autour de vous ». Une telle langue incarne un ordre où « toutes choses [sont] bonnes et assurées (…) car elles [sont] reliées entre elles » : ni symbole, ni réflexion sur les rapports entre civilisations, l’historienne Véronique Sales nous livre une autre vision possible d’un seul et même monde. Pour la découvrir, il suffit de faire un pas de côté. Ou de se mettre à l’écoute d’une prose singulière.

     

    P. A.

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