• La Fabrique des salauds, Chris Kraus traduit de l’allemand par Rose Labourie (Belfond)

    photo Pierre Ahnne850 pages. Il n’entrait pas dans ma boîte aux lettres. Aussi fut-il, comme il arrive, déposé sur les boîtes par le coursier pressé, et disparut. Il y a des gens bien malfaisants. Et encore, s’ils s’appropriaient les livres pour les lire… Mais mon exemplaire du roman de Chris Kraus risque fort d’avoir été vendu au plus offrant.

     

    Cependant, certains envois doivent, sans doute, en vertu d’une nécessité qui nous échappe, atteindre leur destinataire. Les éditions Belfond ont eu l’amabilité de me faire parvenir une autre version, numérique, celle-là, de l’ouvrage. Je l’ai lu, plus tard que prévu, en marge des répétitions de ma pièce, La Cantatrice et le Gangster (voir ici). Il fallait bien ça pour m’abstraire de mes préoccupations du moment. Mais ça m’en a abstrait. Quand une lecture est aussi efficace, et ce, sur 850 pages, la moindre des choses est de se demander pourquoi.

     

    Totalitarisme et romanesque

     

    Impossible d’entrer dans le détail de l’intrigue, non seulement pour cause de longueur, mais aussi de sinuosités et rebondissements incessants. Disons que c’est l’histoire de deux frères, Konstantin (Koja) et Hubert (Hub) Solm, issus tous deux, au début du XXe siècle, de la minorité allemande de Riga (Lettonie). Et de leur sœur adoptive, Ev, juive, mais personne, au départ, ne le sait, qui sera alternativement, voire simultanément, l’épouse ou la compagne de l’un et de l’autre. Tout cela sent un peu l’allégorie. Comme c’est le cas aussi de la situation : en 1974, dans un hôpital de Munich, Koja, 70 ans, une balle coincée dans la tête, a pour voisin de chambre un « hippie » nettement plus jeune, amateur de bouddhisme, de paix et de hasch ; il lui raconte sa vie, de l’entre-deux- guerres au présent.

     

    Une vie de salaud. Membre, ainsi que son frère, de la SS, le jeune Koja participe à des massacres de juifs en Lettonie. Après la guerre, il sert de taupe au KGB dans les services secrets ouest-allemands, contrôlés par la CIA et peuplés d’anciens nazis comme lui-même. Plus tard, circoncis et caché sous l’identité d’un juif défunt, il sera introduit au Mossad. Il collaborera, directement ou non, à de nombreux meurtres, trahira chacun de ses employeurs pour l’autre, trahira Ev elle-même, l’amour de sa vie, et finira par recevoir la fameuse balle, on ne dira bien sûr pas comment.

     

    L’Ordre noir est-il romanesque ? On pense au remarquable ouvrage de Robert Merle, La Mort est mon métier(1). On pense, inévitablement, à Jonathan Littell et à ses Bienveillantes(2). Plus largement, le totalitarisme serait-il le grand sujet du roman contemporain ? « Parfois, il vaut sans doute mieux que les choses suivent leur cours », dit Koja au « hippie ». « Aller de l’avant coûte que coûte, se laisser porter par des forces plus puissantes, mais aussi meilleures que soi-même. Le moniteur de surveillance cardiaque, là-bas, n’est-il pas plus puissant et meilleur que nous-mêmes ? » La machine totalitaire, le confort paradoxal dans lequel elle broie les individus, seraient-ils la forme caricaturale et extrême de la vie moderne, telle que l’a dépeinte, par exemple, Kafka ? Est-ce ce reflet grimaçant qui nous fascine ?

     

    Forêt obscure et noirs secrets

     

    Il y a aussi le Mal, bien sûr, sous sa forme politique ultime. Ça ne met pas le lecteur à l’aise de céder, sous couvert de Koja, à la fascination bien connue pour le Mal. Et ce n’est pas seulement le ton qui l’embarrasse, cynique, drôle, porté par une écriture nerveuse, superbement rendue, comme toujours, par Rose Labourie. Les propos aussi provoquent de la gêne : « Les choses se faisaient d’elles-mêmes », dit Koja. « On ne peut pas sérieusement nous reprocher d’avoir été nazis. Il y a du sens à se projeter dans le futur, et on ne choisit pas toujours la tournure qu’il va prendre ». Le lecteur se dit que, même dans les années 1920, on pouvait ne pas avoir envie de se projeter dans certains futurs. Il est mal à l’aise.

     

    Ce n’est jamais une mauvaise chose, de mettre le lecteur mal à l’aise, en le plaçant devant ses propres ambiguïtés. Sans compter que c’est Koja qui parle, à un hippie de plus en plus effondré. Si on peut trouver le dispositif un peu lourd, il implique une conséquence que Kraus lui-même souligne dans une interview à Die Zeit : « Dans son souvenir, tout homme arrange son histoire ». Surtout quand c’est un menteur professionnel qui parle. On le sait, mais on l’oublie, et le sentiment qu’on a de partager, seul avec lui, un secret honteux ajoute encore au plaisir trouble que la lecture suscite.

     

    Ce thème du secret est au cœur du roman de Chris Kraus. C’est une de ses différences avec celui de Littell, qui s’achevait à la chute de Berlin. L’autre différence tient à l’usage du romanesque proprement dit. Si le point fort des Bienveillantes était de nous transporter au cœur de la machinerie nazie, l’histoire personnelle du héros y était nettement moins réussie. Dans La Fabrique…, le secret est aussi un secret de famille. D’abord, celle de l’auteur lui-même : d’origine balte lui aussi, Kraus découvrit sur le tard qu’un de ses grands-pères avait fait partie des Einsatzgruppen (3) ; d’où dix ans de recherche, ce livre, et son grand thème : le passé digéré, l’amnistie et la réutilisation, pendant la guerre froide, des « salauds ».

     

    Chris Kraus a voulu tendre un miroir déplaisant à l’Allemagne. Il a inventé, pour ce faire, une famille de mythe ou de conte : frères ennemis, quasi-inceste… L’horreur historique vue par Grimm : « Enfant, (…) j’avais le sentiment que chacun, à l’instar de Hänsel et Gretel, avait été abandonné dans une forêt obscure et devait se débrouiller pour rentrer chez soi. Sauf qu’une fois adulte, j’ai compris que personne ne sortait jamais de la forêt ».

     

    La forêt de Chris Kraus est vaste. Il y a des coins fort déplaisants. Cependant, on aime à s’y perdre. Et c’est la force de son livre que de nous contraindre à l’avouer.

     

    P. A.

     

    (1) Gallimard, 1952

    (2) Gallimard, 2006

    (3) Unités chargées de l’assassinat systématique des juifs et des opposants, notamment en Pologne et en Union soviétique.

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