• Madame, Gisèle Berkman (Arléa)

    www.atelier-mascarade.comDès le titre, on pense à Genet, forcément… Et c’est bien, à première vue, une histoire de bonne. Ici, il n’y en a qu’une. C’est la narratrice, elle s’appelle peut-être Céleste, mais peut-être aussi n’est-ce qu’un « surnom ». Elle vit avec Madame, une ancienne pianiste, dont on ne saura pas non plus comment elle se nomme, dans un appartement bourgeois. Elle lui fait la cuisine, la sert.

     

    De Duranty à Mirbeau puis, donc, à Genet, on en a beaucoup lu, des histoires de bonnes : exploitation, fascination, amour/haine ; dialectique du maître et de l’esclave conduisant à l’affaiblissement de la patronne et à la revanche de la servante… On a tout cela, dans Madame, et aussi la mise en scène obligée du quotidien — objets, recettes de cuisine ; voisines, concierge, personnages familiers. Ainsi deux amies, qui forment avec Madame « un trio de vieilles juives (…), survivantes du grand massacre » ; des escrocs divers ; monsieur Paul, amant occasionnel de « Céleste », tout droit sorti, comme son nom l’indique, d’un roman de Calet. Ces figures passent et disparaissent, comme dans un rêve.

     

    Trou noir

     

    Car on est très loin du naturalisme. Et, même si la quatrième de couverture parle d’« émancipation », Madame n’est pas non plus le récit d’une prise de pouvoir. Madame, qu’est-ce que c’est ? À quoi est due l’étrangeté qui baigne ce texte et en fait un objet troublant, voire dérangeant ? D’abord, à l’absence d’arrière-plan. Je dis l’absence et non le manque. Qui est Madame ? Est-elle vraiment d’origine roumaine ? son jeune frère, Ilia, a-t-il disparu pendant le « grand massacre » ? Y a-t-elle survécu cachée dans un placard, puis abritée dans un pensionnat où elle aurait eu comme compagne une certaine Violette, qui aurait raconté plus tard leur histoire dans un roman ? Qui est la prétendue Céleste ? « C’est comme si j’étais née depuis peu, comme si j’avais toujours vécu dans ce grand appartement et dans cette servitude », dit-elle. Pourquoi est-elle là, logée, nourrie, mais pas payée ? Quels sont les rapports qui la lient à Madame, ceux qui la liaient à Monsieur ? Qui était Monsieur ?

     

    « Si ma mémoire, m’aidait », dit Céleste. « Mais je ne trouve rien qu’un grand trou noir »… Tout l’édifice de la fiction repose sur ce gouffre, d’où, peu à peu, remontent des bribes. La narratrice diminuant « le traitement qui [lui] ôte la mémoire tout en [l’]aidant à tenir », « des images surgissent » : « des visions de cendres voletant, de corps sans sépulture (…), de corps brûlés » ; « des paysages, des odeurs ; le « souvenir d’une erreur (…), une grave erreur » ; un document signé jadis, une « donation », une « spoliation à laquelle [elle] aurait consenti »… À mesure que la mémoire revient, fragmentaire, à la bonne, l’état de Madame se dégrade ; celui de l’appartement aussi, envahi par les punaises de lit et les sacs-poubelle, qu’on ne jette plus. Cette évolution est très lente, presque insensible. 400 pages d’événements minuscules, on est quand même un peu effaré, on se demande si 200 n’auraient pas suffi. Mais est-ce que 200 auraient suffi ? Peut-être la longueur était-elle nécessaire à ce ressassement quasiment hypnotique, traversé souvent par un bizarre humour, et porté par une langue d’une rigueur et d’une précision hallucinées.

     

    La voix de Céleste

     

    La langue de Céleste : « Allez savoir pourquoi, je notais tout cela (…) en moi-même et parfois sur des feuilles arrachées aux carnets de Madame ». Mais « on ne sait pas toujours quelle voix prendre », on hésite, on « titube » entre « la voix d’en haut et celle d’en bas ». « J’ai décidé de ne pas décider », conclut celle qui parle, et porte, à force de grossissements, les détails les plus triviaux à un niveau autant dire métaphysique.

     

    Elle se raconte des histoires, aussi. L’histoire de Madame. Son histoire avec Madame. Et des histoires qu’elle invente : « J’essaie d’imaginer ma peau toute recouverte d’un rude poil noir. Parfois, je me donne une toison de lion, ou des ocelles de léopard » ; « Je suis tentée, parfois, de porter à ma vulve la trompe puissante [de l’aspirateur], histoire de me ramoner, en quelque sorte, les intérieurs »… Et autres curieuses rêveries, qui, de temps à autre, s’incarnent dans des visions. Monsieur (mais est-ce bien lui ?) paraît, alors, assis, en train d’écrire, à « la table blanche ».

     

    Souvenirs peut-être fantasmés, fantasmes, théâtre dérisoire des jours qui se succèdent tissent ainsi une formidable excroissance langagière surgie d’un fond sans cesse désigné, jamais nommé. Peut-être est-ce, comme le suggère encore la quatrième de couverture, la Shoah, dont l’écho ébranle et parcourt tout le livre. En tout cas, ce fond silencieux est le vrai sujet du roman de Gisèle Berkman. Sa présence muette l’irradie tout entier, et lui confère sans doute son singulier pouvoir de fascination.

     

    P. A.

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