Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.
Danièle Pétrès est une artiste de la forme brève. Son roman La Lecture (Denoël, 2005) rassemble autour de l’événement éponyme, une lecture publique, quatre personnages dont il révèle l’essentiel en quelques dizaines de pages pour chacun. Et dans ses deux recueils de nouvelles, Le Bonheur à dose homéopathique et Tu vas me manquer (2002 et 2008, tous deux chez Denoël), des vies se nouent ou se dénouent le temps d’une anecdote drôle et dérisoire, sous des titres comme « La preuve par la chaussure » ou « Des fraises Tagada à la place du cœur ».
Quotidien, solitude, humour et cruauté… Une écriture lisse et faussement sèche dit, sur le mode de la simple constatation, le manque autour duquel nos petits univers tournent, chacun clos sur lui-même et cherchant désespérément une issue.
Je n’aime pas parler de mes livres, d’ailleurs ça tombe plutôt bien parce que je n’en écris pas beaucoup. Sur les derniers que j’ai publiés, on m’a posé quelques questions c’est vrai, mais le plus souvent on ne savait pas quoi me demander parce que j’écris des nouvelles. Les nouvelles sont des anecdotes, elles sont tellement courtes que tout ce qu’il y a à en dire est déjà dans l’histoire.
Et puis peut-être aussi est-il difficile d’en parler parce que le message n’en est pas toujours profond, ce n’est pas quelque chose qui va révolutionner la pensée ; si bien que le jour où j’ai été invitée à France Culture, j’ai voulu frapper un grand coup, imaginant ma responsabilité devant des milliers d’auditeurs. Je ne pouvais pas les décevoir, alors j’ai cité la phrase de Michel Foucault à propos du Neveu de Rameau : « Rigueur du besoin et singerie de l’inutile, la déraison est d’un même mouvement cet égoïsme sans recours ni partage et cette fascination par ce qu’il y a de plus extérieur dans l’inessentiel ». La journaliste m’a regardée avec consternation quand j’ai voulu ensuite développer sa pensée sans y parvenir, vu qu’encore une fois cette phrase se suffisait à elle-même pour résumer l’esprit de mon livre. Souvent les journalistes m’ont demandé si ma vie était un peu comme dans mes histoires (comment pourrait-il en être autrement) et si c’était vrai que mon ex changeait de chaussettes trois fois par jour (c’était vrai).
Mais à part cet épisode à la radio et ces questions essentielles, personne ne m’en a jamais posé qui semblaient en relation avec ce que j’écrivais vraiment. Je n’ai jamais fait d’article sur un de mes livres, je n’ai jamais publié de tribune ni écrit de manifeste. Je suis entrée en littérature par la porte de la dérision. J’ai voulu faire des livres un peu comme on prépare une bombinette qui va exploser à la fin, mais c’est une bombinette, ce n’est pas une déflagration. Ce n’est pas Hiroshima.
Je n’ai pas d’autre explication au fait d’écrire que ce qu’ont la plupart des gens à en dire, à savoir écrire c’est rester vivant, essayer de comprendre où on en est, essayer de surmonter son passé ; c’est une tentative de réparation, mais sublimée, c’est-à-dire sans tous les détails sordides. C’est essayer de faire de ce qu’on a vécu, le moins et le moins bien, ou l’horrible, enfin, le gentiment dégueulasse, quelque chose de lisible, d’intéressant, voire qui fait sourire, voire même, pourquoi pas, qui fait rire. Parce qu’au fond, ce qui m’a tenue en vie c’est effectivement l’humour, la distance grâce à laquelle je pouvais évoluer dans le petit théâtre de mon enfance, en étant tout à fait en sécurité avec les histoires que j’écrivais dans ma tête, ou simplement les annotations mentales que je prenais en regardant les clients défiler dans le bureau de ma mère, qui était comptable.
Du parc à bébé je suis passée subrepticement à la chaise de bureau où j’essayais d’interrompre les additions interminables de ma mère et de sa secrétaire qui n’avaient pas de machine à calculer.
Il y avait tout un tas de personnages intéressants qui défilaient à la maison toute la journée. Des femmes qui avaient rencontré leurs maris en essayant des lits parce qu’elles en vendaient ; d’autres, qui enterraient des gens et pensaient, débonnaires, que c’était un travail comme les autres — ce qui nous laissait toujours perplexes —, il y avait des gens qui vendaient des anoraks, des gens qui appelaient leur femme « mon épouse », alors que c’est un terme que je n’entendais jamais chez moi, trop policé. Tout ce monde me fascinait complètement et grâce à lui je n’ai jamais connu l’ennui.
Alors, je n’aime pas parler de mes livres, surtout de ceux que je n’ai pas encore écrits.
Je n’aime pas en parler parce que j’espère qu’un jour j’en écrirai beaucoup, en tout cas, ceux que je me crois devoir encore écrire pour me sentir tout à fait libre de partir.
Danièle Pétrès