• Le Professeur d’anglais, Mathieu Pieyre (Arléa)

    photo Pierre AhnneVoilà en tout cas un livre singulier. C’est le moins qu’on puisse dire, et son grand mérite. D’abord, où le ranger ? Dans le genre du tombeau ? Ce serait le plus évident, le « premier roman » de Mathieu Pieyre se donnant explicitement comme un hommage post mortem de l’auteur au professeur d’anglais de ses dix-sept et dix-huit ans. Professeur, plutôt, « d’américain », tout juste revenu de Californie, « où, à la fin des années 1970, un nouveau monde était en train de naître »… On s’en doute, notre tombeau est aussi bien un récit d’éducation, comme l’annoncent d’ailleurs, dès les premières pages, l’évocation du Grand Meaulnes et le retour fortuit du narrateur dans le lycée (de garçons) où il a jadis été élève, avec sa cour et son préau. Et, bien sûr, dans le face-à-face entre celui qui parle et « cet adolescent qui fut [lui] et qu’[il] interroge à travers le temps », c’est également, avec le portrait d’une époque, un autoportrait qui se dessine.

     

    Un autoportrait en lecteur, avant tout. Ce que « Monsieur Wilder » révèle à l’élève studieux de ces années lointaines, c’est On the Road, Manhattan Transfer, Tristram Shandy, bien d’autres livres, parmi lesquels un roman de William Maxwell, The Folded Leaf, donné par le professeur à son disciple, fait figure de « gage » et, au moment de l’écriture, de relique.

     

    « pit, pat, pot »

     

    « Tant de mots que je lui dois »… Ce professeur de langue a été un professeur de mots, et des chapitres entiers sont consacrés aux émerveillements du lycéen d’alors découvrant les vocables anglais par séries allitératives : « pit, pat, pot », « bag, bog, beg, bug », et autres « sky, sly, spy, shy ». Du goût des mots à celui de l’écriture il n’y a qu’un pas, et on comprend vite qu’« en évoquant Monsieur Wilder » le locuteur-narrateur suit un chemin ouvert autrefois devant lui par celui-là même dont il parle. « Devenu, à son instar, un-homme-qui-aim[e]-les-mots », il ne nie pas faire de son idole « un personnage », voire prolonger et amplifier une « légende ».

     

    Initiation plutôt qu’éducation, en somme. Et, par-delà les beautés de la langue de Shakespeare, à tout ce qui s’ouvrait de nouveau et de bouleversant à l’époque – « qu’il invitât certains de ses élèves chez lui, qu’il les emmenât au cinéma, qu’il leur prêtât des livres ou des disques (…), qu’il leur parlât de libération sexuelle, d’émancipation des minorités, de mouvements antimilitaristes… »

     

    « guy, goy, gay »

     

    « De libération sexuelle »… La révélation essentielle et le véritable objet du livre ne sont jamais explicitement désignés mais sont là partout. Sur la page qui évoquait Alain-Fournier, on entend aussi le nom d’Oscar Wilde, et l’écho qu’il éveille avec le nom de « Monsieur Wilder » (« plus "wilde" que Wilde »). Par la suite, les indices se multiplient : « guy », « goy », « gay » font suite à « pit, pat, pot » ; notre bon élève « demand[e] quelque précision linguistique » sur l’emploi de « naked par opposition à nude » ; composant un jour le numéro du professeur, il entend le message suivant : « For Patrick, press one, for Yannis, press two »…

     

    « Tout ne doit pas être dit, il est des choses qu’on garde par-devers soi », commente-t-il, des années plus tard. Rien n’a eu lieu, mais notre ami, parfois, « but[ait] sur des mots, comme le ferait une caresse sur un corps rencontrant la proéminence d’un muscle » ; et on ne peut s’empêcher de penser que, par sa seule présence, le jeune enseignant des années 1970 a éveillé chez son élève d’autres émotions que purement linguistiques. La grâce du livre est de ne pas le dire, et de laisser le lecteur, à la recherche d’un secret vite évident, mener, d’un détail lâché comme en passant à l’autre, son enquête. Enquête que vient redoubler et mettre en abyme celle du narrateur lui-même, qui découvre, vingt-cinq ans plus tard, dans le Monde, un « in memoriam » rappelant, avec une citation de Faulkner, la mort, il y a « vingt ans déjà », de « Monsieur Wilder ». Installé entre-temps à New York, l’ancien lycéen se rue, dès son premier retour à Paris, à « la bibliothèque de la rue Saint-Guillaume », pour y consulter les archives. Où il trouve, d’année en année, un chapelet d’autres annonces du même type et d’autres citations, jusqu’au premier faire-part signalant la disparition, à quarante ans, de son héros, « mort de la maladie d’amour propre à l’époque ».

     

    « Art topiaire »

     

    Tout cela, par sa retenue même et ses détours, par la vénération vouée à un enseignant, par le goût du langage écrit, par le ton, semble heureusement loin de l’air du temps. Surtout par le ton. Gide aussi est nommé, bien sûr, au détour d’une page. Et l’écriture va parfois, dans la littérarité, plus loin que celle du maître – jusqu’à frôler à l’occasion le kitsch : « Sa barbe drue, blonde tirant vers le roux, dont il jouait sur la surface de ses joues et de son menton avec l’attention d’un aficionado de l’art topiaire soignant un bosquet de buis… »

     

    Disons-le : cette revendication ostensible du style rend d’autant plus gênantes les négligences qui déparent parfois le texte – parmi lesquelles la confusion entre imparfait et passé simple est la plus courante. Mais ne soyons pas malveillant avec un livre qui sort si délibérément des sentiers battus. Par son enthousiasme pour le beau langage et par ses trébuchements mêmes, il est encore dans son grand thème : l’adolescence. Car Le Professeur d’anglais aurait aussi bien pu s’intituler, comme le dernier roman de Mauriac, autre styliste, Un adolescent d’autrefois.

     

    P. A.

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