• Ordre de survivre, Julian Semenov, traduit du russe et annoté par Monique Slodzian (Éditions du Canoë)

    www.pinterest.frD’habitude je ne lis pas de romans d’espionnage. Mais, là, c’est spécial. Les Éditions du Canoë nous font, dans ce domaine, faire un singulier pas de côté, et les pas de côté sont toujours salutaires.

     

    La maison née en 2017 après la disparition de La Différence, et dont le catalogue compte des noms aussi divers que ceux d’Adonis, de Michel Chaillou, d’Henri Raczymov ou de Jacques Roubaud, paraît s’être donné pour mission de rendre justice à l’œuvre de Julian Semenov. Trois titres (1) sont déjà parus, voici le quatrième. Qui est Julian Semenov ? demanderez-vous, et la question à elle seule résume ce qui fait en partie l’intérêt de l’entreprise. Né en 1931, mort en 1993, l’homme est jeune sous le stalinisme. Exclu de l’Institut d’études orientales en 1952 après l’arrestation de son père, il pratique la boxe clandestine avant de reprendre ses études lors de la déstalinisation. Il enseigne, devient le beau-frère de Nikita Mikhalkov et d’Andreï Kontchalovski, est correspondant dans le monde entier – de presse ; et peut-être aussi d’autres organes… En tout cas, Youri Andropov l’autorisera, pour nourrir son œuvre, à consulter des archives en général secrètes. C’est Antoine Volodine qui le dit, dans une préface où il rappelle à juste titre le rôle joué par l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale, mais qui fait entendre aussi quelquefois des accents un peu gênants en cette période de conflit russo-ukrainien.

     

    Un héros parmi les scorpions

     

    Passons. Revenons à notre auteur. En 1968, son premier roman, La Taupe rouge, connaît un succès considérable, que viendra amplifier en 1973 une adaptation télévisée suivie avec passion par des millions de Soviétiques. Célébrité. Amitiés internationales – Graham Greene, Edward Kennedy, Chagall… Une espèce de nouvel Ilya Ehrenbourg, en somme, et un héros de roman en soi.

     

    Son héros à lui, celui qui revient dans une quinzaine de romans, c’est Maxime Issaïev, tchékiste du temps de Dzerjinski, à qui Semenov a consacré un ouvrage historique en quatre tomes. Dans le volume qui nous intéresse, Issaïev s’appelle von Stierlitz, est en apparence colonel dans la SS, et a réussi sous cette fausse identité à infiltrer les cercles les plus étroits du pouvoir nazi, d’où il informe « le Centre », à Moscou. Nous sommes au printemps 1945. « L’Allemagne n’est pas un pays, mais un énorme panier de scorpions ». Himmler négocie en secret avec les Américains, Müller, chef de la Gestapo, qui a démasqué Issaïev-Stierlitz, envisage de l’utiliser pour prendre contact avec les Soviétiques… « C’[est] la loi du chacun pour soi ; (…) les alliances ne se [font] que pour obtenir un profit momentané (…), elles [sont] aussitôt défaites lorsque se profil[e] une nouvelle alliance sur la route frénétique du sauve-qui-peut ». L’OSS, future CIA, avance dans le dos de Roosevelt les premiers pions de la guerre froide. Et Stierlitz « marche le long d’une mince corde tendue entre deux immeubles de dix étages ».

     

    Tout cela est aussi peu romanesque que possible. De temps en temps Semenov semble cependant se rappeler les lois du genre, ce qui nous vaut un rapide épisode féminin, un extraordinaire interrogatoire sous sérum de vérité, ou un récit halluciné de la mort de Hitler dans son bunker.

     

    « Des liens étranges et invisibles »

     

    Car le Führer est un des personnages, comme Bormann, Müller, déjà nommé, et bien d’autres, qui figurent dans un index fort bien fait, en début de volume. L’essentiel est le jeu embrouillé et menteur de tous ces gens-là, les conversations qu’ils ont entre eux ou avec le héros, leurs hésitations, leurs revirements, leurs efforts pour organiser leur fuite en Argentine et pour exploiter le conflit qui se dessine entre États-Unis et URSS. On suit sans toujours tout comprendre (je parle pour moi), ce qui n’amoindrit en rien la fascination que suscite, comme toujours, la situation d’espionnage, combinée ici à celle qu’éveille immanquablement la description d’un système totalitaire.

     

    Notre fascination, c’est aussi celle de Semenov, qu’on sent cependant s’appuyer sur une documentation exceptionnelle, concernant des faits qui, moins souvent évoqués en Occident, n’en sont pas pour autant sérieusement contestables. La question, évidemment, qui ne quitte pas le lecteur, est celle de savoir si le romancier songe toujours au seul nazisme quand c’est du nazisme qu’il parle… Jamais rien directement contre Staline (lequel intervient, comme Roosevelt, Hoover ou Dulles…), mais une évocation élogieuse du maréchal Toukhachevski (2), une mention de Trotski, un poème de Pasternak longuement cité. Autant de signes qui indiquent la position particulière de Semenov, tant comme écrivain que comme citoyen soviétique.

     

    Cette dernière catégorie, qu’on le veuille ou non, a rassemblé longtemps des millions de personnes, et les romans de Semenov dont paraît aujourd’hui la traduction ont le mérite de nous le rappeler, comme de bousculer certains réflexes de pensée peut-être trop solidement implantés chez le lecteur grandi à l’Ouest. Tout en portant une vision du monde que tous peuvent partager, par-dessus les frontières : « Tout en ce monde est interconnecté par des liens étranges et invisibles, grands et petits, risibles et tragiques, vils et nobles ; parfois, telles ou telles interférences de destin ne se prêtent à aucune explication logique (…), pourtant ce côté apparemment accidentel est en réalité l’une des constances cachées du développement ». Les récits de l’auteur russe offrent de cette « interconnexion » un équivalent littéraire, d’une puissance peu commune.

     

    P. A.

     

    (1) La Taupe rouge (2019), Des Diamants pour le prolétariat (2020) et Opération Barbarossa (2021)

    (2) Héros de la guerre civile, éliminé par Staline en 1937

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