• Bambine, Alice Ceresa, traduit de l’italien par Adrien Pasquali et Renato Weber (La Baconnière)

    histoire-image.orgDans les années 1990 on pouvait encore faire paraître ce genre de livres… 1990, c’est précisément l’année où parut le récit d’Alice Ceresa, publié en français chez Zoé trois ans plus tard sous le titre de Scènes d’intérieur avec fillettes. La maison genevoise La Baconnière le réédite aujourd’hui sous son titre original, et dans une traduction revisitée. Avant cet ouvrage, l’auteure n’avait guère donné que La Fille prodigue, en 1967, et La Mort du père, en 1979. Étrange et discret personnage que cette Alice Ceresa, née à Bâle, en 1923, mais d’un père suisse italien, et qui grandira dans le Tessin avant de vivre à Berne, à Zurich, en France, et enfin à Rome, où elle évolue et publie dans un milieu avant-gardiste, et où elle meurt en 2001.

     

    « Les souvenirs personnels ne m’intéressent pas »

     

    On a pu dire de Bambine qu’elle y montrait « comment on transforme les enfants en femmes » (1). Et elle-même résumait ainsi le thème de son roman : « Un père dominateur, une mère sacrifiée et des filles que tout tend à "enrôler" dès la naissance » (2). On est pourtant très loin du discours critique et du commentaire psycho-sociologique que de telles formules pourraient annoncer. On est très loin aussi du récit d’enfance tel qu’on le conçoit d’habitude. Que ce soit sur le mode empathique et sentimental ou sur le ton hargneux et grinçant, celui-ci est en général furieusement personnel. Cela peut paraître normal : quoi de plus personnel que l’enfance, pourrait-on croire. Or, voilà une écrivaine qui nous dit : « Les souvenirs personnels ne m’intéressent pas » (3). Et, de fait, son livre procède à une dépersonnalisation d’autant plus radicale que les personnages en sont en même temps nettement dépeints et clairement dessinés.

     

    Mais, déjà, ils n’ont pas de nom. « Le père », « la mère », « les deux fillettes », que l’on ne distinguera que par leur ordre de naissance : « l’aînée », « la cadette ». Ces héroïnes, si on peut dire, on les voit grandir ensemble, et toujours dans le cadre familial. Après la brève apparition d’un petit frère « météoritique » et aussitôt disparu, l’angle de vue s’élargira un tout petit peu, incluant les plus proches voisins (« une folle », une autre famille comprenant « un enfant malheureux, qui plus est strabique »). Enfin, c’est l’adolescence, voilà les « deux jeunes filles » amenées « à assumer une apparence nouvelle ». Car elles sont toujours là les deux, et ne se différencient l’une de l’autre que progressivement et tardivement – sans jamais acquérir tout à fait une épaisseur à proprement parler individuelle.

     

    « Ostentatoire détachement »

     

    L’écriture elle-même se refuse résolument à tout ce qui pourrait favoriser l’identification ou l’émotion du lecteur. Usant d’un « ostentatoire détachement » (4), sa solennité pseudo-savante et ironiquement pédante peut faire parfois penser aux débuts d’Elfriede Jelinek. Avec les mêmes effets comiques et de rupture. Exemples. À propos du père : « Les résidus de l’antique brutalité s’expriment désormais seulement dans l’exercice de la pêche pendant les loisirs ». Des deux parents : « L’un hurle et l’autre pleure, raison pour laquelle le fameux intérieur domestique en arrive ces années-là à être violemment bordélique ». Du petit voisin susmentionné : « L’ami préféré de la cadette pour l’étude attentive du fameux appendice masculin dans la composante délogeable hors de la braguette »… Un tel style exclut le sentimentalisme : « Il faut bien penser qu’il s’agissait d’un véritable amour, même si, puisque nous devons considérer d’ici ses manifestations, il n’en ressort pas le moindre élément sur lequel nous appuyer ».

     

    Où est la narratrice, qui s’absente derrière la posture faussement objective de l’observation scientifique ? Est-elle une des deux sœurs, dont elle prétend parfois rapporter les conversations après coup ?... Sans doute. Est-elle la cadette, plus indépendante et plus frondeuse ?... Peut-être. Impossible cependant de rien dire avec certitude : pas de sujet ici pour unifier et offrir à un possible partage empathique des états d’âme ou des pensées secrètes. Pas de sujets de façon générale, des composants agrégés mais distincts. Ainsi du père décrit-on d’abord les dents, puis le nez. Aussi bien les deux filles « finissent par connaître de lui chaque détail et par voir en conséquence l’homme dans son entier comme une somme de morceaux ». Étrange dialectique du tout et de la partie, où « il arrive à ces deux petites sœurs d’identifier le père tout entier (…) avec le mol et informe baluchon visiblement suspendu dans l’entrejambe de son pantalon ».

     

    Des fragments, qui fonctionnent en s’intégrant à un tout : l’organisme, et, au-delà, la famille, cet autre organisme plus vaste. Chaque élément y a sa place et y joue son rôle : un père dominant et lointain, une mère quasi absente « comme entité indépendante », deux fillettes dont on fait peu à peu, en effet, des femmes, et qui, dans leurs dessins, dessinent des femmes « agit[ant] des casseroles », « secou[ant] des édredons » ou « repass[ant] de très grandes chemises blanches étalées jusque sur les carreaux, au premier plan ». Plutôt que de nous dire l’aliénation, Alice Ceresa nous la fait voir, par la pure efficacité d’un choix énonciatif et stylistique. C’était il y a trente ans…

     

    P. A.

     

    (1) Maja Beutler, citée dans la postface d’Annetta Ganzoni

    (2) Interview par Francesco Guardiani, reproduit en début de volume

    (3) Idem

    (4) Idem

     

    Illustration : Edgar Degas, La Famille Bellelli (1894)

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