• Déperdition de la chaleur humaine, Bergsveinn Birgisson, traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson (Gaïa)

    www.lonelyplanet.frLes éditions Gaïa, comme leur nom (la terre, en grec ancien) l’indique, se sont fait une spécialité de la littérature étrangère. Scandinave, en particulier. Exemple avec  aujourd'hui un roman qui nous vient d’Islande. Des signes parviennent quelquefois de ce bout du monde, où il n’y a pas que des volcans. On a beaucoup parlé de l'admirable film de Hlyrun Palmarson, Godland. Ici, il s’agit d’un roman. Enfin, si on veut…

     

    Personne n’a de nom. Il y a le narrateur, parvenu « à mi-parcours dans [son] existence » et constatant : « La situation était calamiteuse en première mi-temps et s’annonçait mal pour la deuxième ». « Un pauvre diable creux », voilà comment il se voit. Autour de lui, sa compagne, son ancienne femme, son fils et, surtout, son « ami dépressif » : « Je l’enviais, tout en ayant de l’affection pour lui, surtout quand je constatais à quel point il était démuni dans la vie moderne ». Si les sentiments sont ambivalents entre les deux héros, dont l’un rappelle à l’autre un idéal de vie que celui-ci paraît avoir perdu de vue, la culpabilité et la nostalgie du passé l’emportent chez le narrateur, qui multiplie les visites au chevet de l’« ami », pour de longues conversations sur la disparition des sentiments dans notre société marchande…

     

    Machine à laver en panne et pomme d’Adam

     

    C’est là qu’il se heurte à celle que la traductrice, fort talentueuse au demeurant, appelle « la matrone », confondant sans doute un peu avec maritorne et voulant en fait dire virago. C’est une infirmière. Elle semble avoir pour objectif principal de maintenir le dépressif en état de dépression et d’éloigner de lui le visiteur. Lequel avoue avoir peur d’elle, on le comprend : ces « yeux sombres et fixes comme ceux d’un oiseau de proie », « cette grosse pomme d’Adam, comme chez un homme »… « Il éman[e] plus de douceur féminine d’une machine à laver en panne que de cette personne ».

     

    Jusque-là, on se croit dans une forme de réalisme psycho-sociologique, avec lamento obsessionnel évoquant vaguement Thomas Bernhard. Mais les événements se précipitent : le narrateur enlève son « ami » et l’embarque pour une excursion sur un glacier ; course-poursuite automobile sur les routes d’Islande avec « la matrone », dont un accident spectaculaire paraît nous débarrasser. On est donc passé au road-movie loufoque façon Arto Paasilinna ? Attendons voir… Nos héros une fois sur la glace, l’indestructible mégère surgit, ressuscitée. Nouvelle poursuite, en motoneige, et nouvel accident – qui envoie cette fois le narrateur à l’hôpital. À partir de là tout se retourne, et on commence à comprendre ce que de nombreux récits de rêve et quelques autres signaux avertisseurs avaient pour fonction d’annoncer : on était, en fait, plutôt que dans le fantastique, dans une allégorie légèrement déjantée, c’est le narrateur le vrai dépressif, tout se joue dans son esprit, écartelé entre peur de la norme (« la matrone ») d’une part, désir de liberté et de retour aux sources de l’humain de l’autre – « l’ami », qui aura désormais l’initiative et guidera le héros sur la route du salut.

     

    Ciel de printemps et élyme des sables

     

    Le cheminement prend une double forme. Il y a les longs dialogues lyrico-protestataires, un peu indigestes et passablement filandreux : « On ne peut pas fabriquer de la chaleur humaine », une « froide arithmétique (…) est instituée en système dans la religion, d’où le capitalisme l’a adoptée », etc. « Ou bien tu compatis avec la créature (…), on alors tu laisses tomber ».

     

    Mais, heureusement, il y a aussi, concrétisant la remontée vers soi de notre victime du « système », une course échevelée à travers l’Islande, jusqu’au récif, tout au nord, de Kolbeinsey, qui donne son titre original au roman. « La matrone », devenue entre-temps « la mère fouettard », est enfermée et ligotée dans le coffre. On s’enfonce dans les zones les plus reculées de la grande île, et Birgisson, qui est aussi docteur en philologie nordique, multiplie les allusions aux sagas de son pays, que les notes n’éclairent, forcément, qu’en partie. Peu importe. Le narrateur a beau s’excuser, en une élégante prétérition, « de ne pas donner (…) de descriptions lyriques de fermes abandonnées, de la lumière sur les pentes ou des fraîches couleurs printanières de la terre, pour ne pas parler des carcasses de bagnoles rouillées », le monde est bien là, autour de notre héros, par petites touches. « Clarté à gros grains qui alourdit le ciel au début du printemps », « côtes désertes où l’élyme des sables pouss[e] sur les dunes et ondul[e] au vent d’ouest sous le soleil », c’est peut-être là, dans le contact retrouvé avec les lieux, que bat le vrai cœur d’un livre dont le premier mérite reste l’atmosphère de dinguerie qui l’imprègne, et la liberté absolue de genre (littéraire) et de ton à laquelle il s’abandonne – à l’image des grands espaces ouverts devant son singulier héros.

     

    P. A.

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