• À prendre ou à laisser, Lionel Shriver, traduit de l’anglais par Catherine Gibert (Belfond)

    fr.m.wikipedia.orgCe qui passionne et retient d’abord, c’est le sujet. D’actualité et de société s’il en est : le dernier roman de l’écrivaine américaine, désormais installée à Londres, nous parle du grand âge, avec son codicille inévitable, la fin de vie.

     

    Je perçois votre étonnement. Tous les lecteurs un peu habitués à ce blog le savent, à mes yeux l’actualité et la société fournissent rarement de bons sujets et les sujets, bons ou mauvais, ne sont de toute façon pas l’essentiel. Oui, mais on est dans un roman de Lionel Shriver. Chez elle, les sujets n’en sont jamais seulement, et jamais seulement de société. Comment serait-ce le cas, quand ils touchent, comme ici, aux questions de la mort, du temps, et au  motif, déjà présent dans Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes (1), du corps envisagé dans ses rapports avec, quel que soit le nom qu’on lui donne, ce qui l’habite : « On s’ennuie. Mais pas lui. Notre corps ne sent même pas la douleur. Nous oui, mais nos corps ne se jetteront jamais du haut d’un pont parce qu’ils en ont assez ».

     

    Se cogner au réel

     

    Corps, mort, temps, autant de manifestations du réel, « l’indéniablement réel – ou plutôt l’hyper-réel, l’intangible », dont Lacan nous enseigne qu’il revient toujours à la même place. L’auteure se propose ici d’explorer toutes les manières de s’y heurter, et met au service de ce projet une construction narrative qui constitue la seconde raison de lire son roman. Cyril est médecin, Kay est infirmière. Tous deux travaillent au sein du National Health Service, le service de santé britannique. Ayant un peu dépassé la cinquantaine, ils assistent avec accablement à la lente dégradation qui précède la disparition de leurs géniteurs. « C’est excitant de mourir graduellement », disait l’héroïne de Quatre heures… Un tel optimisme n’est plus de mise. « On ne vit pas plus longtemps. On n’en finit pas de mourir ! » Et ces deux personnages-ci n’ont aucune envie d’affronter un « inéluctable » devenu « indéfiniment reportable ». À l’initiative de Cyril, ils concluent un pacte. En 2020, à quatre-vingts ans pour elle, quatre-vingt-un pour lui, ils prendront ensemble les produits adéquats, déposés à l’avance dans leur frigidaire.

     

    Selon le principe des « avenirs alternatifs » qui « ouvr[ent] la voie à un univers parallèle (…) aussi réel que le nôtre », le roman explore l’une après l’autre toutes les possibilités recelées par une telle hypothèse de départ. L’un meurt mais l’autre se ravise au dernier moment, l’autre meurt mais l’un change d’avis in extremis, tous deux renoncent à leur projet et vivent différentes vieillesses, selon les évolutions envisageables du monde et de la société compliquées par les hasards de l’existence individuelle. On voit se succéder utopies et dystopies dont on hésite à dire lesquelles valent mieux que les autres, contes de fées et films catastrophes (même remarque).

     

    Partir ou rester ?

     

    En chemin, Lionel Shriver joue avec brio de toutes les récurrences et de tous les effets de refrain imaginables. Elle s’amuse. Le ton est, rien d’étonnant dans son cas, le troisième point fort de cet étincelant ouvrage. Alacrité et humour (noir, cela va sans dire) déjouent gaillardement un tragique qui n’en est que plus implacable. Et l’absence totale de pathos laisse le champ libre à la fantaisie au sens premier du terme, dont on sait qu’il a à voir avec le fantastique : à force de creuser maniaquement tous les détails de tel ou tel choix de départ, Lionel Shriver installe une forme de folie douce. Ou dure.  Au passage, conforme à sa réputation de provocatrice, elle règle ses comptes avec le Brexit (pas de quoi en faire toute une histoire), les mesures prises contre la pandémie (« hystérie collective »), le mythe de la famille et de l’amour entre parents et enfants (ici, tous ignobles avec leurs ascendants), l’accueil des migrants – chapitre, il faut l’avouer, un peu pénible.

     

    On ne dira pas quel happy end donnera le coup d’arrêt à cet étourdissant manège. End d’ailleurs incertaine de n’être qu’une parmi d’autres, et happiness, au demeurant, très relative. L’erreur de Cyril et de Kay reposait sur un excès de rationalisation : « Ils [ont] cédé à la même prudence délirante qui vous [fait] arriver cinq heures à l’avance à l’aéroport ». Mais dire ce genre de choses, n’est-ce pas rationaliser d’une autre manière ? Lu de ce point de vue, le chapitre ultime de ce roman intitulé en anglais Should we stay or should we go ? ressemble fort à la conclusion obligée d’une démonstration implacable. Le problème posé ne s’en trouvera pas résolu. Mais il aura été exposé avec une virtuosité et une cruauté qui valent le voyage.

     

    P. A.

     

    (1) Le précédent roman de Lionel Shriver. 2021, même éditeur, même (excellente) traductrice. Voir ici.

     

    Illustration : Lubin Baugin, Nature morte aux gauffrettes, 1630-1635

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  • Commentaires

    2
    OG
    Dimanche 19 Février 2023 à 19:09

    Merci pour vos excellentes critiques !

      • Lundi 20 Février 2023 à 08:32

        Merci à vous pour vos encouragements !

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