• https://www.lexpress.frLe titre, calamiteux de grandiloquence, est inspiré d’une phrase qui se justifie mieux dans son contexte. Elle figure dans la troisième partie de ce qu’on nous annonce comme un « triptyque romanesque », plus sobrement intitulé en anglais Life Sentences.

     

    Ce silence tenant lieu de prière est celui qui conclut l’enterrement clandestin d’un enfant mort à la naissance avant d’avoir été baptisé. Son père et son grand-père creusent nuitamment une fosse dans le cimetière du village et l’y ensevelissent, mettant le point final à un récit qui commençait par un autre enterrement, et dont la construction d’ensemble est indéniablement la plus grande force.

     

    Ballade irlandaise

     

    Trois monologues. En 1920, Jer pleure la mort de sa sœur, causée, estime-t-il, par le comportement de son ivrogne de mari. Jer est capable de violence : pour éviter qu’il s’en prenne à son beau-frère, les gendarmes lui font passer en cellule la nuit précédant les obsèques. « Quelques heures en prison ne me traumatiseront pas », dit-il, « mais je n’aimerais pas que ça dure trop longtemps, car ainsi emprisonné je n’ai rien d’autre à faire que penser ». Dans une obscurité qui « rend les choses trop claires », notre homme pense. À ce qu’il a vu du côté de la Somme pendant la récente guerre, à sa sœur morte, à leur enfance, passée à « l’asile des pauvres » avec leur mère.

     

    1911 : celle-ci, Nancy, se rappelle certains événements advenus dans les années 1870. À dix-neuf ans, prématurément flétrie par « des années de malnutrition » même si « les pires moments de la famine étaient déjà passés », elle a quitté son île natale de Clear pour aller travailler à Cork comme domestique. C’est là que le beau Michael l’a séduite, puis abandonnée une fois enceinte. Pour survivre et nourrir l’enfant elle a dû se prostituer à l’occasion, c’est ainsi qu’elle a croisé à nouveau le chemin de son ancien amant. Nouvelle grossesse, qui l’a envoyée à l’asile où grandiront Jer et sa sœur.

     

    1982 : Nellie, fille de Jer, soixante-quatre ans mais proche de sa fin, se rappelle la mort de son premier enfant, sans doute advenue dans les années 1940, et son inhumation nocturne. Ce finale funèbre constitue sans doute la meilleure partie du livre, dont il révèle et rassemble tous les fils – échos, reprises, contrepoints qui font de cette histoire à trois voix une ballade en forme de lamentation pour veillée irlandaise du temps jadis. Dans l’espace ainsi dessiné, vivants et morts se mêlent comme dans « l’étrange somnolence » de Nellie, où « le murmure de la radio » et « les mouvements dans la maison » coexistent avec « des souvenirs, des visages » actuels ou disparus. Mise en abyme d’un livre lui-même analogon d’une mémoire familiale. Et c’est de la famille de l’auteur qu’il s’agit, précise la quatrième de couverture, dans l’idée, sans doute, de conférer une valeur supplémentaire à ce qui se voit ainsi élevé au statut enviable d’histoire vraie.

     

    Limbes

     

    « Des personnages en quête de rédemption », ajoute l’éditeur… Il est vrai qu’un poteau indicateur, qui revient à plusieurs reprises dans le récit « comme le mât d’un navire surgissant à l’horizon », semble « promet[tre] une sorte de salut ». Mais les héros ne cessent de proclamer leur refus de toute « absolution » et de pester contre les curés, ce qui est du reste assez étrange étant donné le lieu et l’époque. Il y a pourtant encore plus étonnant dans un livre venu d’Irlande : on a beau nous promettre « trois moments charnière de l’histoire » du pays, pas un mot, dans le texte, de la guerre d’indépendance, de la guerre civile, des convulsions qui ont accompagné la naissance de la république au XXe siècle.

     

    Pas d’autre monde, et pas davantage d’avenir en marche ou d’action collective. On est dans un univers unidimensionnel, fondamentalement nocturne, où les créatures inquiétantes des légendes celtiques ne sont jamais loin. Jer, dans son enfance, « aim[ait] écouter le vent », auquel il prêtait « une identité semblable à la [s]ienne mais plus âgée » ; dans l’ancien asile des pauvres, « la nuit doit toujours résonner du battement (…) de tous les pleurs ensevelis » ; lors de l’enterrement de l’enfant, les personnages présents ont « tous l’impression d’être pris dans les limbes »…

     

    Ces limbes sans salut sont le monde des pauvres, dominé par les nécessités de la survie et par « la honte ». Elles sont à peine compensées par l’amour qui habite à peu près tout le monde, pères, mères, sœurs, frères, enfants… Est-ce cette débauche d’affectivité qui indispose ? On a soi-même presque honte de l’avouer : on s’ennuie un peu, tant la tonalité, constante jusqu’à l’obsession, rend tout prévisible. Une telle uniformité est un choix possible mais dangereux. D’autres écrivains irlandais, telle Edna O’Brien, citée dans le prière-d’insérer, ont su, pour dire le destin d’un peuple réputé pour sa créativité et sa fantaisie, trouver des accents où l’humour, fût-il grinçant, se mêlait au tragique. Celui-ci n’en prenait que plus de relief. Tandis qu’à enfoncer toujours le seul et unique clou du malheur…

     

    P. A.

     

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    2 commentaires
  • laregledujeu.orgQui est Alex ? On ne saura jamais tout d’elle. Elle n’aura jamais de nom de famille, ni de famille, d’ailleurs, ou de région d’origine d’où elle serait venue s’installer à New York. Les premières pages du roman distillent cependant des indices quant à sa manière d’y vivre et d’y subvenir à ses besoins : elle va dans des restaurants ou se rend à des fêtes « avec les hommes » ; occasionnellement, l’un d’eux, « la tête posée sur le genou d’Alex, lèch[e] la drogue sur ses doigts » ; elle a été mise à la porte par ses colocataires, et un certain Dom, avec qui « moins on en sait, mieux c’[est] », a des raisons de lui en vouloir. Heureusement, un soir, dans un bar, elle a fait la connaissance de Simon, qui l’a invitée à passer l’été avec lui dans sa grande maison de Long Island. Elle a sauté sur l’occasion de « [se faire] disparaître ».

     

    Au pays des piscines

     

    Alex a parfois l’impression « d’être un fantôme », voire la certitude « qu’elle n’exist[e] pas ». Comment s’en étonner, quand elle consacre toute son énergie à se couler dans la vie et dans le désir des autres ? Mieux vaut « donner aux gens ce qu’ils [veulent] », et, pour cela, mettre au service de son propre égocentrisme intégral une attention aiguë à autrui. Alex sait repérer, dans un visage affable, la crispation de mâchoire révélatrice ; elle sait que « la plupart des gens n’éprouv[ent] pas ce qu’ils [sont] censés éprouver », et que les mots ne sont « qu’un simulacre de sens, pas le sens lui-même ».

     

    Emma Cline, jeune écrivaine américaine auteure déjà de plusieurs livres, publiés en français chez le même éditeur, compose avec cette Invitée un troublant roman du regard. Du début à la fin, on partage le point de vue d’une héroïne qui se consacre en permanence à l’observation des corps et des choses. Car on est chez les riches, ceux qui, forts de « la certitude que le monde se montrer[a] généreux envers [eux] », vont de fête en fête, d’une demeure luxueuse à l’autre. Alex est consciente de représenter « une sorte de meuble social inerte (…) aux dimensions et aux formes d’une jeune femme » parmi ces gens qui poursuivent autour d’elle leurs conversations creuses (« Notre art a besoin de davantage de technologie et notre technologie a besoin de davantage d’art »). Pourtant tout ici est plus métaphysique que social. On évolue quelque part entre Hockney et Cremonini, et si les piscines, « poches de bleu et de vert qui flott[ent] dans l’obscurité » du paysage nocturne, sont omniprésentes, si Alex nous apparaît dès la première page dans les vagues de l’océan, c’est que le récit tisse progressivement des rapports complexes et subtils entre surface et profondeur.

     

    Éraflure

     

    Alex, travaillant elle-même à être pure apparence dans l’univers où elle se trouve plongée, distingue au-delà des stéréotypes et des conventions la puissance de l’argent et les relations de pouvoir qui constituent le vrai fond des êtres. Mais ce genre de double jeu n’est pas sans risque. Il est difficile de s’astreindre au « filtrage permanent de tout ce que vous ressentez », de sans cesse « assimiler les faits et les mettre de côté ». Et notre amie est trop profondément fragile pour que sa volonté de maîtrise tant d’elle-même que des autres ne finisse pas par être prise en défaut.

     

    Un coup d’ongle dans un tableau abstrait de grande valeur (« Ça n’avait pas été un geste conscient »), une éraflure, sont le signe métaphorique de son besoin obscur de « tout gâcher ». Alex ne cesse de faire ce qu’il ne faut pas. Elle est expulsée par Simon comme elle l’avait été par ses colocs. Parviendra-t-elle à rentrer en grâce lors de la grande fête que son ancien protecteur organise, comme tous les ans, pour le Labor Day ? Six jours la séparent de cet événement, pendant lesquels elle va tenter de faire ce qu’elle a toujours fait : se glisser dans d’autres existences à l’abri desquelles vivre la sienne en attendant.

     

    Ce seront six jours d’errance entre plages, parkings et domaines entourés de haies, du logement de service d’un intendant amateur de coke à la chambre d’une jeune fille un peu paumée puis à la maison vide où l’emmène le fils adolescent d’un réalisateur de cinéma. Errance hallucinée dans un monde glacé malgré le soleil permanent. À travers le retour obsessionnel des situations et des gestes se dessine une étonnante montée de la tension, jusqu’à une fin inattendue et spécialement angoissante. Sans un mot de sociologie, Emma Cline a brossé pour nous un tableau saisissant du vide contemporain.

     

    P. A.

     

    Illustration : Leonardo Cremonini, Les Écrans du soleil, 1967-1968

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • jardinsdeverone.comComment s’étonner que son grand sujet soit l’exil ? En 1979, à vingt-deux ans, Horacio Castellanos Moya a quitté le Salvador pour ne pratiquement plus y retourner, et vivre dans différents autres pays tout en écrivant et publiant des romans, dont huit sont déjà parus en français chez le même éditeur.

     

    Son héros a avec lui quelques points communs : la scolarité chez les maristes à San Salvador, la pratique occasionnelle du journalisme… Quand nous faisons la connaissance de cet Ernesto de cinquante et un ans, il est déjà en Suède et il vit avec Josefin. Tous deux se sont rencontrés dans le Wisconsin, où notre homme était chargé de cours dans un college. Mais il a été faussement accusé d’abus sexuels par une jeune Guatémaltèque qui cherchait à le faire chanter avec l’aide de son bandit de frère. Ernesto a beau avoir été innocenté, impossible désormais d’enseigner aux États-Unis. Sans compter l’état psychique dans lequel cette aventure l’a plongé. C’est pendant son séjour à l’hôpital qu’il fait la connaissance de Josefin, une infirmière suédoise en stage. Une liaison se noue. Elle lui propose de la suivre à Stockholm.

     

    Hors de soi

     

    La maladie d’Ernesto, désormais, « c’est l’oisiveté, la peur et la fainéantise de celui qui a perdu la boussole ». Après la frénésie sexuelle des débuts, la relation avec Josefin tend au calme plat. Ernesto vivote de traductions sur Internet, va, vient, attend Josefin. Elle assume la plus grande partie des frais, il lui prépare des petits plats. De temps en temps, il va boire (très prudemment) un verre avec d’autres Sud-Américains. Koki a été chassé du Salvador, comme Jairo de Colombie, par les maras. On apprendra, en passant, que le père d’Ernesto lui-même est mort assassiné. Les références à l’ancienne patrie se réduisent pratiquement à cela (plus quelques souvenirs érotiques). Pas d’horreur enfouie, de secret inavoué laissé derrière soi : les raisons socio-historiques de l’exil sont si bien estompées qu’il en devient un pur aspect de la condition humaine.

     

    Être exilé, c’est être loin de chez soi, évidemment, et notre héros observe avec méfiance la société suédoise avec ses « femmes politiquement correctes ». Seulement, chez soi, où est-ce ? Être exilé, en réalité, c’est être loin de soi. Depuis sa mésaventure états-unienne et l’effondrement qui a suivi, Ernesto prend quotidiennement une « pilule miraculeuse ». Plus ou moins… La « paroxétine » ne tient que difficilement à distance les fantasmes, les excès de la libido (laquelle, lors de la rencontre avec Josefin, a su « ressort[ir] avec joie et enthousiasme du coin de son cerveau où elle était cachée »), les pensées parasites auxquelles il faut « faire la chasse pour essayer de les arrêter ». « Comme si », ajoute le narrateur, « à l’intérieur de sa tête il y avait un gros rat rapide et un petit chat trébuchant au ralenti derrière lui »… Ce n’est pas un hasard si notre ami a entrepris une étude sur le (réel) poète salvadorien Roque Dalton, assassiné en 1975 par ses camarades de lutte, qui le soupçonnaient d’être un agent de la CIA. La paranoïa guette sans cesse : Ernesto évite les sites porno car « il a trop peur de tomber dans un piège » ; il a soupçonné un temps Josefin d’être « une indic chargée de le faire parler » ; il se méfie de tout comme de lui-même.

     

    Se perdre

     

    Il a souvent « l’envie (…) de ne pas être là où il est, de ne pas être celui qu’il est ». Mais qui est-il ? Où est son véritable moi ? Quand, dans des circonstances que nous ne révélerons pas, il renonce d’un coup à l’abstinence, il croit avoir « retrouvé une partie de son être antérieur ». Pourtant l’alcool libère la partie de lui qui le précipite vers la catastrophe. D’où viennent l’attrait et le caractère intensément romanesque du sujet : un homme se perd ?... Le livre de Castellanos Moya invite, comme ceux de Drieu La Rochelle et de quelques autres, à se poser cette question. Après un début où alternent aperçus du quotidien suédois et retours en arrière, le récit obéit, à mesure que le héros accumule les transgressions, se fermant ainsi toutes les issues, à un resserrement progressif, et redoutablement efficace sur le plan dramatique, du temps et de l’espace. Espace de la ville réduite à des lieux anonymes et désincarnés, cafés, rues et places arpentées comme un labyrinthe intérieur. L’écrivain salvadorien n’hésite pas à pousser jusqu’à l’humour absurde (et noir) ces vagabondages hallucinés, les sautes d’humeur de son personnage, ses rêveries érotiques dignes d’un adolescent, les scénarios ténébreux qu’il élabore.

     

    On pense, pour cet humour glacé et pour la précision distante du style, à Bove, et en particulier à son Armand : un vagabond, là aussi, une femme providentielle, un homme qui fait tout pour organiser son propre échec, la rupture, le retour à sa condition de départ. Ernesto est un Armand plus actuel, plus moderne : c’est  l’Histoire qui l’a arraché à lui-même, révélant ainsi ce qui constitue son être essentiel – et peut-être le nôtre.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.cultureboxe.comIl faut que je l’avoue, si je me suis lancé dans cette lecture, c’est bien parce qu’il s’agissait d’un livre de Didier Castino. Car enfin, moi, la boxe… Et, en plus, moi, les enquêtes littéraires et les romans biographiques… Bref, on conçoit mes réticences devant un ouvrage consacré à Gratien Tonna, né à Tunis d’un père maltais en 1949, plusieurs fois champion de France (catégorie poids moyens) dans les années 1970, une légende à Marseille, sa seconde patrie, avant qu’il ne sombre dans l’oubli… Seulement, c’est un livre de Didier Castino, dont j’avais lu Après le silence (Liana Levi, 2015, voir ici), où il faisait le portrait d’un père, d’une époque et d’une classe, tout en montrant sa virtuosité dans l’usage des voix. Il y a eu ensuite Rue Monsieur-le-Prince (Liana Levi, 2017, voir ici), où il confirmait son souci de lier histoire personnelle et Histoire tout court. J’ai raté Quand la ville tombe (Les Avrils, 2021). Mais, aujourd’hui, voici Boxer comme Gratien, une enquête qui, comme le dit la quatrième de couverture, est « une fausse enquête » – et où l’essentiel n’est peut-être pas la boxe.

     

    Raconter une vie

     

    L’écrivain, comme dans Rue Monsieur-le-Prince, s’y nomme Hervé. Son copain Édouard insiste pour qu’il rencontre Gratien Tonna. « Ce qu’il a vécu, ce mec ? Tu ne peux pas imaginer ». De quoi faire un livre, qui serait une façon de « réparer » le sort injuste réservé à l’ancien boxeur, car celui-ci « mérite ». Hervé hésite puis accepte. Le travail d’élaboration se déroulera en trois temps : devant le mobil-home où, près du snack-bar tenu par sa fille dans une banlieue de Marseille, vit la gloire déchue ; au « bistrot de Gigi », où Gratien poursuit ses confidences parmi les conversations d’un déjeuner copieux et abondamment arrosé ; chez et avec Hervé, dont nous partageons les réflexions à partir du matériau accumulé.

     

    Ce n’est donc pas un livre sur Gratien Tonna mais sur son histoire – sur la façon dont elle s’est faite et sur la manière de la raconter. Bien sûr, on parcourt les étapes d’une carrière et d’une existence : l’enfance misérable à la Goulette, la mort du frère bien-aimé, le gamin toujours prêt à se battre dans la rue repéré par un entraîneur, les premiers combats ; l’arrivée à Marseille, les victoires, les titres, tout ce qui va avec – argent dilapidé, femmes, balles reçues un soir à Pigalle, homme fauché en voiture un soir d’ivresse… Puis les défaites, la décadence.

     

    Écouter des voix

     

    Mais il faudra se passer d’ordre chronologique, parce que Gratien ne raconte pas comme ça : « L’organisation progressive et les transitions, ce n’est pas son fort ». Il « balance les faits » comme il boxait, « sans aucune stratégie ». Sa parole, ses façons de s’exprimer constituent un des grands thèmes, au sens quasiment musical, du récit. Et il y a aussi, s’entrelaçant à elles, la parole des autres, amis, enfants, petits-enfants… Castino joue avec et de tous les types de propos rapportés, passant de la narration au discours indirect libre, sautant sans efforts ni manières d’un point de vue à l’autre.

     

    Celui d’Hervé domine malgré tout l’ensemble, ce qui fait de lui le possible héros d’un livre sur quelqu’un qui écrit un livre. Quelqu’un « qui n’est pas sportif, qui ne s’est jamais battu, rebuté à l’idée de porter un coup, effrayé à l’idée d’en recevoir un », qui « ne veut pas observer en surplomb » mais a quand même bien du mal à pénétrer « un monde qui ne lui ressemble pas », un monde de « chevalières », de « bras tatoués », où il est sans doute le seul « à avoir un casier judiciaire vierge ». Ce monde de Gratien et ses amis a quelque chose à dire et a choisi Hervé pour ça. La volonté de transmettre et la peur de trahir étaient déjà au cœur d’Après le silence, où il s’agissait de la classe ouvrière. Les limites de l’univers envisagé ici sont plus incertaines : c’est le petit peuple marseillais dans son ensemble, c’est une frange étroite aux bords de la pègre… C’est, au-delà, la grande famille de ceux qui, ignorant les codes dominants, sont « impuissants à franchir les murs contre lesquels se fracassent [leur] condition, [leurs] origines », et dont Tonna, illettré, est l’exemple majuscule.

     

    Poursuivre une légende

     

    Les voix s’entrecroisent, celles de l’écrivain, du boxeur, des témoins, presse et archives compris… Tous ces discours tissent une vie plus vraie que la vraie vie de Gratien, une vie (ré)écrite. C’est un livre sur la manière dont s’écrivent les histoires ou, risquons le mot, les mythes. Gratien est un personnage mythologique. Annoncé par « une ombre volumineuse », « masse monumentale se détachant à contre-jour », il est « immense », « les traits taillés au couteau, les yeux de misère, le nez large »… On l’a surnommé « le monstre maltais ». Il pratique « une boxe peu orthodoxe », « qui ne s’apprend certainement pas en club ».

     

    La boxe… Au-delà du romanesque dont Hemingway et quelques autres l’ont nimbée, est-elle, « qu’on la considère comme un art ou comme une boucherie », « une métaphore hermétique de nos vies » comme le prétend Hervé-l’écrivain ? Peut-être. Cependant pourquoi Gratien boxait-il ? Pourquoi a-t-il d’abord gagné ? Pourquoi a-t-il ensuite perdu ? Ces questions resteront heureusement sans vraie réponse. Que le sport et le héros soient enveloppés dans une rumeur de légende, cela ne rend en effet que plus évident le véritable propos du récit : quelles que soient la personne et son existence, elles se perdent toujours entre les mots qui sont la seule manière de les saisir.

     

    P. A.

     

    Illustration : Gratien Tonna, au début de sa carrière

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    2 commentaires
  • www.herault-tribune.comLa Valise de Luna, Maria Regla Prieto, traduit de l’espagnol par Isabelle Taillandier (La Reine Blanche)

     

    J’ai déjà évoqué les éditions de La Reine Blanche, qui publient des nouvelles, francophones ou traduites, mais toujours éditées élégamment, illustrées et préfacées. Ce printemps, elles nous proposent cinq récits de Maria Regla Prieto, écrivaine espagnole dont c’est le premier livre paru en français.

     

    L’histoire de l’Espagne défile en arrière-plan de ces brèves fictions, depuis la conquête des « Indes » et le temps de l’Inquisition jusqu’à la guerre civile, puis, au-delà, l’époque probablement contemporaine où une jeune femme, pour commencer sa vie nouvelle, devra d’abord se débarrasser d’une valise, dans laquelle on doit peut-être voir le symbole de ce lourd passé.

     

    L’auteure s’inscrit pourtant avec bonheur dans une tradition nettement identifiable : celle d’un baroque bien ibérique. On en trouve ici tous les thèmes : secrets, dédoublements, recours assumé au mélodrame – ce ne sont que doubles familles, rencontres improbables, enfants perdus et ressurgis… Et le baroque est aussi dans l’écriture. Le silence « saisit le cœur (…) comme une flamme livide et lancinante », « une toile d’araignée tissée de mélancolie » emprisonne l’esprit… La métaphore fleurit partout.

     

    C’est aussi qu’on est toujours en danger de basculer d’une réalité dans l’autre, et que le surnaturel n’est jamais loin. Les esprits des héros sont traversés de prémonitions, d’impressions de déjà-vu, des trépassés reviennent hanter leurs songes et réclamer leurs soins. Le sexe même est un rituel magique. « Le corps du jeune homme » rencontré à la gare emporte Luna loin de sa valise, vers une « plage impossible » (« Son souffle était une brise marine (…). Ses yeux, la lumière d’un soleil blanc »). Holman, le sculpteur de La Passion, amoureux de son modèle, croit l’étreindre dans le bois où il va le représenter et qui « lui renv[oie] le toucher et l’odeur de la peau du corps de cet homme ».

     

    Car les deux textes qui sont sans doute les plus forts mettent en scène l’un un sculpteur, dont les mains prodigieuses « transform[ent] le bois en chair », l’autre un retoucheur de photos du temps où on retouchait les photos (manuellement), et qui possède le don « de faire surgir de l’humidité et de l’encre délavée un visage ou un corps complet »… La vraie magie, bien sûr, c’est l’art. Y compris l’art de l’écrivaine.

     

    Et puis viennent les femmes/Et puis viennent les hommes, Cyrille Latour (Lunatique)www.tourmag.com

     

    Les éditions Lunatique, qui publient aussi des romans (voir ici ou ici), présentent un petit ouvrage déjà curieux en tant qu’objet. On peut lire dans un sens aussi bien que dans l’autre ce livre réversible, depuis le titre Et puis viennent les femmes, qui figure sur l’une des faces de la couverture, ou, après avoir retourné le livre, depuis son revers, où apparaît celui d’Et puis viennent les hommes. Les deux récits, d’exactement quarante-trois pages chacun, se rejoignent au milieu du volume sur un mot commun (et énigmatique), après avoir raconté les mêmes événements, l’un au point de vue du personnage féminin, l’autre, du héros masculin.

     

    Car le tout parle d’une rencontre, évidemment, dans le temps suspendu d’une traversée de la Manche. Elle dessine, et fait partie du personnel de bord ; il est hanté par la musique et va tous les jours travailler en Angleterre. Il « n’a aucun goût pour l’émerveillement et le partage » et « se tient si bien à l’écart que personne ne remarque qu’il est à l’écart ». Elle se veut « étrangère » et a toujours choisi de partir « avant qu’il ne soit trop tard ». Mais, ce jour-là…

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique