• www.wisbechstandard.co.ukVoici un roman qu’on pourrait dire assez typiquement anglais. Il y a une enfant pauvre et malheureuse, comme chez Dickens. Un jeune intellectuel homosexuel, comme chez Forster. La nature, comme chez les Brontë – une des premières lectures de l’enfant susdite.

     

    Mais ce ne sont ici ni la lande des Hauts de Hurlevent, ni les falaises d’Irlande comme dans Le Chant de la pluie, seul autre roman traduit de la poétesse britannique Sue Hubbard (1). Ce sont les Fens, région marécageuse et maritime du Lincolnshire. « Jamais je n’aurais imaginé qu’un endroit aussi désolé puisse exister sur terre », dit Freda. Elle a douze ans et a été évacuée là avec d’autres petits Londoniens, par crainte des bombardements : on est en 1939. Elle vient d’un milieu populaire, son père a quitté sa mère, sa mère n’a pas le temps de venir lui rendre visite, la seule à se soucier d’elle est sa grand-mère, et celle-ci mourra peu après le début du récit.

     

    Deux solitudes

     

    Voilà Freda dans le cottage isolé des Willock, couple particulièrement sinistre, qui l’accable de tâches ménagères – et ce ne sera pas le pire… « La seule personne sur qui [elle pourra] compter » sera Philip. Il a vingt-deux ans, est dépressif, objecteur de conscience, a grandi dans l’ombre écrasante d’un père héros de la guerre d’avant. Après avoir tâté des études et de la vie de bohème, il a échoué là lui aussi, et survit tant bien que mal dans un phare abandonné, où il s’adonne à la peinture.

     

    Deux solitaires, considérés avec méfiance par tout le monde, et que le solipsisme guette. La construction du récit mime leur enfermement chacun de son côté. Les chapitres à la troisième personne adoptant le point de vue de Philip alternent en effet avec ceux où Freda, quatre-vingt-sept ans, à présent, raconte ses souvenirs, dans la résidence pour personnes âgées où, après avoir exercé le métier de bibliothécaire, elle finit ses jours : « Je me joins aux autres, mais c’est dans ma chambre que je suis la plus heureuse, écrivant dans mon petit journal ». Elle s’y adresse à Philip, qu’elle n’a jamais revu depuis ses treize ans, en lui disant vous.

     

    Car les deux exilés aspiraient à s’évader, d’eux-mêmes autant que de leur environnement hostile, et tous deux ont été conduits l’un vers l’autre par ce besoin. Freda avait ardemment désiré porter, au Noël de l’école, les ailes en papier de l’ange Gabriel. Elle a trouvé une oie sauvage et blanche, blessée par Mr Willock comme elle-même le sera, d’une autre manière. Elle la soigne avec Philip, lequel a la passion des « canards siffleurs », « traquets pâtres » et autres « pouillots véloces » qui peuplent le marais…

     

    Grand air

     

    De beaux motifs poétiques parcourent ainsi le livre de Sue Hubbard, le structurant souterrainement. Chacun des deux personnages agit en silence sur l’autre : Philip s’ouvre à ses semblables, son pacifisme évolue, c’est à Dunkerque, en proie aux flammes de la guerre, qu’il trouvera pour finir son destin ; Freda change et se découvre en découvrant un monde auquel elle n’avait jamais eu accès (« Je savais que la personne que j’étais devenue était différente de celle que j’aurais été si nous ne nous étions pas rencontrés »). Mais tout cela ne pouvait avoir lieu que grâce aux convulsions de l’Histoire et, comme déjà dans le roman que je citais plus haut, au contact de la nature. Sue Hubbard écrit en poète. Comme dit le prière d’insérer accompagnant son livre, « il y a chez elle une grande lumière dans la langue, qui emporte tout ». Dommage que cette lumière nous parvienne filtrée par une traduction semée de fautes de syntaxe, de temps, voire de vocabulaire. Comme il est dommage que les notes, abondantes pour ce qui est des détails purement historiques, ne viennent jamais éclairer les nombreuses allusions, dans la partie du récit qui concerne Philip, à des figures de la vie culturelle britannique des années 1930-1940.

     

    Cependant la force poétique de l’écriture est suffisante pour que, malgré tous les écrans, le grand air des Fens nous parvienne. Ce monde de terre, d’eau et de mélancolie s’impose peu à peu comme un de ces paysages à la fois très concrets et à demi symboliques que la littérature anglo-irlandaise, de Yeats aux deux Eliot, excelle à peindre. Il est le troisième personnage du récit. « Réseau de rigoles sinueuses », « bras de mer cachés (…) bordés de massifs d’herbe drue », silence « rompu seulement par le cri occasionnel d’un oiseau de mer » construisent une métaphore obsédante de la solitude et de l’accablement des héros humains. Mais au-dessus se déploie, comme une promesse de liberté, « un ciel si vaste »…

     

    P. A.

     

    (1) Mercure de France, 2020, voir ici

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  • www.pointculture.beDe livre en livre, Philippe Videlier continue à perfectionner une manière nouvelle d’écrire l’Histoire. On peut la résumer de diverses façons : « faire entrer l’Histoire dans le roman » (et non l’inverse), tentais-je moi-même à propos de Quatre saisons à l’Hôtel de l’Univers (Gallimard, 2017, voir ici) ; « conter la vérité comme s’il s’agissait d’une fiction » disait, quelques mois plus tard, la quatrième de couverture de Dernières nouvelles des bolcheviks (Gallimard, 2017, voir ici). Quoi qu’il en soit, deux caractéristiques apparaissent de plus en plus nettement comme étant celles de la méthode Videlier. L’un a trait à la composition, l’autre tient au ton.

     

    Indélicatesse

     

    L’historien Videlier tourne tranquillement le dos aux récits historiques traditionnels, vues cavalières mettant en évidence le jeu global des causes et des effets ou, à l’inverse, remontée des détails vers les lois générales. Chez lui, tout est sur le même plan, l’essentiel et l’accessoire, l’événement et l’anecdote. Les premières lignes de Rendez-vous à Kiev nous apprennent ainsi qu’à l’époque « que les livres d’histoire appellent la Belle Époque, Trotsky fut employé par le Kievskaya Mysl, important quotidien de la ville de Kiev » (rappelons que le futur commandant de l’Armée rouge était né dans une famille juive d’Ukraine). Quelques pages plus loin, on nous signale comme en passant qu’en 1913, dans un article publié par le journal susmentionné, celui qui signait Antid Oto présenta à ses lecteurs un « célèbre homme politique et écrivain balkanique », le docteur Rakovsky. Une soixantaine de pages encore, et nous verrons ce diplômé de la faculté de Montpellier, devenu révolutionnaire international, nommé, en 1919, « président du Gouvernement provisoire des ouvriers et des paysans d’Ukraine »…

     

    Les effets du procédé sont doubles. Partant du détail pour glisser dans le tableau d’ensemble, il replace l’individu dans le mouvement de l’Histoire. Mais, et surtout ici, il s’inscrit dans une technique générale du décalage systématique. Contrairement à ce que le titre pourrait laisser attendre, il n’est dans Rendez-vous à Kiev pas question de la guerre actuelle. L’auteur nous y raconte l’histoire convulsive de l’Ukraine entre le début du XXe siècle et les années 1920. Au cœur de cette épopée, la révolution de 1917, qui vit les Kiéviens, « éveillés d’une longue résignation », défiler derrière des banderoles acclamant « l’Ukraine indépendante », et Lénine promulguer, au nom du Conseil des Commissaires du peuple, un décret reconnaissant « la République populaire d’Ukraine » ainsi que son « droit de se séparer entièrement de la Russie ». Une citation de Poutine, placée en exergue, fait seule le lien avec les événements de ces dernières années : le président russe y déplore la « façon vraiment peu délicate » dont les bolcheviks ont agi avec la Russie…

     

    Figures

     

    Le sens de l’entreprise apparaît indirectement, révélant dans le texte une sorte de vaste allusion démonstrative. Reste qu’elle entraîne Videlier dans un formidable récit épique, où s’illustre la seconde caractéristique de sa méthode : l’emploi d’un ton singulier. L’humour y a sa part, qui va de pair avec la juxtaposition du détail et du tout. S’y ajoute l’ironie à la Vialatte : « Parant au plus pressé, les communistes commencèrent par changer le nom des rues ». Cette apparente légèreté n’empêche ni la netteté des prises de position sous-jacentes ni l’émotion devant « les morts, les mutilés, les fusillés, les victimes des pogroms, des pillages, des incendies ». Mais elle impulse, pour raconter une aventure grinçante et frénétique, un rythme allègre qui emprunte au cinéma trépidant de l’époque.

     

    Et puis, quelle galerie de personnages ! Au rebours du nouveau cliché dominant, qui refait des bolcheviks des fanatiques buveurs de sang, l’auteur montre en Trotsky, Rakovsky, Alexandra Kollontaï et tant d’autres des gens intelligents, cultivés, invraisemblablement polyglottes, dévoués corps et âme, quoique non sans lucidité, à leur idéal. Tous ou presque périront, les dernières pages du récit l’indiquent, dans la catastrophe stalinienne.

     

    Villes

     

    La structure du livre en tant que telle constitue une autre illustration-démonstration de l’art du pas de côté. Rendez-vous à Kiev n’est en effet qu’un premier récit, suivi d’un second texte, plus court, L’Escalier d’Odessa. Deux villes en Ukraine, et, dans la seconde, un objet. Deux récits, le second semblant condenser et grossir l’histoire contée dans le premier. Et ce n’est même pas de l’objet qu’il s’agit ici, le fameux escalier inauguré en 1841, ni du massacre que perpétra en 1905 l’armée du tsar. Le vrai sujet, c’est le film d’Eisenstein, dont la séquence clé est longuement décrite et, surtout, dont nous est narrée la carrière chaotique, entre interdictions et triomphes.

     

    C’est encore par le biais de l’anecdotique qu’on revient à l’Histoire historique et… actuelle. « Quinze années après la dissolution de l’Union soviétique », l’ambassadeur de Russie en Allemagne refusa, nous dit Videlier, d’assister à une projection du Cuirassé Potemkine lors du Festival de Berlin. C’est que… chapitre suivant : « La Russie était tombée sous la coupe d’un obscur et misérable agent du KGB devenu, par nécessité et hasard… »

     

    P. A.

     

    Illustration : affiche du film d'Eisenstein Le Cuirassé Potemkine, 1925, détail

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  • fr.m.wikipedia.orgUn des chapitres les plus drôles de ce roman où l’on rit beaucoup, c’est la postface, écrite par Chris Kraus pour sa réédition allemande, en 2020, c’est-à-dire vingt ans après la première parution. L’auteur y raconte comment, jeune scénariste chargé d’écrire une nouvelle adaptation du Tambour, il se rendit avec Volker Schlöndorf chez Günter Grass afin de discuter du projet. Sous la plume de Kraus, le voyage de Berlin à Lübeck devient une odyssée comico-catastrophique, et l’entrevue avec le Prix Nobel une scène de comédie loufoque. Cependant l’échec de l’entreprise laissa le scénariste, avec l’argent touché malgré tout, libre de se lancer dans l’écriture d’un premier roman, « sous l’effet », dit-il, « d’un accès inopiné de mélancolie, mais avec une irrépressible envie de légèreté ».

     

    Bourrasques et choux-fleurs

     

    Des détours aussi capricieux, tout comme le contraste annoncé entre ombre et lumière, sont bien dans le style d’un auteur qui s’attache résolument, de livre en livre, à une forme singulière de baroque moderne. Dans l’article que j’ai consacré en son temps à Baiser ou faire des films (voir ici), je remarquais qu’il fait partie de ces écrivains qui racontent toujours la même histoire. Un des nombreux intérêts de la lecture consiste ici à repérer tout ce qui est déjà là, et se complexifiera encore en s’approfondissant jusqu’à la manie dans les romans suivants. Il y a déjà deux frères, comme dans La Fabrique des salauds (voir ici). Ils se nomment ici Ansgar et Jesko, et leur famille est, déjà, issue de la minorité allemande de Lettonie. Ils s’appellent déjà von Solm. Leur père est, en Allemagne, un des plus gros fabricants de ciment, matériau qui, comme chacun sait, sert à unir ce qui est disjoint mais aussi à ensevelir ce qu’on veut cacher. Un secret de famille, bien sûr, double, peut-être triple, et dont la partie la plus enfouie a rapport avec les convulsions de l’Histoire entre Allemagne et « Baltikum ». C’est le secret de famille de l’auteur lui-même, je l’ai évoqué ailleurs, il est toujours là – assez lourd pour rendre impossible d’écrire sans en parler aussi.

     

    Il y a déjà une circoncision tardive, et une femme qui, successivement, sera celle de l’un puis de l’autre frère. Tout se dédouble, se répète, se décale, dans un jeu de miroirs clownesque et violent, tout culmine, à plusieurs reprises, dans des scènes apocalyptiques, « bourrasques et averses torrentielles » annoncées cependant par « de petits reliquats brumeux en forme de chou-fleur ». Et, comme toujours, il est bien sûr impossible de résumer l’intrigue…

     

    Danse des morts

     

    Au début, Jesko, qui est le narrateur, revient, pour la première fois depuis longtemps, dans sa famille (« C’est à la douleur qu’on sait qu’on est chez soi. Pas au nom sur la sonnette »). Voici son portrait, fait plus loin par un autre personnage : « Un mètre quatre-vingts. Environ soixante-dix kilos. Mince. Fluet. Leucémique. La petite trentaine (…). Porte des jupes. Sans doute sous l’effet de la colère. Couturier de métier (…). Est journaliste de mode. Est tout et n’importe quoi. Loin de lui-même ». Jesko se promène avec, dans la poche de sa jupe, les Lettres à Lucilius, de Sénèque, qu’il cite volontiers à l’occasion. Mais les conseils du stoïcien sur l’art de supporter son sort seront peut-être inutiles : la mère de Jesko, Käthe (délirante, alcoolique, un brin mythomane), est prête à lui faire un don de moelle osseuse.

     

    Tel est le point de départ d’un récit qui tournera peu à peu à la danse des morts. « Quand tu deviens pudding, c’est comme une métamorphose de tes particules élémentaires (…), tu te rends compte que tu n’es que matière, une matière flasque (…), que les vers attendent de pied ferme » ; du reste, le monde n’est qu’un « trou d’aspirateur »… C’est la maladie et la proximité de la mort mais aussi la mémoire secrète du passé qui imposent ce climat funèbre. Jesko déteste le blanc, « couleur des victimes », le noir, « couleur des criminels », mais quand il annonce : « Je me suis promis de faire suivre mon article sur le blanc et le noir (…) d’une étude de plusieurs pages sur le rouge tragique », on reconnaît soudain les trois couleurs du drapeau nazi.

     

    Et pourtant, comme je l’ai dit, on rit beaucoup. La force du texte réside justement en ceci que le tragique même, poussé du côté de la folie et de l’absurde, s’inverse pour provoquer le rire. Tout est personnifié, comme chez Elfriede Jelinek première manière : les canards « pag[aient] joyeusement avec leurs pattes lobées », les vers sont « paniqués », la lune « [a] l’air si insouciant, alors qu’elle [doit] bien savoir ce qui l’attend ». La pente naturelle du récit, c’est le pandémonium grinçant. Et il faudrait parler aussi de la nervosité et du brio du style (toujours l’admirable travail de Rose Labourie), du sens des attaques et des chutes de chapitre : « Ansgar tient à son nom » ; « J’ai descendu la vodka d’un trait » ; « On l’avait expédiée à la cave » ; « Pour quoi ? Pour tout »…

     

    Oui, dès ce premier roman, tout était déjà bien en place pour le grand opéra Chris Kraus.

     

    P. A.

     

    Illustration : gravure de Michael Wolgemut, 1493

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  • www.visitbritain.comEn 2022, le même éditeur republiait un roman de 1950, Le Festin (voir ici). Cette année, en attendant, pour 2024, une troisième réédition de Margaret Kennedy, Les Oracles, voici ce Divorce à l’anglaise, paru en Grande-Bretagne en 1936, et en 1939 chez Plon, dans la même traduction, cependant révisée. Elle est, disons-le tout de suite, superbe, mise à part le fâcheux emploi de l’expression « classe moyenne » pour traduire l’anglais middle-class (lequel désigne, comme chacun sait, la bourgeoisie dans son ensemble).

     

    « Nous sommes seuls »

     

    Entre les deux romans, il y a la guerre, qu’on sent se profiler à l’horizon du dernier paru, lequel est aussi le premier dans le temps : certains des personnages sont des pacifistes militants, d’autres s’efforcent de venir en aide aux juifs allemands, d’autres encore trouvent que « la persécution ne rend pas nécessairement les gens plus sympathiques ». Les préoccupations politiques ou sociales sont pourtant beaucoup moins présentes dans Divorce à l’anglaise qu’elles ne le seront dans Le Festin. Ou si elles le sont, c’est de façon plus indirecte… Alec et Betsy ne s’entendent plus. Ils décident, d’un commun accord, de divorcer. Consentement mutuel alors inhabituel, et qui se révélera une chimère lorsque la mère d’Alec, laquelle « n’aurait plus qu’à mourir si son pouvoir sur autrui lui était retiré », s’en sera mêlée, provoquant sans le vouloir le départ de son fils avec Joy, la belle jeune fille chargée de veiller sur les enfants. Suit une période de déchirements féroces, soigneusement organisés par certains « amis » et attisés par la rumeur publique.

     

    Le divorce, en fin de compte, est celui de toute une famille. La fille, Eliza, choisira son père. Kenneth, le fils, sa mère dans un premier temps. Chacun devra, que ce soit à côté des autres ou non, repartir seul vers son propre destin. Car, comme cela est indiqué à plusieurs reprises, « on ne peut jamais atteindre l’esprit de l’autre. Nous sommes seuls ».

     

    « Guirlande de silhouettes »

     

    À l’inverse du Festin, qui tirera sa densité de l’unité de lieu et de temps, ce roman-ci multiplie les décors et se déploie sur plusieurs années, à partir cependant d’une première partie-matrice pendant la période privilégiée des vacances d'été, sur les côtes, cette fois, du Pays de Galles. Chez Margaret Kennedy les choses importantes se passent en été, dans un environnement naturel qui ne se laisse jamais tout à fait oublier : falaises, montagnes dont « les failles bleues du soir envahiss[ent] les pentes », « espace léger », « crépuscule s’amass[ant] sous les arbres » entourent un ballet de personnages formant à l’occasion « une guirlande de silhouettes (…) par-dessus la crête d’une colline ».

     

    Ce sont ces personnages qui font malgré tout l’essentiel du roman. On est dans le monde de la finesse : en un jeu savant de points de vue croisés, chaque figure se dessine avec une précision saisissante. Alec écrit des livrets d’opérette à succès, ce qui laisse augurer de sa faiblesse et de son charme. Betsy, à trente-sept ans, estime n’avoir jamais connu le bonheur : « On l’en avait grugée ». Le divorce et un second mariage lui permettront de lâcher la bride à son égoïsme et à son arrivisme. Les plus jeunes, ici aussi, sont les plus clairvoyants, et surtout les plus souples et les plus ouverts au changement. Kenneth, après un épisode probablement homosexuel et indéniablement calamiteux, saura passer de sa mère à son père pour se libérer progressivement des influences. Son ami Mark, d’abord imbus de lui-même, puis révolté contre l’ordre social, trouvera son salut dans le contact avec autrui au sein de l’armée. À la grande surprise d’Eliza.

     

    « Visage légendaire »

     

    C’est peut-être en fin de compte surtout l’histoire de cette jeune fille en train de devenir femme que nous conte Margaret Kennedy, composant un admirable portrait d’adolescente comme savent en tracer les romanciers britanniques. On la connaîtra « grosse », « sincère » et « optimiste » au sortir de l’enfance. Puis sûre d’elle et ravie de penser que « deux foyers dépend[ent] de son bon sens et de son égalité d’âme ». C’est seulement sous l’effet de son attirance pour Mark qu’elle s’ouvrira à autrui en découvrant l’amour.

     

    La dimension morale, qui caractérise l’univers de l’écrivaine anglaise, est bien là. On accède à soi et à son propre équilibre en se défaisant de l’égocentrisme, des préjugés et, surtout, de la domination des autres – de celle qu’on exerce comme de celle qu’on subit. C’est cela que devront apprendre, dans ce qui ressemble à un vaste roman d’éducation, tous les héros, à commencer, encore une fois, par les plus jeunes. De leur aspiration à vivre, de leur abandon à un désir libéré du narcissisme, Margaret Kennedy tire, par la grâce de quelques scènes au lyrisme discret, des moments d’authentique émotion. Ainsi de la très belle réconciliation qui, vers la fin du roman, rapproche définitivement Eliza et Mark sur fond de Schumann. Voyant un peu plus tard passer sa fille, Alec, non sans nostalgie, reconnaît « ce visage légendaire du bonheur, tourné vers le ciel serein »…

     

    P. A.

     

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  • www.rhapsody.frJoseph d’Anvers, me dit-on, est né en 1980, est auteur-compositeur-interprète et a déjà publié deux autres romans. Son héros-narrateur a quelques années de plus, puisqu’il est en classe terminale lorsque meurt Kurt Cobain (1). La première phrase du roman annonce cette mort en pastichant Camus : « Aujourd’hui, Kurt Cobain est mort ». À la dernière seulement, on apprendra le nom du héros, et c’est Victor. Jolies idées, qui inscrivent d’emblée dans la tradition du roman d’éducation un joli petit livre, dont tout le monde aura compris que son principal et même son seul sujet tient en un mot : l’adolescence.

     

    Chacun connaît mon intérêt pour le thème. Un de ses aspects fascinants réside dans les permanences qui s’y manifestent par-delà tous les marqueurs d’époque. Les références musicales qui abondent dans Un garçon ordinaire ne sont pas les miennes, quand il est question de Sonic Youth, Dinosaur Jr. ou « Pixies et consorts », je me demande qui sont ces personnes. Les jeunes gens de Joseph d’Anvers, contrairement à ceux de mon adolescence à moi, ne font pas de politique, ils n’ont pas non plus d’intérêt pour la philo ou la littérature. Les seuls livres qu’il leur arrive (parfois) d’ouvrir sont leurs livres de classe – sans qu’on puisse incriminer la technologie, puisqu’ils n’ont pas encore de téléphone portable ou d’ordinateur.

     

    « Presque vieux »

     

    Mais ça ne m’empêche pas de m’y retrouver, comme le fera quiconque aura lui-même été un jour un adolescent digne de ce nom. Victor écrit « à la va-vite dans [son] agenda » des phrases où « tout s’imbrique parfaitement », « les mots coulent, jaillissent, au fil des accords [qu’il] égraine ». Des mots que Joseph d’Anvers se garde, autre bonne idée, de nous faire partager, mais on imagine… Son personnage a la nostalgie anticipée chère à son âge, voire un peu plus. Car ce n’est justement pas « un garçon ordinaire ». Qui en est un, à dix-huit ans ? Victor « perçoi[t] clairement » chez ses camarades des sentiments que ceux-ci « s’efforc[ent] de dissimuler ». Quand il est parmi eux, « un flash de lucidité » vient souvent lui révéler la fragilité du moment qui passe. Il lui arrive même de se sentir « usé, désabusé, presque vieux », quel ado n’est passé par là ?

     

    Notre ami, c’est aussi de son âge, vit sous la tyrannie de l’imagination. Quand il joue de la guitare, il « par[t] », et des « scènes », des « visions » lui dictent les paroles. « J’erre quelque part sur la côte Ouest américaine (…) dans ces contrées pluvieuses entre Portland et Seattle »… Qu’est-ce qui lui arrive pour de bon, à part ça ? Peu de chose. C’est l’année du bac, dont le rituel clôt le livre. Victor se découvre auteur-compositeur-interprète, il se décide enfin à sortir, comme on dit, avec Alice, lui et ses potes s’embrouillent avec les « skateurs », un copain se fait renvoyer du lycée pour cause de bagarre à la cantine et disparaît. C’est la tragédie de l’année : « Mon pote, mon frère, mon alter ego, ton silence est une déchirure. Ton absence, une béance ».

     

    Pastellisation

     

    On ne peut pas s’attendre à ce que Victor prenne de vraies distances par rapport au sujet, mais l’auteur lui-même n’a pas l’air d’en prendre beaucoup. On dirait un peu un livre sur l’adolescence écrit pour des adolescents par un ado. Et les discours, comme les bons sentiments, sont toujours prêts à se donner carrière. Le copain Karim « ne part clairement pas avec les mêmes conditions dans la vie » ; c’est triste. « Il y a toujours, entre les enseignants et [leurs élèves], un peu plus que les théorèmes, les textes classiques (…) ou le système nerveux des grenouilles » ; c’est gentil. Au fond, « seuls les bras d’une mère comptent »… Quel bon gars, Victor !

     

    Tout ça, cependant, fautes de vocabulaire et de syntaxe incluses, a le mérite de la cohérence. Et l’intérêt du livre est peut-être dans sa manière de coller, presque maniaquement, à son propos. L’extrême minceur d’une intrigue vite résumée (« Un pote manque à l’appel, une fille m’embrasse, et je suis perdu ») est un atout. Car ce qu’il y a de mieux, ce sont les vides, les blancs, les moments creux, voués à cet ennui mélancolique et complaisant si propre à l’âge dont il s’agit. Le récit aime s’attarder sur « ces longues minutes suspendues (…), comme si la vie était en pause », quand « tout s’estompe, se pastellise ». « Le soleil décline à l’horizon. Des parfums de lilas, de vase et de bois mouillé flottent dans l’air (…), on se rassied dans l’herbe »… C’est aussi, et peut-être d’abord, cela, l’adolescence. Quelle que soit l’époque.

     

    P. A.

     

    (1) Le 5 avril 1994, comme chacun sait…

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