• L’Homme apprivoisé, Horacio Castellanos Moya, traduit de l’espagnol par René Solis (Métailié)

    jardinsdeverone.comComment s’étonner que son grand sujet soit l’exil ? En 1979, à vingt-deux ans, Horacio Castellanos Moya a quitté le Salvador pour ne pratiquement plus y retourner, et vivre dans différents autres pays tout en écrivant et publiant des romans, dont huit sont déjà parus en français chez le même éditeur.

     

    Son héros a avec lui quelques points communs : la scolarité chez les maristes à San Salvador, la pratique occasionnelle du journalisme… Quand nous faisons la connaissance de cet Ernesto de cinquante et un ans, il est déjà en Suède et il vit avec Josefin. Tous deux se sont rencontrés dans le Wisconsin, où notre homme était chargé de cours dans un college. Mais il a été faussement accusé d’abus sexuels par une jeune Guatémaltèque qui cherchait à le faire chanter avec l’aide de son bandit de frère. Ernesto a beau avoir été innocenté, impossible désormais d’enseigner aux États-Unis. Sans compter l’état psychique dans lequel cette aventure l’a plongé. C’est pendant son séjour à l’hôpital qu’il fait la connaissance de Josefin, une infirmière suédoise en stage. Une liaison se noue. Elle lui propose de la suivre à Stockholm.

     

    Hors de soi

     

    La maladie d’Ernesto, désormais, « c’est l’oisiveté, la peur et la fainéantise de celui qui a perdu la boussole ». Après la frénésie sexuelle des débuts, la relation avec Josefin tend au calme plat. Ernesto vivote de traductions sur Internet, va, vient, attend Josefin. Elle assume la plus grande partie des frais, il lui prépare des petits plats. De temps en temps, il va boire (très prudemment) un verre avec d’autres Sud-Américains. Koki a été chassé du Salvador, comme Jairo de Colombie, par les maras. On apprendra, en passant, que le père d’Ernesto lui-même est mort assassiné. Les références à l’ancienne patrie se réduisent pratiquement à cela (plus quelques souvenirs érotiques). Pas d’horreur enfouie, de secret inavoué laissé derrière soi : les raisons socio-historiques de l’exil sont si bien estompées qu’il en devient un pur aspect de la condition humaine.

     

    Être exilé, c’est être loin de chez soi, évidemment, et notre héros observe avec méfiance la société suédoise avec ses « femmes politiquement correctes ». Seulement, chez soi, où est-ce ? Être exilé, en réalité, c’est être loin de soi. Depuis sa mésaventure états-unienne et l’effondrement qui a suivi, Ernesto prend quotidiennement une « pilule miraculeuse ». Plus ou moins… La « paroxétine » ne tient que difficilement à distance les fantasmes, les excès de la libido (laquelle, lors de la rencontre avec Josefin, a su « ressort[ir] avec joie et enthousiasme du coin de son cerveau où elle était cachée »), les pensées parasites auxquelles il faut « faire la chasse pour essayer de les arrêter ». « Comme si », ajoute le narrateur, « à l’intérieur de sa tête il y avait un gros rat rapide et un petit chat trébuchant au ralenti derrière lui »… Ce n’est pas un hasard si notre ami a entrepris une étude sur le (réel) poète salvadorien Roque Dalton, assassiné en 1975 par ses camarades de lutte, qui le soupçonnaient d’être un agent de la CIA. La paranoïa guette sans cesse : Ernesto évite les sites porno car « il a trop peur de tomber dans un piège » ; il a soupçonné un temps Josefin d’être « une indic chargée de le faire parler » ; il se méfie de tout comme de lui-même.

     

    Se perdre

     

    Il a souvent « l’envie (…) de ne pas être là où il est, de ne pas être celui qu’il est ». Mais qui est-il ? Où est son véritable moi ? Quand, dans des circonstances que nous ne révélerons pas, il renonce d’un coup à l’abstinence, il croit avoir « retrouvé une partie de son être antérieur ». Pourtant l’alcool libère la partie de lui qui le précipite vers la catastrophe. D’où viennent l’attrait et le caractère intensément romanesque du sujet : un homme se perd ?... Le livre de Castellanos Moya invite, comme ceux de Drieu La Rochelle et de quelques autres, à se poser cette question. Après un début où alternent aperçus du quotidien suédois et retours en arrière, le récit obéit, à mesure que le héros accumule les transgressions, se fermant ainsi toutes les issues, à un resserrement progressif, et redoutablement efficace sur le plan dramatique, du temps et de l’espace. Espace de la ville réduite à des lieux anonymes et désincarnés, cafés, rues et places arpentées comme un labyrinthe intérieur. L’écrivain salvadorien n’hésite pas à pousser jusqu’à l’humour absurde (et noir) ces vagabondages hallucinés, les sautes d’humeur de son personnage, ses rêveries érotiques dignes d’un adolescent, les scénarios ténébreux qu’il élabore.

     

    On pense, pour cet humour glacé et pour la précision distante du style, à Bove, et en particulier à son Armand : un vagabond, là aussi, une femme providentielle, un homme qui fait tout pour organiser son propre échec, la rupture, le retour à sa condition de départ. Ernesto est un Armand plus actuel, plus moderne : c’est  l’Histoire qui l’a arraché à lui-même, révélant ainsi ce qui constitue son être essentiel – et peut-être le nôtre.

     

    P. A.

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